Faire la preuve de sa crédibilité : diagnostics et groupes d’entraide dans la trajectoire de soins en santé mentale

La crédibilité de la parole des patient.e.s est une dimension centrale des interactions en santé et services sociaux. C’est le constat qui sort d’une recherche en cours à Montréal et à Grenoble sur les multiples visages de l’entraide dans le champ de la santé mentale.1 Plusieurs personnes rencontrées nous ont confié devoir «parler plus fort pour se faire entendre», avoir le «sentiment de ne pas être écoutées», voire d’être «invalidées» par des professionnel.le.s et certain.e.s de leurs proches, renforçant ainsi leur isolement ou encore les difficultés psychiques qu’elles vivent. L ’entraide en santé mentale, notamment par le biais du soutien par les groupes de pairs,2 semble renforcer la capacité des personnes rencontrées à résister à des situations que nous qualifions, à la suite de travaux contemporains, de situations d’«injustices épistémiques» (Fricker, 2007; Godrie et al., 2017).

Le terme «injustices épistémiques», particulièrement discuté au croisement de la philosophie, de l’éthique et des études féministes, désigne les processus de traitement différentiel et illégitime de la parole de membres de groupes qui sont historiquement stigmatisés. Leur parole, ainsi que le vécu et les savoirs qu’elle véhicule, peut alors être tenue pour négligeable, écartée, voire purement et simplement invisibilisée. Le cadre théorique des injustices épistémiques permet d’appréhender la crédibilité en tant que reflet des rapports de pouvoir structurels entre les groupes sociaux, plutôt qu’en tant que simple résultat d’interactions individuelles dépendantes du bon vouloir ou du degré d’ouverture d’esprit de l’interlocuteur.

En s’appuyant sur des situations et propos recueillis lors d’entrevues réalisées avec des personnes ayant une expérience vécue des problèmes de santé mentale et fréquentant des groupes d’entraide à Montréal et à Grenoble, cet article illustre la violence des préjugés et certains processus de (dé)crédibilisation qu’elles vivent. Nous présentons notamment le rôle ambigu du diagnostic psychiatrique dans les parcours de vie des personnes, vecteur de crédibilisation autant que de stigmatisation, ainsi que le rôle des groupes d’entraide qu’elles fréquentent dans la prise de distance face au milieu médical.

Préjugés et crédibilité

La spécificité de la souffrance psychique tient, selon Grenouilloux, au fait que, contrairement à la santé physique, «le psychisme et ses troubles, n’est ni objectivable ni quantifiable et la quête étiologique demeure majoritairement vaine» (2011, p. 479). De plus, l’étiquette «problèmes de santé mentale», particulièrement lorsqu’il s’agit d’hallucinations, est associée à une dévaluation des capacités de raisonnement des personnes qui l’endossent (Kemp et al., 1997, Harper, 2004, Sanati et al., 2015, Corin 2002). Ces deux dimensions – difficulté de localiser et d’objectiver la souffrance et son origine, ainsi que les préjugés sur la capacité de raisonnement des personnes – contribuent à façonner l’attention et l’écoute accordées aux personnes qui vivent des problèmes de santé mentale ou qui sont identifiées comme telles.

Les personnes que nous avons rencontrées décrivent quantité d’interactions dans lesquelles leurs interlocuteurs font de leur «mauvaise volonté», de leur «mauvais caractère», ou de leur «sursensibilité» (trois personnes différentes) la cause des difficultés qu’elles vivent. Ces interprétations sont culpabilisantes, car elles font d’elles les principales responsables de leur souffrance, lorsqu’elles ne présentent pas les problèmes de santé mentale comme des productions imaginaires des personnes, quelque chose qui n’aurait aucune réalité extérieure et se passerait uniquement «dans leur tête». Par exemple, un homme rapporte à propos de son entourage, que certains «disaient que je “fakais” ma schizophrénie, parce que ce n’est pas marqué sur mon front».

Le sentiment d’être jugé, de ne pas être écouté et compris par des membres de leur entourage, conduit parfois les personnes rencontrées à ne plus évoquer leur souffrance psychique, voire à éprouver de la honte. Dans une discussion de groupe, une femme témoigne que sa mère «ne voulait pas» qu’elle en parle, qu’«elle avait peur qu’on rie de moi», tandis qu’un homme raconte que sa grand-mère «pensait que j’étais possédé».

Des expériences institutionnelles renforcent ce sentiment de non écoute, découragent la prise de parole ou affaiblissent la capacité de prendre la parole pour donner sens aux évènements et expliquer sa propre version des faits. C’est ce que rapportent plusieurs personnes à propos de la (sur)médication qui produit ou alimente le sentiment de confusion qu’elles peuvent ressentir. De plus, le fait d’être hospitalisé en psychiatrie semble renforcer la lecture que les professionnels peuvent avoir des personnes sous l’angle des symptômes, comme le raconte une dame : «J’avais été en salle d’isolement tellement longtemps que j’avais uriné à terre, je cognais, je cognais et ils ne venaient pas me répondre. J’ai expliqué comment je me suis sentie, je n’étais plus capable de me retenir, je n’allais pas m’uriner dessus: j’ai baissé mes culottes et j’ai uriné par terre. Eux autres ont vu ça comme un trouble de comportement, mais je n’ai aucun trouble de comportement».

Compréhension et enfermement

Dans ce contexte, le diagnostic prend un statut particulier pour les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. Celui-ci se présente, dans le parcours de plusieurs personnes, comme une réponse au besoin de mettre des mots sur ce qui leur arrive. Une personne mentionne le diagnostic comme un moment important de son «parcours», alors qu’elle vivait une «perte de repères» en raison des problèmes psychiques qu’elle éprouvait : «“Mais qu’est-ce qui m’arrive?” Je ne comprenais pas et j’avais comme une obsession d’essayer de comprendre pourquoi c’est arrivé. J’essayais de faire un raisonnement intellectuel : pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Et le fait de mettre au moins des catégories, ça expliquait certaines choses pour moi. Il y avait un désir de compréhension». Le diagnostic vient ainsi attester avec le sceau de l’institution médicale que la souffrance vécue par la personne est réelle et légitime. Ramener les problèmes vécus par les personnes dans l’ordre médical permet, si l’on se fie à l’expérience d’une personne interviewée, de les faire sortir de l’ordre de la «folie» et de la connotation négative qu’elle véhicule : «depuis que j’ai compris que j’étais malade, j’ai compris que je n’étais pas fou».

Enfin, la pression à adopter un diagnostic n’est pas simplement sociale et liée à une quête de sens dans un contexte où les explications médicales rassurent les personnes et leurs proches ; elle est aussi économique. Le diagnostic psychiatrique donne, en effet, accès à un ensemble de ressources économiques (par exemple, des congés de maladie ou un montant d’aide sociale supérieur) et à un réseau de soutien, comme l’exprime cet homme qui s’est mis à fréquenter un organisme communautaire une fois qu’il a été diagnostiqué : «si je n’avais pas un diagnostic, je ne me sentirais pas légitime de venir ici».

Les différents bénéfices associés au diagnostic psychiatrique sont également associés à un prix à payer. L’étiquette de «malade» en psychiatrie est parfois source de «honte»3 et d’isolement et peut être vécue «pire qu’une condamnation». Plusieurs personnes nous ont fait part, à la longue, du sentiment d’enfermement croissant de leur identité dans celle du diagnostic et du besoin de prise de distance vis-à-vis de celui-ci afin de mieux «se retrouver». Dans certains cas, les personnes rencontrées ont développé une vision particulièrement critique de l’approche médicale individualiste qui réduit l’être humain à «organisme biologique» et un ensemble de symptômes : «Quand tu rencontres un psychiatre et que la personne te pose à peu près pas de questions ouvertes, qu’elle te pose seulement des questions fermées qui consistent essentiellement à faire un “check-list” de tes symptômes, et bien t’en conclus que la personne qui est devant toi ne te considère pas comme un être humain, elle te considère seulement comme une sorte d’organisme biologique qui a certains symptômes et qu’il faut faire la liste de ces symptômes-là pour arriver à trouver les médicaments qui vont permettre de traiter les symptômes de l’organisme que la personne a en avant d’elle».

Entre pairs

Dans les propos des personnes interviewées, les groupes de soutien entre pairs apparaissent comme des espaces libres de préjugés et des processus de décrédibilisation décrits précédemment. Dans ces espaces, les personnes n’ont pas à expliquer ou faire continuellement la preuve de la réalité de leur souffrance psychique; elles sont d’emblée prises en compte en tant qu’interlocutrices crédibles : «On parlait d’un problème, puis tout le monde comprenait c’était quoi. Tu n’es pas obligée d’expliquer : “Eh bien, c’est parce qu’il est arrivé ça, puis je me suis sentie de même et c’est pour ça que j’ai réagi de même”» […] Tu dis ton problème, puis vous comprenez tout de suite». Une autre femme qui vit de l’anxiété dans la gestion de son budget rapporte s’être sentie comprise pour la première fois dans sa vie par une autre participante aux prises avec les mêmes difficultés.4

Cette compréhension n’implique pas de partager des vécus en tous points similaires aux autres et de passer systématiquement par des mots. Celle-ci peut se jouer dans les regards ou des gestes subtils, lors de partages d’expérience, comme le fait de hocher la tête en signe d’acquiescement. Par la validation de leur vécu, les membres de ces groupes gagnent en assurance et peuvent plus facilement faire valoir leur vécu et leurs besoins auprès de leurs proches. En participant au groupe, une femme a réalisé que son obsession pour les listes et son perfectionnisme étaient en réalité des symptômes de son anxiété et non simplement un trait de caractère lié à son signe astrologique comme on le lui suggérait jusqu’à présent: «Avant, je pensais juste que j’étais folle, que j’étais comme ça. Ou, comme on dit des fois, les signes astrologiques, que j’étais juste vierge, que j’aime tout placer […] Avant le groupe, je ne m’étais pas rendue compte de ça, je pensais que j’étais comme ça». Cette prise de conscience lui permet de mieux communiquer avec son copain qui peut, à son tour, se montrer plus soutenant : «Il est comme: “OK, tu te sens anxieuse, on va prendre une marche”».

Dans plusieurs cas, les groupes d’entraide semblent également avoir favorisé le regard critique porté par les personnes sur le diagnostic psychiatrique ou, parfois, stimulé le désir d’investir une compréhension de leurs problèmes en lien avec leur trajectoire de vie. Ce changement est notamment illustré par les propos suivants : «Au début, quand j’avais 20 ans, c’est tout ce qui me regroupait : le genre de médication, le diagnostic et les pilules […] Puis, après, avec le temps, j’ai appris que ce n’est pas juste ça, c’est plus émotif, je pense. C’est plus des événements qui mènent à avoir des problèmes avec ses émotions. Et la médicalisation, c’était sécurisant au départ, mais là, plus ça va, plus je me sens mieux, et moins je trouve que la médicalisation c’est quelque chose de vraiment important».

Espaces sécuritaires

Les personnes que nous avons rencontrées se retrouvent, pour une bonne part, dans une situation de double contrainte : d’une part, devoir continuellement (re)expliquer à autrui les réalités qu’elles vivent et, d’autre part, faire comprendre à leurs interlocuteurs les effets négatifs des injustices épistémiques qu’elles vivent au quotidien, afin de les sensibiliser à prendre leur parole plus au sérieux. Cette situation de double contrainte est qualifiée d’«exploitation épistémique» par Berenstain (2016) puisqu’elle fait reposer le fardeau des injustices sur les épaules des personnes qui les vivent. Cette situation est épuisante et souffrante en raison de l’investissement en termes de temps et d’énergie qu’elle requiert. Lorsque ces injustices épistémiques se maintiennent en vertu de leurs efforts, les personnes sont alors réduites au silence, ce qui contribue à leur isolement.

Dans ce contexte, le diagnostic psychiatrique peut renforcer la crédibilité des personnes en attestant la réalité et la légitimité des problèmes qu’elles vivent, tout comme il peut, à la longue, les cantonner à l’identité de malades et avoir pour effet de les sur-responsabiliser vis-à-vis de ces problèmes. Les groupes d’entraide offrent, de ce point de vue, un espace dans lequel les injustices épistémiques semblent suspendues. Entre pairs, leurs membres expriment souvent ne pas avoir besoin de repartir à la «base» et sentir une compréhension de leur vécu au-delà des mots exprimés. Les groupes d’entraide représentent des espaces sécuritaires où ils peuvent «être tout simplement», c’est-à-dire exister à l’abri des injustices épistémiques qu’ils subissent dans d’autres espaces. Dans certains cas, leur fréquentation leur permet de retrouver une certaine confiance dans la légitimité de leur expérience et, par la suite, de renégocier une nouvelle crédibilité auprès de leurs proches.

Cet article soulève, au final, plusieurs enjeux pour la recherche et la pratique. À plusieurs reprises, des personnes nous ont confié avoir senti une reconnaissance de leur vécu et une prise en compte de leur parole par des professionnels de la santé et des services sociaux, ce qui nous engage à étudier, à l’avenir, les formes d’accompagnement qui reposent sur ou favorisent la crédibilité des personnes et qui accordent une place aux interprétations qu’elles font de leurs propres situations. Également, nos constats engagent à porter une attention particulière aux termes médicaux et non médicaux utilisés par les personnes afin d’évoquer et d’expliquer leur souffrance psychique. Ces termes et expressions renforcent-ils le paradigme médical dominant et leur statut de malades ou de patient.e.s ou contribuent-ils à faire émerger des systèmes alternatifs de compréhension de la santé mentale ?

Notes

  1. Cette enquête, débutée en juin 2017, repose sur une soixantaine d’entrevues individuelles et de groupe avec des pairs, des professionnels de la santé et des services sociaux, ainsi que les personnes qu’ils accompagnent. Les extraits présentés dans l’article proviennent d’entretiens individuels ou de groupe de discussion réalisés avec des personnes qui participent à des groupes d’entraide à Montréal et à Grenoble (France).
  2. Les groupes de pairs se déroulent dans des organismes communautaires et sont animés par des pair.e.s et/ou des intervenant.e.s (infirmière, travailleuse sociale, intervenante psychosociale, psychologue). Ils se caractérisent souvent par les réalités spécifiques qu’ils abordent. Dans notre recherche, il s’agit de groupes dédiés à l’entente des voix, la dépression ainsi qu’à la bipolarité. Les personnes y arrivent sur référence d’un.e professionnel.le ou après leurs propres recherches sur les réseaux sociaux ou Internet.
  3. «Le préjugé était tellement fort de ce que la société me reflétait, que moi je l’endossais. Et j’avais comme honte de moi-même. Je n’étais comme pas quelqu’un de correct. Et cette honte-là, c’était pesant. Moi je ne suis pas correcte […] Il y a comme une dichotomie entre être et s’accepter, et le social et le soi».
  4. Cette compréhension mutuelle ne semble pas toujours en mesure de s’établir. Les propos d’une personne qui a partagé avoir pris de la drogue ont été accueillis avec un «grand silence» qui traduisait, selon l’animatrice d’un groupe, une difficulté pour les autres participants de se relier à cette réalité.

Références

Berenstain, Nora (2016), «Epistemic Exploitation», Ergo, 22 (3), p. 569-590.

Corin, Ellen (2002), «Se rétablir après une crise psychotique : ouvrir une voie? Retrouver sa voix?», Santé mentale au Québec, 27 (1), p. 65-82.

Fricker, Miranda (2007), Epistemic injustice: Power and the ethics of knowing, Oxford, Oxford University Press.

Godrie, Baptiste et Marie Dos Santos (2017), «Inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance», Sociologie et sociétés, XLIX (1), p. 731.

Grenouilloux, Armelle (2011), «Éthique et normes en psychiatrie et santé mentale», L’information psychiatrique, 87 (6), p. 479-486.

Kemp, Róisín, Chua Siew, McKenna Peter et Anthony David (1997), «Reasoning and delusions», British Journal of Psychiatry, 170 (5), p. 398-405.

Harper, David J. (2004), «Delusions and Discourse: Moving Beyond the Constraints of the Modernist Paradigm», Philosophy, Psychiatry & Psychology, 11 (1), p. 55-64.

Sanati, Abdi et Michalis Kyratsous (2015), «Epistemic injustice in assessment of delusions: Epistemic injustice in delusions», Journal of Evaluation in Clinical Practice, 21 (3), p. 479-485.