Identités stigmatisées et discriminations : le son de la forêt

– Pourquoi tout le monde court dans cette ville ?

– Mais parce que c’est une ville de fous ! 

– Et puis, finalement, vous, quel intérêt avez-vous à vivre dans une ville de fous ?

– Moi, je suis le banquier !

Cette reprise d’un numéro de l’humoriste Raymond Devos est un exemple des nombreuses performances qui ont été réalisées dans le cadre du camp de création du projet Mains tendues sur la santé mentale dans l’espace public.1

« Les seules conditions de ce séjour sont de s’impliquer personnellement dans l’expérience. Il faut être ouvert et prêt à changer sa façon de voir les choses », lance Luc Gaudet, meneur de jeu et directeur de la troupe de théâtre Mise au jeu, lors d’une réunion préparatoire au camp de création. Les participants sont enthousiastes à l’idée de quitter la ville pour un séjour en campagne, toutes dépenses payées. Il y a cependant de l’appréhension. « Moi, je ne le sais pas, passer cinq jours avec quinze personnes que je ne connais pas… », partage nerveusement un des participants.

La route vers St-Paulin est l’occasion d’échanger. François2 nous parle de sa famille « fuckée » avec une certaine dérision. « Mon père est ‘schizophrène’, ma mère est handicapée et je suis gai. » Il nous parle des difficultés qu’il a rencontrées avec son père et du système de santé mentale. Anecdote au passage, il nous explique que la schizophrénie de son père se traduit, entre autres, par l’intolérance envers les blasphèmes : « Mon père peut passer une semaine sans nous parler parce qu’on a laissé échapper un mot d’Église ! » raconte-t-il. La conversation tombe sur la médication. À la critique émise sur la réduction du traitement par la pharmacothérapie, Mélissa explique en quoi les médicaments peuvent parfois être utiles et comment ils l’ont aidée à apaiser ses troubles anxieux. La route passe très rapidement.

Et puis… le silence. En sortant des véhicules, les participants constatent cette différence entre la ville et la forêt. « Est-ce vraiment le silence ou est-ce le son de la forêt ? » lance Dominique, issu de la communauté Innu. Ce dernier affiche un grand sourire. L’odeur des conifères lui rappelle sa petite enfance. Il communique avec fierté le fait d’avoir grandi à l’abri d’une tente avec ses parents. De la naissance jusqu’à l’âge de cinq ans, sa vie se résumait aux effluves de la nature. Puis, ce fut brutalement celles de l’encens des églises. Comme la majorité des Autochtones dans les années 50, il fut arraché à sa famille pour être placé dans un pensionnat catholique.

Pour le reste des participants, le simple fait de se retrouver dans la nature semble avoir produit un effet similaire. L’air frais redonne de la vivacité aux visages des participants. Chacun exclame à sa façon sa joie d’être dans le « bois » et d’avoir du temps libre pour réfléchir. Avec cinq journées devant soi, tout semble possible. Dans une société où personne n’a le « temps de… »3 et où le rythme de vie connaît une « accélération mortifère », notre présence dans la nature ne peut mieux se traduire que par un sourire. Cette simple constatation a de quoi nous faire réfléchir sur la santé mentale en contexte urbain. Il s’agit peut-être de notre première pensée en lien avec le projet Mains tendues : la ville et son rythme de « fou ».

À l’heure du souper, Olivier nous raconte des bribes de sa réalité et nous partage sa grande fatigue. Le sommeil dans les refuges et missions est loin d’être réparateur ! « On dort avec un œil fermé et un œil ouvert », confie-t-il. Il y a constamment de l’action. À toutes les heures, il y a des agents de sécurité avec leurs lampes de poche qui surveillent le dortoir. Il me confirme qu’il y a beaucoup de « problèmes de santé mentale » dans le milieu de l’itinérance. « Le gars qui rentre en prison et qui est perdu, il ne sait pas ce qu’il fait. Les screws pensent que c’est de la provocation. Ils le mettent au trou. Il devient encore plus confus. Ils le sortent du trou. Il est sur les dents. Il accroche un gardien, il l’attaque, encore le trou. Ou bien, ils lui donnent des médicaments forts qui le gèlent. Il sort de la prison sans savoir où aller, avec la rage au cœur. En plus, il n’a plus les médicaments qu’on lui donnait en prison. Il saute un plomb, c’est assuré ! »

Karine poursuit avec une anecdote personnelle portant sur la santé mentale et la rue. Elle raconte sa tentative d’aider une femme diagnostiquée « schizophrène », qu’elle a rencontrée dans les ressources en itinérance : « Mon chum et moi, on l’a hébergée pendant six mois. Elle entendait des voix du diable. Elle paniquait. Un jour, pour la rassurer, je lui ai dit que je venais de parler avec le diable et qu’il m’avait dit qu’il ne reviendrait pas si elle se calmait. Mais, rendu à un certain point, on n’a pas eu le choix de la sortir. Elle se donnait des coups de poing dans la figure. On ne savait plus quoi faire. »

Le rejet

Depuis ce camp de création, au fil des rencontres hebdomadaires du groupe, nous avons réfléchi à ce qui cause la détresse psychologique. À contre-courant avec notre époque où la souffrance semble être devenue un sujet tabou, nous avons pris le taureau par les cornes et abordé ce thème. Malgré la diversité de nos parcours de vie, le groupe en est arrivé à un constat unanime : le rejet est à l’origine de la plupart des souffrances vécues. « Le rejet est la première cause de maladie mentale. Du moins, c’est ce qui la précipite. Il arrive souvent que les gens entrent en crise après une rupture amoureuse ou une perte d’emploi. Cela peut aussi remonter à très loin, jusqu’à l’enfance. Par exemple, ne pas avoir été désiré comme enfant ou subir de l’intimidation à l’école. Plus tard, ça se répète dans d’autres relations », lance une amie d’un des participants, venant tout juste de sortir d’une période de crise.

Ces affirmations rejoignent celles de plusieurs chercheurs et cliniciens, dont Furtos (2007) qui parle de « pertes des objets sociaux ».4 Les membres du groupe insistent aussi sur les facteurs sociaux comme la pauvreté, l’exclusion et la précarité d’emploi dans la genèse des problèmes de santé mentale. La « pathologie » apparaît comme le fruit de conditions sociales difficiles autant sur le plan économique que sur celui de la reconnaissance sociale. Les membres du groupe ont aussi longuement discuté du mépris qu’ils ont vécu de la part de personnes censées les aider. Rosy, militante en défense de droits en santé mentale, souligne qu’une « fois que tu as l’étiquette ‘santé mentale’, tout ce que tu fais devient un symptôme de ‘santé mentale’. On oublie à quel point la pauvreté cause des problèmes de santé mentale, affecte les gens qui ont un diagnostic de ‘santé mentale’ et aggrave leur souffrance ». Elle s’insurge contre les effets de l’étiquette  de « psychiatrisé » qui tend à minimiser l’impact des conditions de vie de la personne sur son bien-être. Au fil des conversations, l’insuffisance de l’aide sociale revient souvent en lien avec la santé mentale. Comment avoir une bonne santé mentale lorsqu’on vit constamment avec des soucis financiers importants, comme celui d’arriver à payer son loyer et de s’assurer une subsistance minimale ?

Le manque de reconnaissance et de respect est frappant dans le cas des personnes en situation d’itinérance qui sont souvent ignorées par les passants, faisant comme si elles n’étaient pas là. Comme l’écrit Furtos (2007), « La plus grande horreur, pour un humain, sa plate-forme traumatique commune, c’est de ne pas être reconnu comme tel, c’est-à-dire respecté comme un humain par les humains de son groupe d’appartenance ; et cela quelle que soit la forme sociale du traumatisme manifeste. »5 Cette horreur peut même mener à se couper complètement de soi pour ne plus sentir la souffrance. Furtos parle de « déshabitation de soi » pour désigner la dissociation de la personne de son ressenti corporel afin de passer à travers une souffrance trop grande. Après une séance d’exercices d’expression corporelle et de danse, un participant a d’ailleurs lancé : « Mon corps, je ne le sens plus. J’ai trop mal. Je ne peux plus lever mon bras gauche. J’ai eu une vie difficile. C’est un miracle que je sois là, je suis un miracle parmi tant d’autres ».

Sur scène

Deux canots descendent côte-à-côte une rivière symbolisée par une bande rouge. D’un côté, les Autochtones pagaient lentement et dignement. De l’autre côté, les hommes blancs, européens, accélèrent le rythme de leurs rames. Ceux-ci quittent la scène et reviennent avec une attitude dominante pour prononcer la « loi sur les sauvages » devant les Autochtones. Puis, les hommes blancs se retirent dans l’audience. Un grand homme, Greg, d’origine mohawk, interprète la voix du grand-père de Dominique qui joue un petit garçon. « N’oublie pas tes ancêtres », lui dit-il. Puis, surgit le curé, incarnant les pensionnats catholiques. Il vante les mérites de cette institution vouée à civiliser les « sauvages ». Pendant ce temps, on entend parler Dominique qui murmure des mots en Innu. Contrarié, le curé se retourne, retire le manteau autochtone du petit qu’il jette sur le sol. « Ici, on parle en français. Viens avec moi, petit sauvage ». Il saisit le garçon et se retire en arrière-scène. On voit au même moment un écran où défilent les abus physiques et sexuels vécus par des Autochtones dans les pensionnats.

Il s’agit d’un extrait de la première représentation de l’équipe. Elle met en scène l’histoire personnelle de Dominique, qui est aussi celle du traumatisme historique vécu par les peuples autochtones. Aujourd’hui, les membres des Premières Nations continuent d’éprouver de grandes souffrances liées aux abus subis dans les pensionnats, mais aussi à la perte de leur mode de vie et de leur identité. Devant cette scène, l’audience, composée majoritairement d’étudiants universitaires français et québécois concernés par les discriminations, reste sous le choc. « Le Canada n’est pas ce pays des droits de l’homme exempt de tout soupçon ! » lance une responsable d’association française. Aux réactions étonnées, Dominique n’a qu’une boutade comme réponse : « Welcome to my territory ! » Il poursuit néanmoins en incitant les membres de l’audience à interpeller les autorités canadiennes à propos de la situation des Autochtones autant sur le plan des droits que des conditions matérielles de vie.

Après cette première représentation devant public, nous en préparons une seconde, cette fois, devant les étudiants en techniques policières et en techniques de travail social du Collège Maisonneuve. Tout le monde a son grief envers les policiers, les personnes sans domicile encore plus. Dominique invoque son expérience et le dernier rapport de la Commission des droits de la personne sur le profilage social à l’endroit des personnes « itinérantes » par les policiers de Montréal. Julien raconte comment, malgré le développement d’une bonne relation avec certains patrouilleurs, ceux-ci n’en suivent pas moins les ordres de leurs supérieurs : « Tu as beau te mettre chum avec eux autres, quand c’est le temps de ‘nettoyer’ le centre-ville pour les festivals, ils arrêtent tout le monde, tu ne peux même pas discuter. » Beaucoup ont été témoins d’interventions particulièrement douteuses à l’endroit des personnes manifestant des signes de troubles mentaux (qui se parlent, se balancent seules sur un banc ou fixent les passants dans les yeux, par exemple) et appelées « coucous » dans la rue. « Je me souviens d’un gars assis sur un banc de parc. Il semblait assez perdu. Sans lui dire un mot, les deux policiers l’ont soulevé par en-dessous des bras et l’ont déplacé à un autre endroit », poursuit Julien.

Malgré la richesse des témoignages, nous avons de la difficulté à trouver une manière appropriée de présenter nos points sans occulter la réalité et sans choquer notre audience d’ « apprentis policiers ». À la dernière minute, nous convenons d’un scénario. Le jour de la représentation arrive ; 12 h 32, c’est le moment de se mettre en scène. Il n’y a presque personne dans la grande salle du Collège Maisonneuve. On compte trois étudiants en techniques policières et des professeurs. Nous nous informons auprès de ceux-ci. Ils nous expliquent que notre activité était facultative et qu’une majorité a préféré participer à une autre activité se déroulant en même temps et portant sur les Vikings ! Nous sommes à la fois déçus et soulagés. La représentation terminée, les trois étudiants en techniques policières se prêtent au jeu et acceptent de remplacer les policiers dans nos deux scènes. « Moi, je n’aurais pas repoussé l’ami de la personne en crise. Je l’aurais laissé intervenir », affirme une étudiante. À la suite de la représentation, une autre a maintenu le contact avec nous via courriel. « J’espère qu’ils ne changeront pas au cours de leur formation ou au moment de leur entrée en fonction », commente un membre du groupe.

Indignation et dialogue

Le processus commencé au camp de création à Saint-Paulin est toujours en cours. Nous avons partagé beaucoup de témoignages, constituant un matériel riche et diversifié à partir duquel nous avons élaboré nos scénarios de théâtre d’intervention. Il n’est pas facile de réaliser une telle entreprise de dévoilement de la souffrance. Nos deux premières représentations nous ont permis de jauger l’impact de nos interventions. Nous constatons que nous avons le pouvoir de susciter l’indignation et d’établir le dialogue, deux capacités que l’on retrouve rarement ensemble.

Malgré ces expériences, des questions reviennent sans cesse aux membres du projet Mains tendues : Comment rejoindre les acteurs du centre-ville avec un sujet aussi lourd ? Qui rejoindre en premier ? Comment parler de la souffrance sans tomber dans le misérabilisme, culpabiliser l’audience, la provoquer démesurément et, surtout, sans éluder le sérieux du problème ? Comment trouver le ton juste et les moyens pour ouvrir un espace de discussion citoyenne sur la détresse psychologique dans l’espace public ?

Notes

1. Ce projet a été initié en 2007 par la troupe de théâtre d’intervention Mise au jeu et Sonia Hamel. Les objectifs sont de mobiliser des acteurs-clés de l’espace urbain du centre-ville de Montréal afin de faciliter la cohabitation et la médiation entre les différents groupes qui le fréquentent. Le projet a aussi pour mission de donner la parole aux personnes en situation d’itinérance aux prises avec des problèmes de santé mentale et d’explorer des façons originales de répondre à la détresse psychologique des personnes dans le centre-ville.

2. Les prénoms utilisés dans ce texte pour désigner les participants au projet sont fictifs.

3. À ce sujet, voir Aubert, N. (2006). « Hyperperformance et combustion de soi », Études, 405(4) : 350.

4. Voir Furtos, J. (2007). Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale, Mental’idées, Dossier Souffrance et Société, Ligue Bruxelloise francophone pour  la santé mentale.

5. Furtos (2007) : 28.