Enquête dans la pauvreté ouvrière : les mots pour se penser

Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière (2011) est un journal de terrain à deux voix qui plonge le lecteur dans des scènes brutes, des interractions, des remarques en marge, des moments de repli au domicile et dans « les cultures populaires » d’où jaillissent des envolées subjectives et partagées.

L’ouvrage est écrit au « je », car observer, écrire ce qu’on a observé, c’est aussi se raconter un peu. Qu’on pense à Rabinow avec Un ethnologue au Maroc (1988), à Michel Pialoux qui, avec Christian Corouge, un ouvrier de Peugeot, s’exposent à plein dans un dialogue (2011), que l’on suive attentivement Robert Linhart, Richard Hoggart ou Oscar Lewis, cette posture, disons phénoménologique, permet de débusquer des perceptions, une somme d’attitudes et de pensées tenues en réserve et qui, enfin, apparaissent. C’est bien l’engagement personnel de ces auteurs avec leur propre biographie, qui permet d’accéder à une couche de réalité difficilement accessible autrement.

Contre ces derniers, quelques contradicteurs jettent l’anathème : « Tout cela, c’est de l’impressionnisme! ». C’est pour nous bon signe, c’est qu’on est dans la bonne voie, car c’est bien le « je » biographique qui perçoit des choses. Par exemple, dans l’intermède du cimetière, nous accompagnons cette femme visiter sa sœur morte dans un commissariat de police. C’est un moment unique où nous accédons à un pacte d’honneur (« Je m’occuperai de ton fils, je l’adopterai, t’en fais pas »). Si nous n’avions pas cette histoire personnelle, nous ne serions jamais allés au cimetière, prétextant que c’était hors champ, hors sujet.

Il y a donc un « je », un choix personnel et professionnel. Écouter ceux que l’on n’entend pas, trouver des proximités qui permettent d’entendre, se familiariser avec des subalternes, nouer des relations personnelles, dans le sens d’engageantes, c’est ce que nous faisons depuis que nous avons 25 ans dans des espaces économiquement pauvres.

Le noyau de la mémoire

La mémoire, dans ce retour sur enquête, joue un rôle important, car elle est toujours une mémoire partagée. Les histoires vécues des uns sont enchevêtrées dans les histoires des autres. Pourtant, à chaque avancée biographique, chacun cherchera les fragments dont il aura besoin. Car, sur un parcours de 30 ans, on peut tracer plusieurs itinéraires, plusieurs trames, et tout dépend du point d’arrivée où nous sommes, comme si le présent était une conclusion.

Pour l’ethnographe, accéder à ce que pense telle personne (aujourd’hui) détermine le rappel des événements passés à ordonner. L’appropriation de son passé dépend de son « aujourd’hui ». Si une famille vous reçoit dans son pavillon flambant neuf, elle verra l’habitat insalubre de sa jeunesse comme un entracte ; si nous sommes dans une baraque en bois, la mémoire de l’insalubrité passée sera très vive. La façon de se réfléchir dans un passé dépend de ce présent.

Nous avons écrit à partir des histoires racontées par les gens, car nous croyons à cette intelligence narrative dans laquelle prennent place les postures, les attentes passées ou futures, une réflexivité surprenante, une rétrospection et une prospection. La réflexivité est une opération d’appropriation de morceaux d’expérience ; les mots pour se penser, la compréhension des places que l’on occupe et notre narration constituent une reprise des tensions qui la traversent.

Lorsqu’un homme nous dit de ses problèmes de logement « qu’ils sont insolubles…. », il faut l’entendre dans deux sens : les paroles des institutions de relogement qui disent que les pauvres « représentent un problème insoluble », sans solution; et dans un second sens, que les pauvres sont comme une matière insoluble, comme un caillou, qui ne se dissout pas. On ne peut pas les fondre dans la société.

Les récits que nous avons suscités portent pour l’essentiel sur les frontières entre ceux qui s’en sortent et ceux qui s’enfoncent, ceux qui s’accrochent à la parenté et ceux qui la tiennent à distance, ceux qui usent avec habilité des institutions et ceux qui s’en méfient, ceux qui articulent des normes paradoxales et ceux qui les reçoivent en pleine face, les solubles et insolubles.

Le noyau de la mémoire, dans ces cités ouvrières, c’est avant tout la pauvreté économique, l’habitation insalubre partagée, le repas unique de la journée, la soupe populaire, et ces dix années dans la cité de transition. Noyau nostalgique sur lequel se combinent les événements permettant de se dissocier du groupe d’appartenance.

Sur ces noyaux, « c’est l’écart qui fait la densité », soit une distance plus ou moins grande avec la force des souvenirs, provoquant un jugement personnel plus ou moins sévère, une évaluation du chemin parcouru, des traces effacées qui jouent ou non sur le présent. On peut dire que le groupe d’appartenance est intact, mais que les écarts entre les uns et les autres sont plus grands.

Dans les plis des papiers

Cette mémoire croisée est hantée par plusieurs fantômes, dont celui de l’insalubrité. L’insalubrité, c’est la mémoire de longue durée, dont la répétition remonte aux années 20, avec les terribles angoisses de la famille de Louis Guilloux, auteur de La Maison du peuple (2004) et des Cahiers rouges (1991), décrivant les mansardes sous les toits de Paris, qu’elle doit régulièrement quitter parce que le père fait trop de bruit avec son marteau de cordonnier, au récit de Christian, qui ne paie plus son loyer et prend une caravane à Yvetot.

La mère de Louis Guilloux dit à son mari : « j’ai trouvé deux pièces au fond d’une cour » et lui de répondre : « là, on ne viendra pas vite me chercher, dans le fond d’une cour. » Se planquer, c’est une vieille histoire qui est toujours contemporaine ; il s’agit simplement d’étudier les « hébergés » dans le logement social actuel, cette figure invisible, insaisissable, silencieuse.

Dans La Maison du peuple, Louis Guilloux consacre deux chapitres à décrire les éternels déménagements, l’impossibilité de payer le loyer, la vilaine tête du propriétaire, les saisies, les expulsions, le bail précaire et l’inconfort des mansardes parisiennes. Le loyer en retard, les échanges pour convaincre le propriétaire d’attendre, être obligé de fuir sa chambre, c’est l’angoisse de fond, permanente. La précarité, ce mot gentil pour dire ce noyau de peur, la peur au ventre de payer in extremis, d’emprunter à son voisin, est parfaitement décrite par plusieurs auteurs dont Roger-Henri Guerrand dans Les Origines du logement social en France (1966).

In extremis, à la limite, au dernier moment, au bord de la rupture, être affolé : ce noyau d’angoisse est le vrai nom de la précarité, au cœur de la condition des personnes que nous avons rencontrées. Si vous enquêtez dans n’importe quelle institution sociale (Habitations à loyer modéré [HLM], Tribunal, Caisse d’allocations familiales [CAF], École, Pôle emploi), vous êtes traversés par cet affolement ; le temps s’affole, le futur immédiat devient une dimension essentielle de l’expérience, les rapports du présent et du non-présent s’embrouillent. Ce qui garde activement cette condition, ce qui la maintient dans une insécurité permanente, ce sont les blâmes et les sanctions distillés par les règles institutionnelles, dans les plis des papiers administratifs.

Sans enrobage

Nous sommes comme des voleurs, on se sent un peu voleurs de vie, d’histoire, de récit, d’archive. À la différence d’Annie Ernaux, on ne raconte pas de l’intérieur de notre famille, on raconte ce que les gens veulent bien dire, tout en étant insistant, contrariant, agaçant parfois. On entre par effraction et non pas – comme le disent les manuels de sociologie – comme si de rien n’était, en toute empathie. Comme si les gens aimaient l’empathie visqueuse. Trop écouter, c’est obéir. Si l’on reste voix basse, on est au confessionnal ou au tribunal. Nous sommes dans la situation du Petit Poucet (l’enquêté) qui se loge dans l’oreille d’un cheval (l’institution) comme dans le conte de Gaston Paris, Le petit poucet et la grande ourse (1875).1 Le cheval, c’est également le curé et le sociologue, le juge et le journaliste. Ecouter, ce verbe est à double sens : c’est à la fois entendre et obéir. L’imbécile n’est pas du côté que l’on croit. Qui souffle des mots, des histoires, des événements choisis ? C’est là le paradoxe. On aimerait être une mouche sur les lèvres. Or, nous sommes de vieux chevaux baladés par les ruses de ceux qui racontent. Quelle naïveté!

D’où notre ton. D’où notre humeur. On raconte sec, net, sans enrobage, en retournant les propos, renversant parfois le sens tant il est vrai que dans les longs entretiens, les gens ne disent pas ce qu’ils ont à dire, car cela suppose de sortir de ses gonds. En réalité, au bout d’une heure, on cherche noise, on provoque, on expose nous-mêmes ce que l’on pense. C’est l’agacement qui permet la « prise de parole », le sens brutal, le sentiment direct.

Le temps immédiat de l’enquête sociologique offre des coupes de vie instantanées où tout bouge. Ces instants sont passionnants tant la fureur du présent nous plaque le nez sur tout ce qui bouge. Or, la méprise guette. Le vif instant qui bouge sans cesse, plus ou moins bruyamment, fait écrire mille fois des changements, des variations, des retournements. Cette échelle est passionnante si on la fait jouer avec d’autres temporalités, dans un temps long. Dès que l’on introduit de l’historicité aux pratiques qui sautillent au présent, les structures apparaissent. Ce serait prétentieux et excessif de dire que l’on va « du berceau à la mort », mais il est vrai que lorsqu’on a un temps biographique long, on accède à autre chose que dans l’enquête de six mois. La sociologie est prisonnière de ce temps court, immédiat : il lui manque cette dimension temporelle. C’est un problème épistémologique de taille. Seule la variation des échelles permet de mêler « le temps présent qui s’affole » et le « temps des répétitions ».

Ces gens-là

Prenons simplement les formes du mourir : comment meurt-on dans un milieu donné ? Si l’on prend une seule histoire de mort, cette femme qui passe à travers son plancher du premier étage, la lecture de l’accident est purement de hasard. Mais si l’on prend cet accident auquel on ajoute la mobylette renversée, le foie éclaté, l’otite non soignée, la balle perdue, la peinture qui attaque les yeux et d’autres encore, une autre lecture apparaît : une lecture de conditions de vie, de logement, de transport, de rapport à la santé. Bref, dès que l’on met en série les formes de mort, sur un temps plus long, une autre réalité apparaît.

Nous sommes en bas des classes populaires, ceux qui sont stigmatisés et qui essaient d’échapper à l’anathème des « assistés », qui ont une expérience aux guichets de l’État social, au tribunal, aux prud’hommes, au pôle emploi, tendue et fragile. Dans ces guichets, ils défendent comme ils peuvent leurs droits, traduisent les inégalités en se comparant aux voisinages, aux réseaux de sociabilité, dans des espaces restreints, mais plus ouverts qu’il y a 30 ans. Autrement dit, ils bricolent mieux qu’avant, utilisent leur « ancienneté » pour forcer les droits et les plus jeunes de 30 ans ont des ressources scolaires plus affirmées, une autodidaxie mêlée à des savoirs appris dans ces guichets mêmes. Le travail de traduction qu’ils opèrent dans les institutions HLM ou de la CAF – les deux grands recours locaux – donne un sens fort au fait de rester à Elbeuf, sur place. Ne pas bouger est une force, car ainsi, on les connaît bien dans les services publics. Ils sont en terre d’interconnaissances.

Pour les ouvriers pauvres, ils envahissent les sociabilités et les rapports de classe : la direction des HLM, le Centre communal d’action sociale, le maire, les éducateurs. Ils vivent la ville comme une institution, car ils savent que ce sont « ces gens-là » qui font tourner la machine à laver. Pour eux, l’État, ce sont ces quatre instances qui décident, les assignent dans les boîtes à habiter, gouvernent leurs conditions matérielles de vie aux quatre coins de la ville. L’État Allocataire, c’est autour de lui que se structurent la mémoire et le présent de cette mémoire.

« Tandis qu’il est facile de se faire oublier dans une grande ville, les habitants d’un village ne cessent pas de s’observer, et la mémoire de leur groupe enregistre fidèlement tout ce qu’elle peut atteindre des faits et gestes de chacun d’eux, parce qu’ils réagissent sur toute cette petite société et contribuent à la modifier. Dans de tels milieux, tous les individus pensent et se souviennent en commun. Chacun, sans doute, a son point de perspective, mais en relation et correspondance si étroites avec ceux des autres que, si ses souvenirs se déforment, il lui suffit de se placer au point de vue des autres pour les rectifier » (Halbwachs, 1967 : 67-68).

Ainsi la mémoire garde la ville par stratification, par couche, au point de parler de la cité des Ecameaux comme vivante encore, alors qu’elle a été en partie détruite. Dès lors, ce qui est détruit ne le serait pas. L’image persiste au point de baliser les cheminements contemporains.

Notes

1 : Ce conte est analysé par Bachelard (1961).

Références

Bachelard, G. (1961). La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France.

Guilloux L. (1991) Les Cahiers rouges, Paris, Grasset.

Guilloux, L. (2004) [1927] La Maison du peuple, Paris, Grasset.

Guerrand, R.-H. (1966). Les Origines du logement social en France, Paris, Éditions ouvrières.

Halbwachs M. (1967) [1950], La Mémoire collective, Paris, Presses universitaires de France.

Laé, J-F et N. Murard (2011). Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Paris, Bayard.

Paris, G. (1875) Le Petit Poucet et la Grande Ourse, Paris, Éditions A. Franck.

Pialoux, M. et C. Corouge (2011). Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Paris, Agone.

Rabinow, P. (1988) [1977]. Un ethnologue au Maroc : réflexions sur une enquête de terrain, Paris, Hachette.