Pour une justice juste

« Combien de citoyens blancs ont déjà été menottés pour avoir hélé un taxi ? » titrait la une d’un quotidien montréalais à l’automne 2007. Intrigué par l’accroche, croyant qu’il s’agissait d’une publicité, je commence ma lecture. Dès les premières lignes, j’éprouve un sentiment de déjà vu. Vers minuit le 18 août 2007, un jeune noir anglophone se tient sur la rue, en quête d’un taxi. Interpellé par deux patrouilleurs qui lui demandent de décliner son identité, il reçoit une contravention pour « avoir marché sur la chaussée ». Il tente de s’expliquer, arguant qu’il se tenait là afin d’être vu par un taxi, et leur demande pourquoi il doit prouver son identité. Devant son refus d’obtempérer, ce Montréalais originaire de la Grenade est menotté, pendant qu’un des deux policiers demande du renfort. Quatre autos-patrouille répondront à l’appel.

À la manière d’un mauvais film dont on connaît le dénouement dès les premières images, cet évènement suit le scénario d’une réalité quasi quotidienne pour plusieurs citadins d’origine « autre que ». Selon les lecteurs, il s’agira d’une histoire entre bons et méchants, d’une incompréhension ou d’un abus de pouvoir de la part des policiers ou en-core, d’une intervention nécessaire à la sécurité et à la qualité de vie des citoyens du quartier. Qui a tort et qui est dans son droit ? À la justice de trancher.

Des incidents qui augmentent

N’eût été de la détermination de ce résident à ne pas lâcher prise devant l’injustice ressentie, cet évènement n’aurait jamais fait les manchettes et aurait rejoint les données statistiques en matière d’infractions aux règlements municipaux. Et pourtant, sous couvert de ces infractions, on constate depuis quelques années une augmentation d’incidents mettant en cause des policiers, des agents de surveillance du métro et des citoyens issus de « minorités visibles ». Ces constatations sont le fait d’individus, de regroupements et d’organismes de défense des droits et libertés de la personne qui, preuves à l’appui, dénoncent l’usage abusif du pouvoir discrétionnaire et les pratiques de profilage racial utilisées par les représentants du maintien de l’ordre.

Des exemples ? Août 2007, une jeune Philippine de dix-sept ans reçoit une contravention pour s’être assise sur une table à pique-nique dans un parc, avant de se retrouver menottée pour « avoir refusé de s’identifier » et avoir été « insolente » envers un policier. Juin 2004, un jeune « latino » de seize ans reçoit une amende de 80 dollars pour « usage inapproprié du mobilier urbain » : il était assis sur un bloc de béton qui délimite des espaces en friche. Et cet élève de 15 ans, d’origine haïtienne, menotté, traîné sur toute la longueur d’un quai de métro, qui reçoit une amende pour « ne pas avoir en sa possession une preuve justifiant le tarif réduit », « flânerie » et « refus d’obtempérer » : il attendait une rame de métro moins achalandée. Qui a raison et qui a tort ?

Devant ces situations, le citoyen lambda – appartenant au groupe majoritaire et porteur des valeurs dominantes arguera « qu’il n’y a pas eu mort d’homme » avant d’assener « que nul n’est censé ignorer la loi qui est la même pour tous ». Dès lors, comment ne pas lire la fragmentation du discours social entre « nous » et « eux », où l’alter est appréhendé comme suspect de facto ? Comment ne pas entendre la majorité revendiquer le respect des lois et les minorités clamer justice ? Dans ces situations, le droit ne peut plus faire l’économie du contexte social, compris comme « une série de faits, de pratiques sociales, de présupposés idéologiques explicites et implicites, de normes dites extra juridiques, d’opinions, d’attitudes, de croyances et de perceptions » (GaudeaultDesBiens et Labrèche, 2008, p.227). Les pratiques « limites », comme le profilage racial, ont l’assentiment de la majorité qui, se sentant menacée, légitime sournoisement leur recours par les institutions du maintien de l’ordre ; un passage à l’acte par procuration.

Comportements inattendus

L’un des ressorts des représentants du maintien de l’ordre est l’imposition de leur autorité par l’usage de la force, plutôt que la négociation par des méthodes de gestion de conflits et de résolution de problèmes. Cette solution autoritaire, quoique de moins en moins fondée sur la force coercitive, s’inscrit dans une logique de prévention par le ciblage d’infracteurs potentiels ou par le déploiement de dispositifs d’intervention différenciés selon le groupe d’appartenance.

Deux appels, deux mesures

En réponse à un appel de service pour une introduction par effraction, huit patrouilleurs, c’est-à-dire quatre autos-patrouille, arrivent sur les lieux avec gyrophares allumés et sirènes stridentes. À peine sortis de leurs véhicules, ces policiers ont déjà leur arme de service bien en main: l’adresse civique est celle d’un organisme de bienfaisance de la communauté jamaïcaine de Montréal. Quelques jours plus tard, un appel de service, également pour une introduction par effraction, est logé au 911. Deux policiers se présentent sans précipitation, ni gyrophares, ni arme de service au poing, à l’adresse civique indiquée, dans un quartier « pure laine » et « tricoté serré » de la métropole. Même type d’appel pour un même type d’événement. Deux quartiers assez semblables, pas plus criminogènes l’un que l’autre, avec une densité de population, des revenus familiaux et une pyramide d’âge similaires, une criminalité rapportée quasi identique et un sentiment de sécurité somme toute positif. Pourtant, deux modes opératoires radicalement différents.

Le profilage racial – appellation renouvelée du délit de faciès – se fonde sur un calcul probabiliste à partir du type de délit et du profil de l’infracteur potentiel et permettrait de prévenir des actes délictueux ou criminels. Certains groupes ethniques représenteraient, plus que d’autres, un risque élevé de dangerosité. S’ajoutent à l’ethnie les facteurs de l’âge, du sexe et de la situation socio-économique. Autrement dit, les cibles les plus fréquentes des contrôles d’identités et des fouilles seraient le jeune avec une coiffure Mohawk et des jeans déchirés, le jeune noir, latino ou arabe avec des pantalons « baggy » et une casquette, ou encore, le jeune Amérindien traînant dans les rues. La Commission ontarienne des droits et libertés de la personne définit le profilage racial ainsi :

« Le profilage racial englobe toute action prise pour des questions de sûreté, sécurité, ou de protection du public qui repose sur des stéréotypes fondés sur la race, la couleur, l’ethnie, la religion, le lieu d’origine ou une combinaison de ces facteurs, plutôt que sur un soupçon raisonnable, dans le but d’isoler une personne à des fins d’examens ou de traitement particulier (…) L’âge et le sexe peuvent également avoir une incidence sur l’expérience du profilage racial (…) Le profilage racial se distingue du profilage criminel, lequel ne prend pas pour base des stéréotypes, mais se fonde sur un comportement réel ou sur des renseignements relatifs à une présumée activité délictueuse de la part d’une personne qui répond à un certain signalement. En d’autres termes, le profilage criminel diffère du profilage racial, puisque le premier découle de preuves objectives d’un comportement délictueux, tandis que le second se fonde sur des présomptions stéréotypées.1»

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec a repris cette définition en soulignant le rôle des personnes en autorité (policiers, douaniers, agents de sécurité). Ces caractéristiques du profilage racial inscrivent cette pratique dans le registre de l’arbitraire, de l’abus de pouvoir et de la discrimination, dans la mesure où il n’équivaut qu’à du harcèlement et se fonde sur des présupposés idéologiques et des représentations stéréotypées. Comment ne pas voir des situations d’inégalité et de discrimination face à ces pratiques autoritaires qui enveniment les rapports entre les groupes minoritaires et les forces de l’ordre disposant d’un pouvoir discrétionnaire ?

À ce propos, le chef du Service de Police de la Ville de Montréal reconnaît recevoir annuellement cinquante-cinq plaintes pour profilage racial ou, plus exactement, pour « comportements inattendus » de la part du personnel. Il affirme que ces comportements inattendus, loin d’être du racisme, seraient de l’incompréhension face à une culture et à des coutumes de la personne immigrante. Un peu court comme explication, d’autant plus que la quasi totalité des jeunes interpellés est née, scolarisée et socialisée ici. « Une culture et des coutumes immigrantes » ? On s’en reparlera. Aux dires du chef de police, une quarantaine de plaintes serait traitée par le Comité de déontologie policière et une quinzaine, par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Il se réfère aux seuls cas rapportés et reconnus comme tels. Qu’en est-il du fameux « trou noir de la criminalité », de ce qui n’est pas rapporté, reconnu et comptabilisé ? Certains individus interpellés ne connaissent pas leurs droits de recours. D’autres, à tort ou à raison, ne croient pas que cela en vaille la peine car ils n’ont plus confiance dans le « système ». Enfin, quelques-uns craignent des représailles. Si l’on part du principe que seulement un crime commis sur quatre est rapporté, est-ce présomptueux d’avancer qu’au moins deux cents cas de profilage racial – ou de comportements inattendus – ont lieu chaque année à Montréal ? Comment expliquer le recours à de tels agissements au sein de l’appareil d’État ?

Policer l’apparence

Les représentants du maintien de l’ordre justifient le recours à de telles pratiques par la crainte éprouvée face à des individus d’une autre « race », le sentiment d’incompétence pour transiger avec cette diversité, ainsi que la pression de la hiérarchie pour obtenir des résultats dans la lutte aux incivilités. La peur évoquée renvoie aux histoires qui circulent sur les lieux de travail au sujet de la criminalité ethnique, des revendications des groupes minoritaires pour un traitement différencié, de leur côté grégaire et de leur refus d’intégration. Cette construction stéréotypée se trouve étayée et renforcée par la couverture médiatique, qui rappelle immanquablement l’origine ethno raciale dès qu’il est question de délinquance et de criminalité.

Le sentiment de ne pas être suffisamment compétent se rattache également à l’inconfort soulevé par les policiers. Le profilage racial pallie les connaissances lacunaires dans le champ des relations interethniques et les difficultés à appliquer au quotidien les fondements d’une police urbaine de proximité, dont les principes de médiation et de résolution des problèmes. Il s’agit alors de policer l’apparence et de donner l’impression du maintien de l’ordre. Finalement, la pression de la part des supérieurs est l’expression des attentes de la population quant à sa sécurité. Elle exige des résultats dans le respect des normes prescrites et une application rigoureuse des règlements municipaux. Depuis peu, la population est entendue.

En effet, en 2004, le Service de Police de la Ville de Montréal a déposé sa politique corporative et son plan d’action de lutte aux incivilités, qu’il définit de manière floue comme des gestes parfois anodins qui perturbent l’ordre public ou qui nuisent à la jouissance de l’espace public pour l’ensemble des citoyens (SPVM, 2004). Cette politique définit trente-quatre formes d’incivilités, réparties en deux catégories : les désordres physiques et les désordres sociaux. Cela va du simple fait de jeter son mégot de cigarette sur la rue à la destruction du mobilier urbain. Alors, pourquoi interpelle-ton surtout des jeunes hommes âgés de 15 à 24 ans issus de minorités visibles ? Tous les hommes naissent égaux en droit, mais comment expliquer, par exemple, qu’un jeune noir ait trois fois plus de chances qu’un blanc du même âge d’être interpellé par la police et quatre fois plus de chances d’être reconnu coupable ? Ne sont-ils pas des citoyens à part entière ?

Un crise qui couvre

Au-delà des seuls protagonistes, le profilage racial a des effets pervers et produit des « dommages collatéraux » au moins sur deux plans au sein de la société. Tout d’abord, une image négative de délinquance se cristallise dans les représentations collectives des communautés ethnoculturelles, à commencer par les jeunes des minorités visibles, surtout quand l’évènement est repris et amplifié par les médias et suscite l’expression ouverte de préjugés, de stéréotypes et de propos xénophobes. Souvenez-vous des quatre jeunes, dont trois Montréalais d’origine haïtienne, qui ont agressé une dame âgée en marchette et lui ont volé son sac à main. Dès le surlendemain, on a retrouvé dans les rues de ce quartier un tract décrivant la communauté haïtienne comme « une communauté immorale, sans valeurs, fainéante qui, depuis son arrivée, a contribué à la dégradation de la qualité de vie du quartier et profite des avantages que lui offre la société d’accueil ». Propagande haineuse en réaction à un crime contre la personne ; opprobre anonyme envers une communauté, en réponse à un délit individuel. Deux poids, deux mesures ?

Un second dommage collatéral concerne l’institution policière et ce qu’elle représente: le système de justice. De façon générale, la police est perçue par des segments entiers des groupes « racisés » comme un adversaire responsable de tous leurs maux. Les témoignages entendus à la radio et les lettres lues dans les journaux expriment la peur à l’égard des policiers, des agents de surveillance du métro et des autres acteurs du système de justice.

« C’est un système fait par les blancs, pour les blancs… De toute façon, avec la tête que j’ai, je suis déjà coupable… Quoiqu’on fasse, nous sommes et serons toujours suspects… Quand un flic m’interpelle, je sais maintenant quoi faire ; je laisse mes mains lousses et baisse la tête, comme un chien. (…) le système juridique reflète souvent les valeurs du groupe dominant… et que certains justiciables voient dans le droit un processus qui est tout sauf neutre, puisqu’ils le tiennent, à tort ou à raison, pour systématiquement hostile ou indifférent à leurs droits ou intérêts.» (Gaudreault-DesBiens et Labrèche, 2008, p.228)

La collaboration des groupes minorisés avec les officiels du système de justice devient plus difficile, voire impossible. Il y a un réel danger, au sein de ces communautés qui ont intériorisé la fracture sociale et le discours du « nous » et « eux », de voir des individus commettre des actes délictueux. Il suffirait qu’une intervention policière tourne mal pour assister à une nouvelle irruption de violence. Personne n’a besoin de cela. Pourtant, la crise couve sous les braises de l’exclusion, la pauvreté et l’indifférence des pouvoirs publics. Prenons garde à ne pas les attiser.

Le contexte social du droit : pour une justice juste ?

Égalité et liberté formeraient, nous dit-on, le substrat de toute société véritablement démocratique ; une telle société ne saurait avaliser l’exclusion, restreindre et priver de leurs droits les minorités. Gaudreault-DesBiens et Labrèche (2008) nous rappellent le point de vue du doyen Daniel Proulx, pour qui « l’égalité n’est rien d’autre en réalité que le droit de jouir concrètement des mêmes libertés que les autres, quelle que soit la condition particulière d’une personne ou du groupe à travers lequel la société la voit et l’évalue » (p. 239). Bref, l’égalité constitue une norme au contenu spécifique et un droit fondamental consacré dans l’ordre juridique de notre démocratie. Il appartient à toutes les branches de l’État, et non aux seuls tribunaux, d’assumer leur responsabilité dans sa mise en œuvre. De ce point de vue, il est pour le moins surprenant qu’un des bras de l’État – l’institution policière, en l’occurrence – déroge à ces principes en tolérant ou justifiant la pratique du profilage racial. Comment expliquer que cette institution ne se sente pas soumise aux mêmes obligations et devoirs démocratiques, en ne reconnaissant pas la liberté de circulation, ni l’égalité de traitement à des jeunes issus de l’immigration ou appartenant à une minorité visible ?

Le profilage racial procède de croyances, d’opinions, d’attitudes et de présupposés idéologiques projetés sur des individus, à commencer par les jeunes des minorités visibles, au nom de dérogations au code de procédures pénales et d’infractions aux règlements municipaux. Comme l’image réfléchie par le miroir, le contexte social s’appuie aussi sur les prémisses que sont les présupposés idéologiques, croyances, opinions et attitudes. Puisque le droit n’est pas neutre, « qu’il se fonde sur l’expérience et constitue une expérience » (Idem., p. 227), pourquoi ne pas concevoir cette non neutralité comme point d’appui pour prendre fait et cause en faveur des discriminés ? Peuton imaginer plus belle occasion que de considérer le contexte social comme un levier pour concrétiser l’impératif d’égalité des individus, adapter la pratique usuelle et revisiter les habitus culturels du droit érigés sur la preuve, les faits et l’évidence ?

Il y a urgence. Urgence de réaffirmer haut et fort les principes d’égalité et de liberté comme substrat de notre société démocratique. Urgence, pour les institutions du maintien de l’ordre et les tribunaux, de réformer en profondeur leur culture professionnelle et de mettre fin aux pratiques de profilage racial. Urgence de rebâtir la confiance des minorités visibles et de leurs jeunes envers l’institution de la justice et de démontrer que cette institution traite chaque citoyen en toute équité, indépendamment de son origine ethnique, culturelle ou religieuse. Enfin, il y a urgence, car la pérennité de nos valeurs et institutions démocratiques est en cause.

Notes

1. Voir le site de la Commission ontarienne des droits de la personne à l’adresse suivante : www.ohrc.on.ca/fr/resources/factsheets/ FRwhatisracialprofiling

Références

Gaudreault-Desbiens, J.-F. et D. Labrèche (2008), «Le contexte social du droit dans le Québec contemporain », dans Barreau du Québec , Éthique, déontologie et pratique professionnelle, Éditions Yvon Blais, Collection de droit, Cowansville, 1, 219-244.

SPVM (2004). Plan d’action corporatif 2004 du SPVM, Division Planification stratégique et budgétaire, Montréal.