Hygiénistes dentaires en CSSS et non-recours aux soins : changements de pratiques

Les hygiénistes dentaires de l’équipe scolaire du CSSS Jeanne-Mance2 faisaient face à une problématique particulière : que faire lorsqu’on rencontre un enfant qui a besoin de soins dentaires, mais dont les parents ne l’ont pas amené voir un dentiste, même dans un contexte où la plupart des frais sont couverts par l’assurance maladie?3 «Ça arrive qu’on réfère un enfant de la maternelle pour une carie, ils sont rendus en deuxième  année, ils n’ont pas encore consulté de dentiste » (une hygiéniste dentaire).

Le Plan d’action local en santé publique donne le mandat aux hygiénistes dentaires de rencontrer tous les enfants inscrits en maternelle dans les vingt écoles du territoire de Jeanne-Mance afin de faire du dépistage. Malgré qu’elles aient la possibilité de suivre les enfants à risques élevés de développer des caries jusqu’à ce qu’ils soient en deuxième année du primaire, elles ont de la difficulté à obtenir l’autorisation de suivi de la part de certains parents qui ne retournent pas les formulaires de consentement. Ce suivi consiste en des rencontres avec les enfants lors desquelles elles leur expliquent ce qu’il faut faire pour avoir une bouche et des dents en santé, les examinent pour détecter d’éventuels problèmes, peuvent effectuer des interventions comme la pose de scellants dentaires et l’application de fluor et, au besoin, avisent les parents de la nécessité de consulter un dentiste.

Mise en commun

Lorsque l’équipe Alliance s’est implantée au CSSS Jeanne-Mance, la chef d’administration des programmes responsable de l’équipe scolaire a vu une opportunité de solliciter leur aide pour alimenter les réflexions des hygiénistes sur le non-recours aux soins. Alliance est un programme, lancé en 2013 par la Table régionale des directeurs du Programme-services Jeunes en difficulté de Montréal, visant à prévenir et à contrer la négligence envers les enfants en misant sur des collaborations plus étroites entre les différents acteurs du réseau. Ce programme pose la négligence comme un phénomène complexe qui renvoie à une diversité d’autres problématiques, dont le non-recours aux soins dentaires.

Comme les hygiénistes souhaitaient repenser leurs façons de faire dans une perspective préventive et préservant une approche non coercitive, elles ont saisi l’opportunité de s’associer au programme Alliance dans une démarche visant à mieux comprendre le non-recours aux soins dentaires et à identifier de quelle manière elles pourraient accompagner les parents.  Un comité coordonné par les intervenantes de l’équipe Alliance a donc vu le jour. En plus d’Alliance et des hygiénistes dentaires, ce comité incluait l’agent pivot Écoles et milieux en santé, une approche tirée d’une entente entre le Ministère de la Santé et des Services sociaux et le Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport visant à développer de meilleures pratiques au niveau de la prévention et la promotion de la santé et des saines habitudes de vie en milieu scolaire. Le comité incluait également la spécialiste en activités cliniques ainsi que la chef d’administration des programmes. Les membres du comité ont mis en commun leurs soucis, les enjeux rencontrés dans leur pratique, leur volonté de comprendre les raisons pour lesquelles les demandes des hygiénistes restaient sans réponses. Les intervenantes d’Alliance ont également contribué en offrant un regard extérieur et en mettant à profit leurs connaissances de l’approche écosystémique basée sur l’utilisation des réseaux entourant un enfant (famille immédiate, famille élargie, voisinage, etc.) pour prévenir et dénouer des situations difficiles liées à la problématique du non-recours aux soins dentaires.

Comprendre

Pour mieux comprendre les raisons pouvant expliquer le non-recours aux soins, les membres du comité ont identifié plusieurs enjeux liés aux inégalités socioéconomiques et l’accessibilité aux soins de santé. D’abord, les hygiénistes dentaires ont remarqué, à travers leurs pratiques, que beaucoup de cas de non-recours ont lieu dans des familles ayant une situation économique précaire ou une situation d’immigration récente au Canada. Selon elles, le non-recours a des impacts sur la santé des enfants, mais aussi sur l’accessibilité future aux soins, notamment en raison des critères de couverture des frais par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). En effet, la santé générale de l’enfant peut être grandement affectée par le non-recours aux soins dentaires; l’enfant pourrait éprouver beaucoup de douleur, affectant son alimentation ou son sommeil, par exemple. De plus, le non-recours aux soins peut amener une dégradation de l’état de l’enfant engendrant des impacts à long terme à la fois sur sa santé, mais aussi sur la possibilité de se soigner. Par exemple, ne pas soigner une dent primaire (ou «dent de bébé») cariée peut amener à ce que cette dernière soit extraite. À son tour, l’absence de dent primaire peut avoir des impacts sur la future dent permanente (ou «dent d’adulte»). L’extraction demande également une autre intervention pour conserver l’espace pour la dent permanente. Or cette dernière n’est pas couverte par l’assurance maladie. Ainsi, dans certains cas, le recours rapide aux soins permet d’éviter des frais supplémentaires pour les familles et de réduire les obstacles auxquels elles font face pour obtenir ces mêmes soins.

Ainsi, les inégalités socioéconomiques et l’accessibilité aux soins de santé sont des facteurs influençant le non-recours selon les hygiénistes. Ne pas avoir accès aux connaissances sur la santé buccodentaire amène certaines familles à sous-estimer les impacts du non-recours aux soins sur la santé de l’enfant. Selon les hygiénistes, l’absence de recours aux soins buccodentaires par le passé augmenterait les chances que cette habitude persiste puisque les personnes peuvent méconnaitre les démarches à suivre pour prendre un rendez-vous ou le fonctionnement d’un examen, par exemple. Ou alors, au contraire, il se peut que le recours aux services dentaires par le passé encourage le non-recours actuel. Par exemple, si une famille a eu la mauvaise surprise de recevoir un traitement non couvert par l’assurance maladie, elle sera possiblement plus réticente à utiliser les services d’un dentiste par la suite. De cette manière, l’accueil et l’information donnée par les dentistes ainsi que le facteur de compréhension du système de couverture par l’assurance maladie peuvent être aussi en jeu.

Moyens

En partant de ces constats, le comité a ciblé une approche de « prévention et de promotion », par la diffusion des connaissances sur la santé buccodentaire et sur la couverture des soins par l’assurance maladie, ainsi que par la « démystification » de la profession d’hygiéniste, particulièrement en milieu scolaire. Le groupe a donc réfléchi à divers moyens qui réduiraient les obstacles vécus par les familles lorsque les hygiénistes cherchent à obtenir des soins et les ont appliqués progressivement, mais leur mise en œuvre n’est pas encore complétée.

Avec l’aide du comité, les hygiénistes ont d’abord revu leurs pratiques pour favoriser une meilleure prise de contact avec les parents, notamment à travers les outils qu’elles emploient. Elles ont également pris le temps de collectiviser les étapes suivies lorsqu’une famille ne répond pas à leurs demandes. Cette mise en commun était souhaitée, car chaque hygiéniste avait sa propre manière de faire. Les changements apportés sont multiples. Par exemple, elles ont tenté de simplifier la lettre qu’elles envoient aux parents, entre autres, en vulgarisant les enjeux de santé. Elles y ont aussi ajouté un petit guide contenant des informations pratiques sur la prise de rendez-vous chez le dentiste et sur la manière de s’assurer que ce dernier réponde aux besoins. De plus, elles ont inclus une phrase en espagnol, bengali et mandarin, les trois langues les plus communes après le français et l’anglais sur leur territoire, pour informer les parents qu’ils peuvent avoir accès à une version traduite de la lettre. Elles ont également modifié la liste de dentistes du territoire qu’elles fournissaient aux parents, pour ne conserver que ceux qui sont affiliés à l’assurance maladie et qui acceptent les enfants. La liste devrait contenir ainsi environ cinq dentistes par quartier et permettra aux parents de choisir plus rapidement une clinique. Le classement des dentistes par quartier est également une stratégie afin que les parents puissent choisir un dentiste à proximité de leur domicile et ainsi réduire les inconvénients liés aux déplacements. Les hygiénistes sont aussi allées visiter quelques organismes communautaires de quartier avec leurs collègues travailleurs sociaux de l’équipe scolaire pour diffuser des connaissances sur la santé buccodentaire et faire connaitre leur rôle à l’école. Ces visites visaient à rejoindre directement les parents et échanger avec eux. L’échange d’information se faisait également avec les intervenants des organismes. Ceux-ci peuvent être d’importants agents multiplicateurs pour diffuser des informations aux familles qui n’ont pas pu échanger avec les hygiénistes.

Au sein même du CSSS, les hygiénistes dentaires, avec l’aide d’Alliance, de leur chef de programmes, de la spécialiste en activités clinique et de l’agent pivot École et milieu en santé, ont cherché à décloisonner leur travail et à établir de nouvelles collaborations entre différents services. Entre autres, avec les différents outils informatiques à leur disposition, les hygiénistes peuvent initier des contacts avec d’autres équipes du CSSS qui connaissent la famille et qui peuvent représenter une porte d’entrée afin de pouvoir discuter avec celle-ci.

Impacts

Quels impacts ces changements ont-ils eus? Il est encore trop tôt pour le savoir, mais le développement d’une nouvelle façon de faire de la part des hygiénistes facilitera l’accessibilité et le recours aux soins dentaires par les familles. En effet, certains outils ne seront utilisés qu’au cours de l’année scolaire 2015-206. Par contre, des impacts ont été remarqués au sein même de l’équipe des hygiénistes dentaires.  Une hygiéniste dentaire parle de la création du comité et de l’implication de la spécialiste en activités cliniques et de l’agent pivot Écoles et milieux en santé, entre autres, comme leur ayant permis de se sentir «soutenues», alors qu’autrefois elles «se sentai[ent] souvent isolées». La chef d’administration des programmes voit, elle aussi, un décloisonnement de l’équipe : «Concrètement demain matin, la vie va se continuer et on va rencontrer des enfants avec des caries dentaires et des parents qui ne nous répondront pas. La différence, c’est qu’on va avoir une base plus solide. La différence, c’est que les hygiénistes dentaires vont pouvoir aller voir [la spécialiste en activités cliniques], parler avec elle, on va le réfléchir en gang». Elle ajoute que de discuter ensemble d’une problématique permet de «dépasser un sentiment d’impuissance» et que «lutter contre une certaine forme d’impuissance, je pense que ça influence très positivement la relation qu’on a avec nos clients, le message qu’on donne à nos clients. Je pense [aussi] que ça te protège contre le burnout, contre la maladie jusqu’à un certain point». Ainsi, les effets attendus toucheraient à la fois les équipes, mais aussi les services à la population.

Dans le même ordre d’idées, le comité souligne l’effet d’empowerment qu’ont eu tous ces changements sur leur équipe. Les intervenantes aimeraient que l’impact se fasse ressentir également chez les familles. Une hygiéniste dentaire dit : « Nous, on avait tendance à respecter les dentistes, on a été formée comme ça. […] C’est beaucoup ça qu’on a travaillé en fait, dire aux parents : « ben, là, tu vas chez le dentiste pour un examen, mais tu n’es pas obligé de payer pour le fluor, tu n’es pas obligé de payer pour le nettoyage ». […] [Le comité] m’a donné cette confiance-là, cette autre vision-là, puis je me dis que le but, c’est que le parent consulte et que l’enfant ait les traitements, donc le dentiste qui n’en fait pas, bien va voir un autre! » Elle ajoute : « Je me donne beaucoup plus de pouvoir maintenant quand j’appelle les parents, donc si je m’en donne plus, je le transfère [aussi aux parents] ». La spécialiste en activités cliniques voit ainsi le travail qui a été fait : « [Les hygiénistes dentaires] font un accompagnement avec les parents. Leur intervention, c’est un accompagnement avec les parents sur comment aborder les dentistes, comment aller chercher l’information. […] On sensibilise les parents à leur droit aux questions. »

Un autre impact du travail du comité est la diffusion du rôle des hygiénistes au sein même du CSSS : «Moi, ça m’a sensibilisée au rôle des hygiénistes dentaires… C’était vraiment un métier que je ne connaissais pas, je ne savais pas c’était quoi leur mandat dans le cadre du CSSS. C’est certain que maintenant, quand je vais faire une évaluation, lorsqu’on pose des questions au niveau de la santé, je vais être plus sensible à la santé buccale, déjà. S’il y a quelque chose, je vais être plus sensible au fait qu’il y a une hygiéniste dentaire, je vais peut-être plus l’utiliser, ou je l’ai en tête du moins, si j’en ai besoin» (psychoéducatrice et intervenante au programme Alliance).

Une hygiéniste dentaire remarque que les impacts de la collaboration et de la réflexion qui s’en est suivie se font également sentir sur sa façon de concevoir son métier : «Je pense que ça a changé ma vision, de voir ça plus communautaire, […] de penser plus gros que juste les écoles». De plus, elle voit davantage son métier selon la perspective d’un continuum de services offerts à la population : «Souvent, on est la porte d’entrée du domaine dentaire, mais aussi des fois, du CSSS, parce que nous, on voit tous les élèves de la maternelle, d’autres intervenants voient juste certains enfants. Ça fait que c’est d’avoir une image positive du CSSS : « Bien l’hygiéniste dentaire était gentille, donc la travailleuse sociale, si elle appelle la famille, elle va être correcte aussi ».» Ainsi, elle fait partie intégrante des services que côtoie la famille et elle participe à la mise en place du lien entre le CSSS et cette dernière. Cependant, si elle remarque l’importance de miser sur la collaboration avec le milieu communautaire comme moyen de rejoindre la famille, elle ajoute également : «Mais, en même temps, on a un [plan d’action] vraiment spécifique, on a des choses spécifiques à faire avec les enfants. On voudrait bien faire plus de « communautaire », mais en même temps, on est un peu limitées dans notre temps de travail aussi». Ainsi, les hygiénistes vont tenter de faire des «actions ciblées» afin d’équilibrer l’objectif de « consolider les liens avec les organismes communautaires » et la liste officielle de leurs tâches qui ne reconnait actuellement pas ce travail de liaison.

Projets

La mise en place du comité et la collaboration entre Alliance et l’équipe des hygiénistes dentaires étaient ponctuelles. Elles visaient à revoir les pratiques liées au Plan d’action local et mieux cerner les actions à réaliser pour favoriser un plus grand recours aux soins dentaires.  Puisque cet objectif a été atteint, la collaboration tire à sa fin. Quels projets continueront à occuper les hygiénistes dentaires et les intervenantes d’Alliance?

Pour l’équipe des hygiénistes, elles souhaitent d’abord finaliser les outils, retourner auprès d’organismes communautaires et renforcer la collaboration entre intervenants au sein du CSSS. Elles suivront également les impacts des changements apportés sur les services à la population. Pour les intervenantes d’Alliance, l’idée est de tenter de répéter l’expérience avec d’autres équipes professionnelles du CSSS, des centres jeunesse et de la communauté. En effet, elles offrent des « consultations Alliance » afin de soutenir des équipes d’intervenants, leur offrir un espace de réflexion sur les pratiques et mieux comprendre les enjeux et les cas qui touchent au phénomène de la négligence. Leur appui permet également d’identifier des façons porteuses de dénouer des situations complexes auxquelles les intervenants sont confrontés.

Notes

  1. Article rédigé par Amélie Robert à partir d’entrevues avec Lorraine Beauvais, gestionnaire responsable de l’équipe scolaire au CSSS Jeanne-Mance et d’autres membres de l’équipe.
  2. Au moment de la mise en place du projet. Aujourd’hui, le CSSS Jeanne-Mance est intégré au CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
  3. La Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) couvre certains frais en clinique privée ou milieu hospitalier pour les enfants de moins de 10 ans, par exemple un examen annuel. Pour les enfants plus âgés, certains frais peuvent être couverts si la famille est prestataire de l’aide sociale depuis au moins 12 mois. Pour plus d’informations, on peut consulter le site de la RAMQ :http://www.ramq.gouv.qc.ca/fr/citoyens/assurance-maladie/soins/Pages/services-dentaires.aspx.