Histoires de travail : franchir la porte

En 2003, un travailleur qui nettoyait les trottoirs a été trouvé inconscient au volant de sa chenillette et sauvé par un collègue. Il était intoxiqué en raison d’une fuite de monoxyde de carbone qui aurait pu lui être fatale. Cet événement, survenu sur le territoire de l’équipe Santé au travail (SAT) du CSSS Jeanne-Mance, a donné lieu à un avis provincial afin que les employeurs s’assurent de faire inspecter les véhicules de déneigement au Québec.La mission des équipes SAT est de prévenir les maladies reliées au travail. Il peut s’agir d’identifier et d’évaluer les risques pour la santé des travailleurs du territoire, de pratiquer des examens médicaux pour connaître leur état de santé ou encore, de donner des formations en matière de prévention des risques professionnels. Les maladies rencontrées dans les milieux de travail se développent parfois sur plusieurs années passées, par exemple, au contact de fibres d’amiante. Certaines poussières ne sont pas visibles à l’œil nu mais peuvent générer des problèmes irréversibles. L’équipe est également présente dans les milieux où se développent des maladies musculo-squelettiques qui peuvent être causées par des mouvements répétitifs. En outre, elle tente d’intervenir pour réduire l’exposition aux risques. Si une machine dégage de la fumée, les intervenants proposent à l’employeur la meilleure solution pour la sécurité des employés. Il peut s’agir, par exemple, d’augmenter la ventilation ou de faire porter certains équipements aux travailleurs, selon les besoins et les ressources des entreprises.Infirmière de formation, j’ai exercé pendant trois ans en milieu hospitalier et je me suis rendue compte que le préventif m’intéressait plus que le curatif. Je me suis spécialisée en santé et sécurité au travail suite à un cours qui m’a captivée et je travaille dans ce domaine depuis vingt ans. D’abord, en tant qu’infirmière sur le terrain pendant huit ans dans la région de Valleyfield puis, en tant que gestionnaire, lorsqu’en 2002, j’ai pris la tête de l’équipe SAT du CLSC des Faubourgs. C’était l’une des cinq équipes locales à Montréal, supervisées par une équipe régionale. En 2010, j’ai quitté cette fonction pour devenir coordonnatrice régionale en santé au travail à l’Agence de santé et de services sociaux de Lanaudière.

Diagnostic

Les équipes SAT ont un mandat légal via la Loi sur la santé et la sécurité au travail qui leur permet de franchir la porte des entreprises pour identifier les risques pour la santé. La plupart du temps, les intervenants essaient de travailler de concert avec les employeurs et les salariés et de n’utiliser les recours légaux que lorsque la collaboration n’aboutit pas. Dans ce cas, ils peuvent faire appel à un inspecteur de la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST) qui a le pouvoir de fermer un chantier ne respectant pas la sécurité des travailleurs ou encore, de contraindre une entreprise à investir dans du matériel de protection. La CSST s’occupe de son côté des accidents de travail qui sont, par définition, soudains et imprévus. On peut penser au cas d’un travailleur qui se fait amputer par une scie non protégée ou qui fait une chute en hauteur sur un chantier. C’est également la CSST qui gère les recours et les indemnisations.Concrètement, l’équipe essaie de mettre en place avec les entreprises des programmes de santé, un peu comme une infirmière ou un médecin le fait avec son patient. Un technicien est envoyé afin d’identifier les risques. Il évalue la dangerosité des bruits pour l’audition, mesure les concentrations de poussières nocives  pour l’appareil respiratoire. Les risques rattachés au procédé de fabrication des produits sont évalués de l’arrivée des matières premières à la distribution des produits. Les intervenants peuvent également consulter les statistiques de la CSST sur les accidents de travail et les maladies professionnelles pour avoir un portrait plus global des entreprises. S’il n’y a pas de risque, on ferme le dossier et on relance après plusieurs années pour voir où en est l’entreprise. S’il y a des mesures à prendre, un médecin et une infirmière se rajoutent au technicien pour mesurer les risques et rédiger un programme de santé qui sera présenté à l’entreprise et discuté avec son comité de santé et de sécurité, s’il y en a un. Souvent, dans le cas des petites entreprises, il s’agit du patron avec un représentant des travailleurs nommé en raison de son expérience. Il est primordial que les deux parties soient présentes car l’équipe n’est ni pro-travailleurs, ni pro-employeurs. À cette étape, les intervenants élaborent une liste de priorités en fonction des risques que les salariés encourent. Un plan d’action est ensuite dressé afin de fixer les démarches à mettre en œuvre (formations, aménagements techniques). Enfin, un suivi et des mises à jour sont assurés sur plusieurs années. L’action concertée est privilégiée, mais certaines entreprises ferment leurs portes à l’équipe parce qu’elles ne désirent pas leurs services. S’il y a trop de résistance, les intervenants n’insistent pas et demandent du support auprès de la CSST.L’équipe SAT du CSSS est multidisciplinaire. Elle comprend des hygiénistes, des techniciens en hygiène du travail, des infirmières et des médecins. Les techniciens mesurent et chiffrent le niveau de risque. Les médecins jugent s’il faut organiser des activités médicales pour dépister les problèmes de santé (tests d’urine, prises de sang pour détecter du plomb, tests auditifs, radiographies pulmonaires) avec l’aide des infirmières. Le dépistage se fait parfois sur place et jusqu’à 500 personnes peuvent être rejointes dans une semaine, dans le cas de grands dépistages. Si des problèmes de santé sont constatés chez un travailleur, il est référé à des spécialistes qui vont établir un diagnostic. C’est la CSST qui, en bout de ligne, établit les compensations pour maladie professionnelle.

Priorités

Les entreprises contactées par l’équipe sont référées par la CSST. Elles appartiennent à des secteurs prioritaires ou sont ciblées par certains programmes provinciaux. Les intervenants sont surtout présents dans les quinze  secteurs d’activités ciblés par la loi depuis 1979, tels que l’industrie chimique et l’industrie du bois. Les équipes interviennent de plus en plus dans le secteur de la construction en lien avec des priorités provinciales telles que la silice et l’amiante. Le secteur de l’administration publique est peu couvert par nos interventions, à l’exception des travailleurs de certains corps de métiers qui sont exposés aux risques biologiques et auxquels un service de vaccination est offert. On peut penser aux égoutiers qui sont exposés aux hépatites ou aux policiers qui peuvent se piquer sur des seringues en pratiquant des fouilles.À Montréal, les équipes locales ont une certaine marge de manœuvre pour réaliser des projets spécifiques liés aux caractéristiques du territoire. Cependant, la faiblesse des moyens pour ce type d’activité oblige à innover pour trouver des moyens efficaces d’intervention. Lorsque j’étais gestionnaire de cette équipe, nous avons, par exemple, participé à un projet de dépistage de la tuberculose, de vaccination contre l’hépatite B et de formation sur les risques d’agression destiné aux employés des refuges pour personnes sans domicile. Nous avons aussi organisé un projet de formation sur la collecte des seringues pour les travailleurs saisonniers embauchés durant les grands festivals pour ramasser les ordures. Le CSSS Jeanne-Mance est sollicité pour les risques biologiques en raison de son expérience d’intervention au centre-ville.Suite à la fermeture de l’une des cinq équipes SAT de Montréal en 2007, le territoire du CSSS Jeanne-Mance a été étendu jusqu’au Tunnel Louis-Hippolyte Lafontaine à l’est et à l’autoroute Métropolitain au nord. En peu de temps, notre équipe, qui était la plus petite à Montréal, est devenue l’une des plus importantes du Québec, ce qui soulève de nombreux défis. Avant l’élargissement du territoire, l’équipe était surtout présente auprès des petites entreprises dans les domaines de l’alimentation et de l’ébénisterie. Elle intervient depuis auprès d’entreprises plus grandes, ce qui a changé la manière de travailler puisque ces établissements disposent de moyens plus importants en matière de santé des travailleurs.Depuis 2007, l’équipe a la responsabilité de desservir le secteur de la construction pour l’ensemble de la Ville de Montréal. Une infirmière et un technicien à temps complet, ainsi qu’un hygiéniste, un médecin et une secrétaire à temps partiel se sont ajoutés afin d’assurer ce mandat qui comprend la visite d’usines et de chantiers. Des activités d’échantillonnage de la silice ont été effectuées dans certains chantiers et l’équipe s’est rendue compte que l’exposition des travailleurs pouvait être supérieure aux normes. Ces particules sont les plus dangereuses car elles sont fines et pénètrent profondément dans les poumons. À l’époque, le problème de la silice était peu connu. Nous avons travaillé en collaboration avec des inspecteurs de la CSST pour trouver des mesures de prévention. Des demandes ont aussi été faites à l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité au travail afin de recenser, entre autres, ce qu’il se faisait dans d’autres pays à l’égard de l’exposition à la silice. Suite à cela, la détection et la prévention des maladies liées à la silice ont été prévues dans un projet provincial, de manière à ce que l’offre de services soit la même dans les différentes régions du Québec. De plus en plus, les ouvriers travaillent avec des scies à jet d’eau qui empêchent que la poussière flotte dans les airs et soit inhalée. Des campagnes d’information ont été organisées, ainsi que des dépistages radiologiques pour les travailleurs qui le souhaitaient.L’équipe du CSSS Jeanne-Mance assume aussi depuis 2007 la responsabilité du programme Pour une maternité sans danger pour toute l’île de Montréal. Ce programme, auquel sont attachés quinze employés à temps plein, vise à permettre de maintenir en poste les travailleuses enceintes en toute sécurité. Le retrait s’applique si les conditions de travail ne peuvent être modifiées. Ce programme est particulièrement important pour prévenir les risques chimiques qui mettent en danger le développement du fœtus durant les trois premiers mois de la grossesse. Il permet également de sensibiliser les employeurs à cette question et de prévenir d’éventuels licenciements.

Obstacles

Malgré notre présence sur le terrain, différents obstacles entravent notre action, notamment la difficulté à rejoindre les travailleurs. Par exemple, rencontrer les travailleurs de la construction est un défi car les chantiers sont parfois de courte durée et les employés, peu joignables. La CSST demande d’intervenir dans certaines usines qui envoient leurs salariés partout au Québec. Or, une fois en dehors de Montréal, ces derniers ne relèvent plus de notre mandat, ce qui devrait être révisé. Pour contourner ces obstacles, nous avons tenu l’an dernier une activité sur la prévention de l’exposition à la silice dans un édifice en construction à l’occasion d’un salon sur la santé et la sécurité au travail qui nous a permis de rejoindre les travailleurs qui étaient sur le chantier. De telles initiatives pourraient être renouvelées.Il y a aussi un taux de roulement important des employés dans certaines entreprises. D’une fois à l’autre, ce ne sont pas les mêmes personnes qui portent les dossiers de santé au travail et, bien souvent, l’équipe repart à zéro. Certaines entreprises ne veulent pas recevoir les intervenants de l’équipe. Pour s’en détourner, elles disent souvent « on va fermer »  mais, un an plus tard, elles sont toujours ouvertes. Depuis 2007, le territoire couvert est tellement étendu qu’il est difficile d’avoir un portrait global des entreprises. Ce problème est accentué par le fait qu’une part d’entre elles ouvre et ferme continuellement. Dans certains cas, la « nouvelle » entreprise a la même activité, le même patron et les mêmes employés. Seul son nom diffère légèrement. Dorénavant, l’équipe attend une période de deux ans d’activité avant d’entrer en contact avec une entreprise, car beaucoup déclarent faillite dans les deux premières années. Cela évite que ses efforts soient tout de suite ruinés.Certains secteurs sont bien couverts par les services offerts tandis que d’autres en sont privés, ce qui n’est pas équitable pour les travailleurs. De plus, certains profils d’employés sont plus difficiles à rejoindre. C’est le cas des travailleurs immigrants qu’emploient de nombreuses entreprises du territoire Jeanne-Mance. Dans le Quartier chinois, beaucoup ne parlent ni français ni anglais. Lorsque j’étais dans l’équipe, nous avons développé des interventions à l’aide de dessins et des infirmières pouvaient être accompagnées d’interprètes. Ces démarches connaissent cependant des limites. Ces travailleurs ne sont pas syndiqués, n’ont aucune sécurité d’emploi et sont moins armés pour faire respecter leurs droits. En raison de leurs conditions de vie et de leur peur de se retrouver au chômage ou à l’aide sociale, ils travaillent peu importe les conditions de travail. Mais à quel prix ? Lorsque l’équipe visite ces entreprises, ils refusent de passer les tests de dépistage de certaines maladies ou de troubles auditifs, craignant de perdre leur emploi. Certains employeurs abusent de cette précarité et profitent de ces travailleurs qui ne se plaignent pas. Ils ne « coûtent » pas cher à l’entreprise car ils ne demandent pas d’équipement pour améliorer leur sécurité. De plus, la libération des employés sur leur temps de travail pour passer ces tests est à la discrétion des employeurs. Ces derniers peuvent les libérer pour une heure, trente minutes ou parfois, seulement un quart d’heure. Certains tentent de négocier pour que les formations se déroulent en dehors des heures de travail. Dans ces cas, il est rare que les travailleurs acceptent d’y assister, par crainte de perdre leur emploi ou refus d’y participer sur leur temps personnel.Les salariés de grandes entreprises syndiquées ou du secteur public sont mieux protégés de ce point de vue car ils disposent du droit de refus, une garantie juridique qui leur permet de refuser de travailler sans se faire licencier s’ils jugent que les conditions de travail sont inacceptables. Ils peuvent faire appel à leurs représentants syndicaux ainsi qu’à des personnes chargées d’assurer la santé et la sécurité au travail. Ils sont dans de meilleures conditions pour tirer profit de la loi et faire valoir leurs droits. Ces entreprises sont aussi les plus susceptibles d’avoir les moyens d’investir dans la sécurité de leurs employés. Les petites entreprises ne peuvent parfois pas faire face à des dépenses importantes, telles que l’achat d’un système d’aération à 50 000$ pour capter la fumée de soudure à la source. Dans ces cas, les travailleurs devront se contenter de porter des masques, ce qui rend le travail plus pénible et moins sécuritaire.Le cas des jeunes est particulier car ce sont eux qui connaissent le plus d’accidents durant les six premiers mois de travail. Ils sont téméraires, pensent qu’ils n’ont pas besoin de protections ou sont sous pression pour travailler vite. Ils se font souvent dire par les anciens qu’ils n’ont pas besoin de se protéger et peuvent faire rire d’eux s’ils demandent des lunettes de protection. La CSST a un programme spécial destiné aux jeunes et, lors de la période estivale, des jeunes sont embauchés pour rejoindre et former d’autres jeunes à ces enjeux. C’est une bonne stratégie, mais il faudrait également sensibiliser les travailleurs qui ont plus d’expérience afin qu’ils encouragent les jeunes à se protéger.

Harcèlement

La santé mentale des travailleurs devient un enjeu de plus en plus courant et un projet pilote d’intervention est actuellement en cours. Il s’agit d’une grille que les intervenants peuvent appliquer sur place pour détecter le risque psychosocial associé au travail. Elle permet, par exemple, de vérifier si l’entreprise dispose d’une politique contre le harcèlement des employés et offre des possibilités d’aménagement des horaires (surtout dans le cas de salariés avec des enfants) ou de changement de fonctions dans le cas de tâches répétitives. Ces éléments sont reconnus comme ayant un impact positif sur la santé mentale des travailleurs. Ce projet semble prometteur, mais avant de l’appliquer à l’échelle provinciale, il faudra s’assurer que nous avons les ressources humaines requises pour agir adéquatement. Par exemple, les équipes ne disposent pas de moyens pour intervenir dans les cas de harcèlement. Ce sont des cas difficiles à régler, d’autant que les intervenants ne sont pas en permanence sur le terrain. C’est pourquoi, dans certaines situations, ils réfèrent les employés à des ressources spécialisées en santé mentale.Depuis quelques années, l’équipe fait aussi face à de plus en plus de travailleurs âgés qui retournent sur le marché du travail pour compléter les revenus de leur retraite. La présence croissante de ces travailleurs, qui ont souvent une santé hypothéquée par leurs expériences professionnelles précédentes, soulève de nouveaux défis en matière de santé et sécurité au travail.L’automne dernier, les équipes SAT du Québec ont été sondées en vue de modifier la Loi sur la santé et la sécurité au travail, qui a été adoptée en 1979 et est jugée désuète. Les secteurs prioritaires sont bien couverts par notre action, mais comme nos ressources sont limitées, ce n’est pas équitable pour les travailleurs des secteurs non prioritaires, qui font face à des situations où leur santé est mise à risque.