Art invisible

Le temps rétrécit sans cesse. Le passé était à peine hier que demain n’existe pratiquement plus. C’est l’instant qui domine. Internet est sans doute l’illustration la plus convaincante de cette compression du temps et de l’espace qui donne à voir, en un instant, l’expression des inquiétudes les plus profondes dans lesquelles se superposent d’innombrables vérités, illusions et détournements. C’est au cœur même de ce magma virtuel, mais combien réel, que Dominic Gagnon a réalisé le film DATA (2010). Ce film ne cherche pas à démêler l’écheveau du monde ; il montre, tel quel et en temps réel, la fabrication du temps présent dans lequel l’art s’approprie entièrement le monde du travail comme lieu d’expérimentation.

Qui est Dominic Gagnon, fondateur du collectif invisible Au travail/At Work ? On le présente comme cinéaste, inventeur, musicien et performateur.1 Présent sur la scène locale et internationale, il considère le cinéma comme une technique capable de mesurer l’immensurable. Entre autres projets, au début des années 2000, il réalise ISO 2002, qui raconte le déclin de l’économie mondiale et The Making of a Cobra, qui traite du problème de la violence et de la crise identitaire chez les jeunes garçons. En 2007, il porte son regard sur l’itinérance, la vie à la rue et la marginalité avec Haute Vitesse, dans lequel il cède la parole à un citoyen itinérant qui décrit le monde, en passant par le mysticisme, la science et la technique, la mondialisation, la consommation et la justice. En 2008, lors de l’annonce imminente de la crise économique mondiale, il filme sans relâche, directement sur Internet, des individus solitaires ou membres de groupuscules extrémistes, anarchistes et utopistes qui, sur des sites web éphémères, particulièrement aux États-Unis, annoncent littéralement la destruction de l’homme dans le versant le plus apocalyptique que l’on puisse imaginer.2 Il s’agit de R.I.P. in Pieces America.

Arrive DATA en 2010, une incursion documentariste directe dans le collectif Au travail/At work. Ce collectif compte plusieurs centaines de membres à travers le monde. Art illégal, diversion, sabotage et détournement sont les formes d’expression que privilégient  les « At-workers » à notre époque de crise générale. Qu’arrive-t-il lorsque les produits ne valent plus rien ? Que se passe-t-il dans l’entrepôt ? En utilisant, détournant ou en pliant à leurs propres fins les moyens culturels et technologiques de leurs employeurs, les « At-workers » refusent certaines conditions de travail aliénantes.

Chorégraphies3

Les valeurs partagées dans le collectif sont immatérielles. Homme avec masque. Hommes coursant avec des chariots électriques. Homme faisant des figures avec un chariot élévateur. Toute personne ayant eu un emploi un jour a rêvé de faire autre chose. Juste envie de vivre au lieu d’être soumis aux conditions dégradantes du travail. Un ballet de chariots électriques dans un entrepôt. Homme effectuant, suspendu à la flèche d’un bélier mécanique, des vrilles au dessus du sol dans le vide. Des pompiers, des enseignantes, un homme avec un masque en papier d’aluminium. Est-ce que l’art est critique ? Est-ce que l’art résiste à l’économie ? Homme se lançant dans des amas de carton. Être résistant, ce n’est pas suffisant. Transformer les lieux de travail en laboratoire. Un homme qui avait pour tâche de transporter des œuvres d’art d’un musée à l’autre s’arrêtait sur son trajet pour sortir les œuvres et les photographier dans des endroits inédits pour ensuite les réemballer et poursuivre sa course sans en glisser mot à personne. Personne ne pouvait se douter de ce qu’il faisait. Savons-nous ce que nous faisons durant notre temps de travail ? Un autre homme récupérait les scènes ratées de films pornos pour en faire des films non érotiques. Détournements, revirements et contournements. Prises et appropriations de l’espace de travail.

Hommes qui sautent et enjambent des bureaux comme s’il s’agissait du 110 mètres haies aux olympiques. Il suffit de bouger une lettre dans un mot ou de modifier un mot dans la parole pour que tout bascule. Nous craignons au plus profond de soi ce risque. Et si nous l’osions, imaginer comment la surface de jeu pourrait être différente. Un ingénieur du son mettait à la disposition d’employés de tours à bureaux son matériel pour que des travailleurs et des travailleuses viennent se purger émotionnellement : « Je suis une femme de 51 ans, secrétaire juridique, je suis frustrée lorsque le patron me demande de mettre du papier dans la photocopieuse alors qu’il est capable de le faire lui-même. » Un traducteur travaillant pour une revue d’art traduisait des mots par leur contraire. Au lieu d’écrire blanc, il écrivait noir. Au lieu d’écrire beau, il écrivait laid. Au lieu d’écrire grand, il écrivait petit. À la publication du texte, personne n’a rien relevé. À cinq heures du matin, les éboueurs dans la rue exécutent de magnifiques « balais » très bien chorégraphiés.

DATA, art invisible. Le Collectif At Work s’érige contre la soumission du salarié. L’idée est d’introduire des gestes qui dévalorisent le monde de l’art pour les intégrer dans le monde du travail dans le but de révéler les possibilités créatives. Immergés dans divers secteurs de l’économie, les membres de ce collectif dessinent les figures possibles d’une nouvelle forme d’engagement social et artistique. La victoire du néo-capitalisme devient totale et c’est précisément pour cette raison que résister à son emprise sur nos vies devient de plus en plus éloquent. Manifeste, documentaire, pamphlet, appel à la désobéissance ou fable, DATA attaque les institutions mais ne souhaite pas leur abolition, discute de liberté et non de libération, propose l’autonomie mais sans séparation.  Il s’agit d’un collectif qui ne se rencontre jamais, d’un groupe qui œuvre dans l’anonymat et qui jouit malgré tout d’une grande visibilité.

Si vous aimez le cinéma qui se situe hors des sentiers battus, si vous portez attention au monde du travail et aux capacités inventives et créatives d’hommes et de femmes, si vous êtes curieux et curieuses jaunes, rouges, blanches ou translucides, DATA est un documentaire pour vous.

Notes

1 : Source : http://zlatanov.tripod.com/. http://www.rvcq.com/archive/popup.f/bio/2/2490.html

2 : « I was watching videos on Internet and I noticed that some were flagged because of their content. As they were disappearing from the free access sites, I began to save and edit them. » (D.G.) Source : http://www.cinemadureel.org/article3617.html

3 : Ce court essai/erreur est écrit dans le respect de la chronologie du film en plus de s’harmoniser au rythme du montage et de la musique, des textes vus et des mots dits.