Intervention sociale et arts : portes d’entrée

Les travailleurs sociaux demandent souvent aux jeunes auprès desquels ils interviennent de cibler des moyens à court et à long terme afin d’arriver à des objectifs précis, par exemple, terminer leur secondaire afin de pouvoir commencer un diplôme d’études professionnelles. L’intervention s’appuie alors sur le présupposé selon lequel les « jeunes en difficulté » sont inactifs, passifs, parce qu’ils ne vont pas chercher les ressources qui pourraient les aider. Ils doivent redevenir « acteurs » de leur propre processus de réintégration. Cependant, certains jeunes traversent des difficultés qui les empêchent de se projeter dans l’avenir, étant constamment en mode de survie. Ils ne savent pas ce qu’ils vont faire la semaine suivante. De plus, il s’agit parfois davantage d’objectifs fixés par les intervenants (ce qui leur apparaît le mieux pour que les jeunes se réalisent) que par les jeunes eux-mêmes.

La marginalisation chez les jeunes est un processus complexe qui demande aux intervenants sociaux d’être créatifs afin de pouvoir agir de façon globale sur les diverses problématiques rencontrées. Ces jeunes marginalisés sont loin d’être inactifs et il est important de les voir du point de vue de leur potentiel et de leurs forces et non essentiellement comme des jeunes rencontrant des difficultés, subissant des manques et des ruptures. Des stratégies, des compétences et des ressources ont été développées alors qu’ils traversaient des périodes difficiles de leur vie. Les arts, particulièrement ceux de la scène, peuvent permettre aux jeunes adultes en marge de recréer un réseau positif et de rebâtir un sens à leur vécu.

L’exutoire

En 2006 et 2007, durant mon baccalauréat, j’ai réalisé un stage en service social au Tremplin 16-30, un organisme communautaire de Sherbrooke qui intervient auprès des jeunes adultes pour les accompagner vers une plus grande autonomie. L’organisme offre, entre autres, du soutien communautaire en logement à des jeunes qui vivent des difficultés diverses, comme des problèmes de consommation, d’itinérance, des troubles de santé mentale ou de l’isolement social. La plupart vivent avec de faibles revenus. Pendant quatre mois, j’ai accompagné cinq résidents afin de développer avec eux un plan d’action qui comportait des objectifs ciblés, par exemple: mieux entretenir leur logement, se présenter à l’examen d’admission dans un centre d’éducation aux adultes ou participer au souper communautaire du Tremplin.

À travers ces suivis individuels, la cueillette de données psychosociales me semblait plutôt protocolaire et il m’était difficile d’entrer dans ce modèle. Travailler seulement avec la parole des jeunes limitait l’accès à leurs émotions. J’ai alors décidé d’intervenir à partir des intérêts des jeunes, de ce qu’ils aimaient faire, pour ensuite réaliser ma cueillette de données. Ces échanges informels m’ont permis de constater qu’ils pratiquaient tous une forme d’art, que ce soit le dessin, l’écriture ou la musique. L’art était  pour eux un exutoire à leurs souffrances trop vives. L’accès à leurs créations artistiques ouvrait la possibilité d’établir un lien de confiance, d’échanger sur leurs réalités, d’accéder à leur vécu.

À travers ces suivis, je me suis aussi aperçue que ces jeunes adultes vivaient un grand isolement et recherchaient des liens ainsi qu’une appartenance à un projet collectif. Plusieurs avaient éprouvé des ruptures familiales dans leur enfance et n’avaient pas terminé leur secondaire. Ils étaient souvent habités par un mal-être, une détresse psychologique qui les amenait à s’isoler ou à avoir une faible estime d’eux-mêmes et de leur potentiel. Ils me demandaient souvent ce qu’ils pourraient faire pour passer le temps.

J’ai alors cherché à jumeler dans l’intervention la dimension relationnelle que recherchent ces jeunes avec la dimension artistique, émotionnelle. Les arts de la scène présentent un potentiel particulièrement intéressant pour regrouper ces deux dimensions. Les intervenants du Tremplin ont appuyé la mise en place d’ateliers de théâtre avec, pour point d’attache, leur organisme. J’ai aussi décidé d’accompagner ce processus d’intervention par une démarche de recherche, à travers une maîtrise en service social.

Le « break »

La première année, en 2007, huit jeunes se sont présentés aux ateliers, qui se déroulaient de 18h à 20h, les lundis. Commençant par un cercle de discussion, une activité était ensuite proposée aux comédiens en lien avec le théâtre (improvisation, atelier de diction). Après une pause, l’atelier se poursuivait avec un travail individuel de mémorisation du scénario de la pièce « Zone », de Marcel Dubé. La constance aide les jeunes à se retrouver dans le projet, car leur vie est très mouvementée. À travers les ateliers, il s’agit de reconnaître leur potentiel plutôt que de passer par leurs difficultés : « Wow, c’est super ce que tu fais, tu fais de la jonglerie! On pourrait l’insérer dans le spectacle. » L’équipe respecte les talents des jeunes, pour qu’ils se sentent bien.

À la fin de cette première expérience, il est ressorti à travers l’analyse de mon mémoire que les objectifs d’intervention fixés au départ visaient davantage le développement personnel des jeunes adultes et touchaient moins leur réseau et leurs conditions de vie. L’activité était centrée sur un modèle comportementaliste d’intervention, qui visait la transformation des comportements inadéquats en groupe. Les intervenants passaient beaucoup de temps à établir des balises et intervenir sur des comportements qui freinaient le développement de la maturité du groupe. Parfois, par exemple, un jeune arrivait agressif aux ateliers parce qu’un autre jeune avait des dettes envers lui et ces conflits pouvaient prendre le pas sur le projet de création.

Progressivement, la démarche a évolué pour se recentrer davantage sur une approche humaniste, fondée sur la dignité des personnes. Le projet s’est orienté vers l’approche réseau en travail social, qui consiste à reconnaître l’inscription des individus dans des réseaux et à créer l’intervention à partir des personnes significatives. À partir de la troisième année de réalisation du projet, les jeunes qui étaient présents depuis le départ ont commencé à jouer un rôle de leaders positifs dans le groupe, puisqu’ils avaient développé un sentiment d’appartenance au projet. Il s’agissait surtout de jeunes recevant du soutien communautaire en logement de la part de Tremplin, qui démontraient une plus grande stabilité face au projet, ayant accès à un logement. Les jeunes sans domicile référés par les travailleurs de rue étaient quant à eux plus instables car, souvent, la plupart de leurs besoins de base n’étaient pas comblés. Ainsi, les jeunes du projet ont commencé à prendre davantage d’initiatives et à accompagner ceux qui traversaient une période d’instabilité. Le projet a alors eu des retentissements en-dehors des ateliers, puisque les jeunes s’appelaient entre eux, pratiquaient à l’extérieur, développaient des liens d’amitié et une solidarité.

Par conséquent, les intervenants sociaux ont été amenés à devenir des accompagnateurs de ce réseau qui se créait, afin d’offrir les conditions propices à l’aménagement d’un  espace de « liberté sécuritaire », dans lequel des liens de solidarité peuvent se tisser. Les participants arrivent aux ateliers avec leur histoire et leurs difficultés. La rue est un milieu de vie  solidaire, mais qui a aussi des côtés plus sombres ; les réseaux ne sont pas toujours aidants, il y a beaucoup de violence et de consommation. À travers les ateliers, les jeunes découvrent un milieu propice à un engagement positif. Par exemple, un jeune me confiait que, le lundi, il venait se retrouver « avec du monde » et se donner un « break » : « Au théâtre, je ris et tout le monde est positif. » Les intervenants ne sont pas constamment en intervention individuelle, ils utilisent plutôt la force du groupe afin de régler les différents conflits et améliorer les situations personnelles. Lorsqu’un climat d’entraide et de respect mutuel de base est instauré dans le groupe, l’intensité des problèmes individuels a tendance à diminuer, tandis que la maturité du groupe augmente. Le phénomène de l’exclusion sociale ne doit pas être abordé strictement de façon individuelle, comme c’est le cas avec le modèle comportementaliste.

C’est aussi à partir de ce moment que les jeunes ont été mis davantage à contribution dans la création des scénarios. Suite à de nombreuses conversations, ils ont décidé de créer leur propre pièce de théâtre. La première pièce qu’ils ont écrite s’appelle Plume d’écorce, en référence au fait que tous les jeunes ont eu la plume à la main afin de créer ensemble une pièce de théâtre. Celle de 2010-2011 s’intitule Télémorphose. Les jeunes y questionnent les heures passées devant la télévision. D’après eux, notre quête d’identité doit passer à travers des activités réelles et non seulement par le biais des médias. Chaque être humain possède une richesse intérieure, partagée à travers les relations humaines.

Ateliers

Cette année, trente-deux jeunes adultes participent à la troupe Artifice. Les ateliers ont une formule similaire. Ils débutent par une période d’accueil avec des collations, car souvent, les gens n’ont pas mangé. Pendant ce temps, je jase avec eux informellement. Ensuite, chacun prend une dizaine de minutes pour écrire ou dessiner ce qu’il a vécu durant sa journée dans son cahier de création. Souvent, certains ont perdu leur logement ou traversent des difficultés particulières. Suit un atelier de groupe, par exemple, un jeu de personnages, une activité dans laquelle ils développent de la confiance envers l’autre ou une activité physique à travers laquelle ils prennent conscience de leur corps. C’est durant ce moment que j’agis plutôt comme « intervenante ».

Le reste de la séance est consacré à du travail individuel ou en petites équipes, durant lequel chacun choisit son activité en fonction de ses intérêts et talents. Certains vont travailler sur une trame sonore, d’autres sur les décors, alors que d’autres vont se consacrer au jeu. Cette année, la thématique de la pièce est le voyage, que les participants abordent autant sous l’angle du projet intérieur que de la mort. La pièce est composée de 15 scénarios de cinq minutes. L’un est un slam dans lequel un jeune parle de la vie, qui a un départ mais dont on ne connaît jamais l’arrivée. Dans un autre scénario, un jeune voulait démontrer qu’une relation de couple peut perdurer dans le temps ; un autre porte sur le vécu d’une personne apprenant qu’elle a le cancer.

Chaque année, une activité sportive est intégrée aux ateliers. L’an dernier, toutes les deux semaines, le groupe faisait une heure de karaté pour intégrer une chorégraphie au spectacle. Le théâtre est le projet directeur, autour duquel se greffent d’autres activités. Cette année, les participants ont pris des cours de danse. Aujourd’hui, cinq autres accompagnateurs sont impliqués dans ce projet, soit un artiste en art visuel, un coach vocal, un agent de développement social et deux stagiaires, alors qu’au début, je portais ce projet seule.

Les représentations à la fin du projet ont, entre autres, comme visée de recréer un pont entre les jeunes et les gens de la communauté, mais aussi leur propre famille. Les parents se déplacent et sont fiers que leur enfant ait participé à un projet du début à la fin. Au moment de la représentation, il y a une sorte de réconciliation, quelque chose qui se passe au niveau de l’image que les parents ont de leur enfant. Les jeunes tirent aussi une grande valorisation du fait de réaliser un projet et d’avoir eu la confiance de l’équipe.

Un projet artistique comme celui-ci ne peut pas fonctionner sans partenariat. Il ne s’agit pas seulement d’un projet des jeunes, mais de toute la communauté. Aujourd’hui, ce projet s’inscrit vraiment dans la communauté ; je le vois parce que je pourrais quitter le projet et celui-ci se poursuivrait. Par exemple, les jeunes font eux-mêmes le recrutement.

C’est mon intérêt de donner une place centrale à des gens qui sont souvent dans l’ombre, qui n’ont pas les moyens financiers de faire partie d’une troupe. Ce projet est parvenu à faciliter l’accès des jeunes aux arts.

Rire

Le théâtre est une porte d’entrée sur plusieurs dimensions de la vie des participants. Intervention sociale et art vont ensemble ; l’intervention a toute sa place dans le processus créatif. Par exemple, grâce au journal de bord des jeunes, il devient possible de les accompagner dans les difficultés qu’ils vivent par ailleurs, de les référer aux ressources existantes dans le cas d’une perte de logement. Les périodes d’accueil et d’« au revoir » sont d’ailleurs des moments propices pour l’intervention individuelle et informelle. Cependant, durant les ateliers, l’intervention est centrée sur le processus créatif et non sur les difficultés personnelles des jeunes. L’art les ramène à leur vécu, mais d’une manière autre qu’en entrevue individuelle. Un des jeunes est dans la troupe depuis le début du projet. Au commencement, il était gêné et ne levait jamais la tête quand il parlait. Petit à petit, il a réussi à jouer un personnage, mais de manière introvertie. Cette année, sa posture et sa présence sur scène ne sont plus les mêmes ; il écrit des scénarios et a développé sa confiance en lui. Il est devenu mentor pour le groupe.

Quand ils jouent un personnage, leur jeu est teinté de leur expérience. Ils le jouent avec ce qu’ils sont. Par exemple, un jeune devait exprimer à travers son personnage de la joie, mais il n’y arrivait pas. Puis, à un moment donné, je lui ai demandé de rire et il m’a regardée en me disant : « Steph, je n’ai jamais ri et là, tu me demandes de jouer quelque chose que je ne connais pas. » À travers le jeu, il y a une intervention sociale qui peut se faire à un niveau qui nous échappe quand on doit remplir des dossiers. À travers l’expression artistique, nous pouvons accéder au vécu et dépasser les préoccupations immédiates comme l’absence de logement pour certains.

Liberté d’innover

Les approches d’intervention en travail social gagneraient à être diversifiées. Dans le milieu des services sociaux, peu d’approches alternatives sont développées afin que les jeunes s’expriment autrement que seulement par les mots. Or, le processus d’intervention conçu comme une série d’étapes relativement standardisées n’a pas toujours de sens et apparaît peu propice à la création de liens de confiance. Il y a des informations essentielles pour l’intervenant social, outre la situation psychosociale du jeune adulte. C’est lorsqu’il y a un lien significatif avec l’intervenant qu’il devient possible d’intervenir sur le réseau, l’appartenance à la communauté et les conditions de vie. Le fait de travailler avec des jeunes marginalisés représente davantage une relation d’être qu’une relation d’aide.

Bien que cela soit déstabilisant, sortir de notre zone de confort et nous remettre en question à propos de nos approches d’intervention peut être bénéfique pour nous et pour les gens auprès desquels nous intervenons. Par exemple, si un jeune joue de la guitare, ne pourrait-il pas l’apporter lors de l’une des rencontres de suivi psychosocial ? Les intervenants devraient pouvoir goûter au même espace de liberté de création que nous souhaitons offrir aux jeunes à travers ce projet, qu’ils aient la liberté d’innover dans leurs pratiques. Les intervenants sociaux ont aussi besoin que soient mis de l’avant leur potentiel et leur capacité créative.