Conditions de travail, justice, immigration : respect et résistance

L’article qui suit a été produit à partir de résultats d’un projet de recherche réalisé en collaboration avec le Centre des travailleurs immigrés. Cette recherche vise à documenter les expériences de travailleurs immigrés dans différents lieux de travail. Elle est fondée sur une cinquantaine d’entrevues avec des travailleurs immigrés réalisées entre 2004 et 2006, au cours desquelles les participants ont été invités à « dire la vérité » sur ce qu’ils vivent. La période de temps passée depuis leur arrivée au Canada varie de 2 à 20 ans. Les thèmes et enjeux soulevés par cette recherche ont été traités dans Fight Back : Workplace Justice for Immigrants (Aziz Choudry, Jill Hanley, Steve Jordan, Eric Shragge, Martha Stiegman, Fernwood Books, 2009).

Ahmed, 39 ans, est venu au Canada de l’Algérie, où il a été un biologiste et un écologiste reconnu. Sa femme travaillait au ministère algérien des pêches. Ils ont tout abandonné pour venir au Canada à la recherche d’un pays plus paisible. Avec son parcours professionnel, il a été accepté facilement comme immigrant dans le système de pointage canadien, mais cela n’impliquait pas qu’un emploi dans son domaine serait facile à trouver. Ahmed a commencé par chercher des emplois pour lesquels il se sentait qualifié : « J’étais prêt à quitter Montréal pour travailler comme océanographe. J’ai appliqué partout. On n’a jamais retourné mes appels (…) L’agente d’emploi m’a dit, ‘Vous voulez travailler comme océanographe ? Allez à cette adresse dans le Vieux Port’. J’y suis allé et on m’a dit qu’ils étaient à la recherche de capitaines de navire. Soit elle n’a pas pris le temps pour savoir ce qu’ ‘océanographe’ veut dire, soit elle m’a pris pour un imbécile ».

L’agente l’a par la suite dirigé vers un organisme communautaire fournissant des services aux immigrants, où il a suivi un cours de trois semaines sur la recherche d’emploi : « Ils nous disaient que nous ne devions pas nous dévaloriser, que nous devions mettre en valeur nos compétences et expériences et que nous devions demander un niveau de rémunération qui est le reflet de notre valeur. J’ai vite appris que ce n’est pas comme ça que ça marche ici… Si j’avais suivi leurs conseils, je n’aurais jamais trouvé un emploi… J’ai enlevé mon diplôme universitaire de mon cv… Il faut comprendre que les employeurs veulent sauver de l’argent. Ils ne veulent pas reconnaître les qualifications des immigrants et être obligés de payer le salaire qui y correspond. »

« Pendant dix mois, j’ai suivi un cours intensif, Attestation d’études collégiales – un cours pour immigrants donnant des équivalents qui permettent de travailler comme technicien de laboratoire. Il y avait des personnes avec des maîtrises et des doctorats en chimie dans le cours. On nous a appris les connaissances de base en chimie et en biologie s’équivalant à ce qu’on peut apprendre à l’école secondaire. Les responsables du cours nous ont promis de trouver des emplois bien payés dans différents champs d’application technique, mais il s’agit de publicité trompeuse ». À sa grande frustration, Ahmed n’a pas été aidé dans sa recherche d’un emploi. « J’ai appris par expérience… Il faut passer par chacune des compagnies en faisant du porte-à-porte ».

Ahmed sait qu’il n’est pas le seul immigrant surqualifié ayant de la difficulté à se trouver un emploi : « tous les immigrants que je connais sont dans la même situation ». Considérant que le gouvernement exige beaucoup de qualifications dans la sélection des immigrants, il conclut qu’il doit s’agir d’une façon de protéger les diplômés et le système d’éducation du Québec : « Je pense qu’on cherche à protéger les universités, à les empêcher de perdre leurs parts du marché ». Ahmed a finalement trouvé un emploi comme technicien de laboratoire. Il travaille sur le quart de nuit de 22 h à 7 h. « Personne là-bas n’a autant de qualifications que moi, ils n’ont que le secondaire V ». Ses employeurs ont réalisé qu’Ahmed est plus qualifié qu’il ne le laissait croire en constatant la qualité de son travail et le rôle de leader qu’il joue dans le laboratoire. Même si ses qualifications sont maintenant reconnues, cela ne se traduit pas sous la forme de responsabilités officielles ou d’un salaire plus élevé et Ahmed ne les demande pas non plus. « Je ne pourrais jamais demander cela. Jamais. Jamais. Tout est tellement compétitif. Si je demandais cela, je perdrais mon travail et je serais à la rue. Je ne pourrais pas faire cela. Je serais marqué à tout jamais. Je ne trouverais jamais un autre emploi. » Après deux ans de chômage, il est content d’avoir trouvé un emploi. « Il faut avoir beaucoup de courage et de foi pour passer à travers quand on est au chômage – vivre sur le chômage à Montréal est si dur ».

Migration : contexte et conséquences

Un enjeu important auquel sont confrontés la plupart des pays aujourd’hui est celui des migrations. Deux facteurs combinés contribuent à l’importance de ce phénomène : le déplacement de personnes en provenance des pays du Sud et la demande pour une main-d’œuvre à bon marché dans le Nord. Dans les pays du Sud, des dynamiques semblables existent avec les déplacements de personnes vers des pays où le capitalisme est plus développé (comme dans le cas des Indonésiens travaillant à Taïwan). Ces éléments sont liés à la restructuration actuelle du capitalisme, avec le virage vers des formes de commerce et d’investissement moins réglementées, la réduction du pouvoir de la classe ouvrière à travers la législation et la « libération » du marché de l’« ingérence étatique ». Au Canada et ailleurs, si on utilise la terminologie marxiste, ces migrations et déplacements créent une énorme « armée de réserve » qui est en compétition pour les emplois disponibles et devient en conséquence un bassin de cheap labour relativement facile à discipliner. Un nombre considérable de travailleurs font ainsi face à de la concurrence et ont peu de protections sur le marché du travail. Un autre aspect économique de ce processus consiste en des envois d’argent qui jouent un rôle important pour assurer le bien-être des membres de la famille restés au pays d’origine, ainsi que pour l’économie générale de ces pays.

Il y a un mythe au Canada selon lequel les immigrants connaîtraient une mobilité ascendante. Peu de données sous-tendent une telle hypothèse. Dans un document publié en 2007 portant sur le bien-être économique des familles immigrantes, Statistiques Canada n’a constaté aucune amélioration dans la situation économique des nouveaux immigrants au Canada au début du XXIème siècle. Pourtant, ces immigrants ont un niveau de scolarité beaucoup plus élevé et se trouvent davantage dans la catégorie d’immigrants qualifiés que dix ans plus tôt. Le rapport prend en considération leur situation économique depuis 2000, la prévalence de conditions salariales jugées « chroniquement » basses et l’impact sur leur bien-être économique, de changements au niveau de la scolarité et des qualifications depuis 1993. En 2002, les taux de bas revenu parmi les immigrants pendant leur première année complète de résidence au Canada étaient 3,5 fois plus élevés que ceux de la population née au pays. En 2004, ces taux étaient légèrement plus bas, étant 3,2 fois plus élevés. L’augmentation des taux de bas revenu se trouve surtout parmi les immigrants qui sont au pays depuis un ou deux ans, ce qui suggère de plus grandes difficultés d’adaptation depuis les années 2000. L’augmentation considérable des niveaux de scolarité des nouveaux immigrants et le fait qu’ils soient davantage concentrés dans la catégorie d’immigrants qualifiés, ont ainsi peu d’impact sur leurs chances de se trouver avec un niveau de revenu décent (Statistiques Canada, 2006). On s’attendrait à davantage de différences en termes de résultats en fonction du niveau de scolarité.

De plus, l’avantage que détenaient, au début des années 1990, les personnes avec un plus haut niveau de scolarité a été réduit avant 2000, étant donné leur augmentation en termes de nombre, mais aussi la dégradation des conditions économiques dans le secteur de la technologie (Picot, Hou et Coulombe, 2006). Selon une étude effectuée par le Forum régional sur le développement social (2007), les immigrants les plus récemment arrivés à Montréal sont ceux qui ont le plus grand risque de se retrouver dans la pauvreté. D’après les données du recensement de 2001, 47,5% de ce groupe vit en-dessous du seuil de faible revenu et même après 10 ans de résidence au Canada, 40% vit toujours en-dessous de ce seuil.

Double langage

À la lumière de ces statistiques et sur la base des informations fournies par les personnes interviewées, nous nous sommes servis du concept d’« apprentissage à rebours » afin de décrire le devenir d’un travailleur immigrant. Ce concept fait référence à l’acceptation des dures conditions économiques et au manque de possibilités d’amélioration et d’adaptation. Ces immigrants ont dû apprendre à naviguer face au double langage du système canadien d’immigration, qui recrute des personnes hautement éduquées et qualifiées afin de combler des postes au bas de l’échelle sur le marché du travail. Ces immigrants doivent apprendre à « désapprendre » et à nier leur statut ainsi que leur éducation, à cacher leurs « sur-qualifications » et à s’adapter aux conditions prévalant aux plus bas échelons de ce marché. Les travailleurs immigrants arrivent dans une situation où leurs choix sont restreints. Souvent, ils quittent leur pays d’origine dans des circonstances désespérées, soit en raison de difficultés économiques ou politiques. Ils portent aussi des responsabilités pour les familles qu’ils ont laissées derrière eux. Quelques-uns résistent, mais plusieurs finissent par accepter que leurs rêves de ce que le Canada pouvait leur offrir ne sont que… des rêves. S’adapter aux réalités peut signifier réduire les attentes et tenter de survivre avec ce que leur fournit leur travail. « Apprendre à rebours » se réfère au processus de « perte », d’abandon de l’espoir, à la nécessité de se départir de ce qu’on a, à la réduction de sa valeur, son identité et son statut social qui, auparavant, étaient « moi », mais qui ne le sont plus. Le quotidien des travailleurs immigrants exige qu’ils apprennent comment survivre en vivant la déception, les bas revenus et l’instabilité. Le défi est d’apprendre à « travailler dur et rester en emploi », quelle que soit la qualité de ce dernier et de maintenir au plus bas les attentes afin d’accepter ce qui est offert. Devenir un travailleur immigré veut dire en partie « désapprendre » son statut et son identité préexistants afin de « redéfinir le soi » en tant que « ressource renouvelable » plutôt qu’en tant qu’« être humain ». Il s’agit d’apprendre à naviguer à travers le double langage de la vie publique, à craindre les patrons, à taire ses droits, à accepter des possibilités d’action limitées.

Apprentissages

Les travailleurs ne sont pas nécessairement passifs face à ces conditions. On peut apprendre que l’injustice sociale existe et qu’on peut résister à travers l’action en demandant du respect en tant qu’être humain. Dans son étude sur les travailleuses domestiques d’origine philippine, Parreñas (2001) décrit les tentatives des femmes de résister ou de négocier, en essayant d’éliminer ou de mitiger les effets de leurs déracinements multiples et quotidiens. L’adaptation est la réponse habituelle à la situation à laquelle font face les nouveaux arrivants dans un pays, même quand il s’agit de conditions de travail fondées sur l’exploitation et qui ne risquent pas de changer.

Un élément clé de la résistance est l’apprentissage ; en fait, résister, c’est apprendre. Selon Maitra et Shan (2007), il y a deux types d’apprentissage dans lesquels adaptation et résistance sont mises en parallèle. Dans le premier cas, l’apprentissage « conformiste » est un apprentissage soumis aux attentes et aux exigences du milieu du travail, telles que définies par les employeurs. Ce type d’apprentissage veut dire « passer à travers », « garder son emploi » à tout prix et s’articule généralement au besoin des employeurs de maximiser leurs profits. Le deuxième type d’apprentissage est « transgressif » : on apprend à exercer ses droits, à questionner et à transformer des situations de travail fondées sur l’exploitation, à élargir l’univers des possibles afin d’améliorer ses conditions de vie. Mais quels sont les facteurs qui mènent vers l’apprentissage conformiste ? Quels sont les liens entre les contextes plus larges et plus immédiats dans la genèse des situations et des choix ? Comme nous l’avons suggéré, les gens subissent des pressions énormes pour s’adapter à des conditions difficiles parce qu’ils ont peu de possibilités.

Résistance

Quelles sont les conditions qui ouvrent sur l’action ? Quels sont les rapports sociaux, les contextes et les circonstances qui aident les gens à passer d’un mode d’apprentissage visant l’adaptation, à l’autre qui soutient la résistance ? Plusieurs facteurs sont pertinents dans une discussion sur ce dernier type d’apprentissage. Une dimension importante est de travailler délibérément à la construction de formes collectives d’action et de prise de conscience. Comme notre recherche le démontre, la reconstitution de rapports sociaux et politiques par le biais d’institutions comme les organismes communautaires ou les associations religieuses (telles les églises) semble centrale dans ce processus. Selon nos résultats, pour beaucoup d’immigrants, le Canada n’est pas accueillant. Ils doivent surmonter un ensemble d’obstacles avant de s’établir – obstacles qui peuvent continuer à avoir un effet négatif pendant de longues années après leur arrivée au pays. Remettre en question ces obstacles et barrières sur le plan individuel donne peu de résultats. Cependant, construire des formes de solidarité collective, formellement ou informellement, peut servir comme un contrepoids puissant contre les environnements de travail marqués par l’exploitation dans lesquels se trouvent les groupes minoritaires. Que ce soit dans une organisation communautaire, comme le Centre des travailleurs immigrés qui a collaboré à la réalisation du projet qui fait l’objet de ce texte, ou dans une église du voisinage, ces travailleurs semblent activement engagés dans des formes de résistance.

Nous avons aussi appris des leçons importantes au cours de notre exploration des modes d’action développés par les travailleurs immigrés, qu’ils soient individuels ou collectifs, à découvert ou souterrains. Ce dernier mode constitue probablement la forme de lutte la plus facile à entreprendre pour un groupe soumis au genre de pressions que subissent les travailleurs immigrés (envoi de montants d’argent vers le pays d’origine, compétition sur le marché du travail, incertitude quant à leur statut d’immigrant et leur permanence). Les initiatives souterraines visant le maintien de la dignité des personnes doivent être reconnues comme centrales dans leurs efforts pour conserver leur estime de soi, tout en protégeant leurs emplois et leur statut d’immigrant. Dans la plupart des cas où des personnes passent à l’action pour améliorer leurs conditions de travail, nous avons pu constater que l’intérêt personnel est un facteur motivant lors de la première étape d’une démarche qui peut mener vers l’action collective pour les droits du groupe. Dans cette perspective, soutenir des revendications individuelles peut être considéré comme une façon pour des travailleurs de se connecter sur une action plus large. Un travailleur qui a réussi à faire augmenter son salaire pour le travail en temps supplémentaire, peut se sentir plus confiant dans ses tentatives à encourager ses collègues de travail à faire la même chose. Des cas de revendication individuelle sont aussi des sources précieuses d’information pour alimenter des campagnes pour le changement des politiques. La précarité extrême de ce type de main-d’œuvre est une autre considération dont il faut tenir compte. Quand les enjeux liés à l’emploi sont si importants, les travailleurs immigrés sont susceptibles d’être hautement méfiants à l’égard d’organisateurs et peu enclins à prendre des risques pour défendre leurs droits. Un enjeu supplémentaire est que la plupart des stratégies organisationnelles présument un engagement à long terme, tandis que plusieurs de ces personnes n’ont que des visas temporaires.

La demande d’être traité avec respect sous-tend les actions entreprises et traverse les entrevues. La demande de respect est au cœur de la résistance. Mandel se sert du terme « dignité » comme nous nous servons de celui de « respect » : « la dignité est un bon point de départ. Un travailleur ou une travailleuse qui se respecte n’est peut-être pas dans la position de se débarrasser de l’oppression, mais au moins il ou elle ne l’intériorisera pas » (2004 : 272).1 Les migrations internationales contribuent à créer un bassin imposant de travailleurs vulnérables à l’intérieur de la société canadienne. Ces derniers continueront à s’adapter aux dures conditions auxquelles ils font face parce que les enjeux pour eux sont importants. Des moments de résistance et des groupes comme le Centre des travailleurs immigrés continuent à éduquer et à organiser les travailleurs immigrés afin de réaliser la justice économique et sociale.2

Notes

  1. “Dignity is a good starting point. A worker who respects his or herself may not be a position to throw off oppression but he or she will at least not internalize it.”
  2. Cet article, écrit pour la Revue du CREMIS, a été traduit de l’anglais par Christopher McAll.

Références

Maitra, S. et H. Shan (2007). “Transgressive vs Conformative : Immigrant Women Learning at Contingent Work”, Journal of Workplace Learning, 19(5) : 286-295.

Mandel, D. (2004). Labour After Communism, Montreal, Black Rose Books.

Parreñas, R. (2001). Servants of Globalization : Women, Migration and Domestic Work, Stanford, CA, Stanford University Press.

Picot, G., Hou, F. et S. Coulombe (January 2007). Chronic Low Income and Low-Income Dynamics Among Recent Immigrants, Statistics Canada, Catalogue No. 11F0019MIE, No.294.

Statistics Canada (2006). Longitudinal Survey of Immigrants to Canada : A regional perspective of the Labour Market Experiences 2003.