Invitation au théâtre : Si un jour je meurs, ce ne sera pas une surprise

Josianne

Un soir où j’attendais Sacha pour aller voir sa patiente, Marie, chez elle, un couple marchait dans le corridor de l’hôpital. Quand ils sont passés près de moi, j’ai entendu la femme dire à l’homme « Tu sais André, si un jour je meurs, va falloir que tu y penses à… ». J’avoue que j’ai arrêté d’écouter.

« Si un jour je meurs »?

Comment peut-on mettre cette phrase au conditionnel? Connaissez-vous des gens qui ne meurent pas? Activement, je veux dire? Des gens qui sont en train de ne pas mourir? Toute leur vie.

Extrait de « Si un jour je meurs » de Chantal Grenier

Si l’expérience d’une œuvre d’art est intime, le chemin parcouru en recherche basée sur l’art l’est tout autant. Il nous semblait donc important de témoigner, de manière un peu plus personnelle, de nos vécus respectifs, en tant qu’équipe interdisciplinaire, dans ce projet de longue haleine que nous tenterons de vous exposer et qui nous lie maintenant les unes aux autres.

Andréanne

En tant que médecin en soins palliatifs offrant des soins en hôpital, mais aussi à domicile, je côtoie de nombreux patients affligés d’une maladie incurable. Plusieurs d’entre eux sont en fin de vie. Leurs histoires, souvent touchantes, parfois poignantes, me rappellent la valeur de ce moment unique et l’importance des soins prodigués en cette période difficile pour les patients et leurs proches. À travers ces récits de vie, je suis témoin du tabou qui existe encore au sujet de la mort et des mythes qui perdurent à l’égard des soins palliatifs, retardant par le fait même des conversations essentielles.

Chantal

Mais pourquoi ne savais-je rien sur la fin de vie ? Force est de constater que socialement, on n’en parle que très peu. Il y a depuis plusieurs années une perte de sens dans la mort. Elle n’est plus accueillie comme une étape de l’existence que l’on partage dans des rituels entre amis et voisins afin de colmater le vide créé par le départ d’un être cher. Ces précieux instants en fin de vie ne devraient-ils pas nous permettre de nous connecter puissamment avec quelqu’un avant de le laisser partir ?

Mélanie

Œuvrer en tant que psychologue auprès des personnes en fin de vie et de leurs proches a transformé mon existence. C’est souvent par les plus grandes souffrances, qu’elles soient physiques, émotionnelles ou morales, que les individus se révèlent dans ce qu’ils ont de plus beau, de plus vrai, de plus touchant. Pendant mes années de pratique, je me suis souvent fait la réflexion que si la mort avait une seule bonne raison d’être, c’était bien celle de nous rappeler d’aimer sans mesure, sans tabou.

Maud

Le processus d’accompagnement méthodologique au Laboratoire créatif sur la fin de vie m’a permis de découvrir l’univers méconnu de la transition vers les soins de fin de vie. La lecture de la pièce et son interprétation sensible par des acteurs professionnels ont su résonner en moi et susciter des réflexions sur mes dynamiques familiales entourant la maladie et la mort. Ainsi, la chercheuse est elle-même transformée par l’objet de sa recherche. Cette idée ne sera sans doute pas étrangère à ceux et celles qui pratiquent la recherche qualitative et la recherche-création, mais elle mérite néanmoins d’être témoignée.

Le théâtre fascine par sa manière de toucher profondément par son échange humain, son caractère éphémère et son côté évocateur. Ce n’est pas la «vraie» vie qui se joue devant nous. Pourtant, son reflet métaphorique, symbolique et esthétique dépasse parfois la réalité. Le théâtre nous rappelle à nous-mêmes, à nos enjeux, à nos rêves, à la lumière en nous et à nos parts d’ombre. Plus grand que nature, il déploie ses artifices pour nous révéler l’imaginaire individuel d’artistes et la parole collective qu’ils arrivent à saisir et à transposer à la scène.

Les soins palliatifs visent le soulagement des patients atteints d’une maladie à pronostic réservé afin de leur offrir la meilleure qualité de vie possible jusqu’au moment du décès. Au Québec, la Loi concernant les soins de fin de vie précise le droit de toute personne dont l’état le requiert de recevoir des soins palliatifs de qualité, en temps opportun, et adaptés à ses besoins. Pourtant, jour après jour, de nombreux malades décèdent sans avoir eu accès aux soins dont ils auraient eu besoin, et ce en raison de méconnaissances, d’appréhensions, d’incompréhensions, de mythes et de tabous relatifs aux soins palliatifs de la part de la population générale, des patients eux-mêmes, de leurs proches et des professionnels de la santé. Cette forme de «palliphobie» se manifeste de diverses manières de part et d’autre de la relation soignant-soigné et a pour effet de limiter l’accès à de bons soins palliatifs pour des patients et familles dont la situation le requiert pourtant. La nécessité de sensibiliser les citoyens et de mieux former les professionnels de la santé à l’approche des soins palliatifs a été soulignée à maintes reprises dans la littérature et est à la source du projet de recherche dont il est question dans cet article.

Ce dernier porte en effet sur la création d’une pièce de théâtre sur la transition vers les soins de fin de vie. Ses assises méthodologiques reposent sur la recherche basée sur l’art, les données sont issues de sources variées. Financé par le programme pilote «Engagement» des Fonds québécois de recherche (FQR), il est porté par une équipe interdisciplinaire incluant une médecin en soins palliatifs, Andréanne Côté, une professeure en psychologie spécialiste du deuil, Mélanie Vachon, une dramaturge, Chantal Grenier, ainsi qu’une professeure en théâtre et dramathérapeute, Maud Gendron-Langevin. Ensemble, elles ont créé le Laboratoire créatif sur la fin de vie au sein duquel le projet se déroule.

L’occasion

Andréanne Côté et Chantal Grenier se sont rencontrées au parc près de la garderie que leurs enfants fréquentaient. Les deux ont échangé sur leurs professions et sur les enjeux qui en découlent entre deux poussées de balançoire. L’une sur le constat que les soins palliatifs étaient méconnus du public et insuffisamment intégrés de manière précoce dans les approches de soins, l’autre sur la démarche de création d’une pièce de théâtre d’autofiction sur la maternité, ses tabous et ses universalités. Andréanne avait ainsi lancé à la blague, «Si jamais t’as envie d’écrire une pièce sur les soins palliatifs, un jour, tu me feras signe! En attendant, je veux bien discuter de maternité avec toi pour ta pièce!». À noter que cette dernière avait fait quelques années auparavant une maîtrise en sciences des religions à l’UQÀM, avec une concentration en études sur la mort. Mélanie Vachon lui avait alors enseigné le cours intitulé Phénomènes relationnels et confrontation à la mort et ça avait cliqué, comme on dit… le hasard fait bien les choses. Ainsi, en 2017, les trois femmes se réunissaient et commençaient à échafauder le projet de création d’une pièce de théâtre ayant pour objectif de sensibiliser le public et de créer un espace de discussion sur la transition vers les soins de fin de vie.

Non moins par hasard, Andréanne a trouvé Maud Gendron-Langevin à l’aide d’une recherche par mots-clefs dans le bottin des professeurs de l’UQÀM, tout simplement. Lorsqu’Andréanne l’a contactée pour lui demander si cela l’intéressait de se joindre à son projet avec Mélanie et Chantal, Maud n’a pas hésité longtemps. Joindre la force esthétique et la puissance évocatrice du théâtre à celle de la recherche et de l’éducation populaire est une démarche qui existe depuis toujours, qui a fait ses preuves (Cho et al., 2009; Denzin, 2003) et qui l’intéresse particulièrement. Le théâtre permet de présenter de manière complète et sensible des enjeux, des faits et des expériences qui, s’ils étaient publiés sous forme de rapports de recherche, ne rejoindraient pas un public aussi vaste. Ainsi, contribuer à assurer une rigueur méthodologique dans le cadre d’une recherche-création était un défi qui lui plaisait.

Une méthodologie méconnue

La recherche basée sur l’art, essentiellement théorisée dans le monde anglo-saxon, a plusieurs dénominations pouvant confondre les chercheurs et les artistes s’y intéressant : Arts-based research (ABR), Arts-based social research, Arts-based qualitative inquiry, Arts in qualitative research, Arts-based educational research, Arts-based health research, Performative inquiry, Arts-informed research, Research-based art, etc. (Leavy, 2015, p.5). La première appellation, Arts-based research ou, en français, recherche basée sur l’art, est généralement perçue comme l’expression englobant toutes ses déclinaisons. Elle fait référence à une approche inter/transdisciplinaire de la création et de la présentation de savoirs. Dans ses formes plus près des sciences sociales, l’art – dans le projet qui nous occupe, le théâtre – devient non seulement un outil de transfert de connaissance, mais aussi une véritable façon d’appréhender le savoir, une méthodologie permettant de générer, analyser et présenter les résultats (Leavy, 2015 ; Saldaña, 2011). Certains vont même jusqu’à avancer qu’il s’agit d’un nouveau paradigme de recherche, au même titre que la recherche quantitative ou qualitative (Barone et al., 2012 ; Chilton et al., 2014 ; Gerber et al., 2012 ; Leavy 2015). Mais ce débat sera pour une autre fois!

En théâtre, la nomenclature utilisée pour désigner la création de pièces de théâtre basées sur la recherche est aussi très vaste et principalement documentée dans la littérature anglophone : Verbatim theatre, Performance ethnography, Ethnographic performance, Theatre of Fact, Ethnodrama, Ethnotheatre, etc. (Norris, 2009 ; Saldaña, 2011). Au Québec, le théâtre documentaire, le docu-théâtre et théâtre documenté sont assez pratiqués par des artistes et compagnies contemporaines (la dramaturge Suzanne Lebeau, le Théâtre Porte-Parole, pour ne nommer qu’eux), pour que ces appellations existent en français.

Dans ce projet, le processus de création s’apparente particulièrement à l’Ethnotheatre (Saldaña, 2011; Mienczakowski, 2009) que nous traduisons par ethnothéâtre. Il s’agit d’une combinaison de la recherche ethnographique et de la recherche-création dont les processus s’apparentent parfois à la recherche participative. Il propose des allers-retours entre la recherche et la création, où les résultats (l’œuvre) sont soumis à la discussion et ensuite retravaillés. Un des objectifs avoués de l’ethnothéâtre est de mettre en lumière les enjeux propres à un groupe ou à un phénomène donné. Plusieurs types d’écriture existent en ethnothéâtre, que ce soit le collage de verbatim, la composition de personnages fictifs à partir d’entrevues et d’observations, l’utilisation d’un genre plus métaphorique ou réaliste. L’écriture du texte en lui-même peut être assurée par des personnes appartenant au groupe représenté ou vivant le phénomène étudié ou être confiée à un dramaturge professionnel. Il en va de même pour la représentation en scène : elle peut être portée par les participants à la recherche ou par des comédiens professionnels. Les choix en ce sens peuvent se justifier de plusieurs façons selon les contextes de création et de diffusion, leur portée et leurs objectifs, ainsi que par les compétences des chercheurs impliqués.

De par la genèse même du projet, l’écriture de la pièce «Si un jour je meurs» a été confiée à la dramaturge professionnelle, Chantal Grenier. La pièce de théâtre a été écrite à partir de verbatim d’entrevues de recherches existantes (menées notamment par Mélanie Vachon), d’entrevues et de groupes de discussion avec des soignants, des proches aidants et des patients en transition vers des soins de fin de vie (organisés et menés par Andréanne Côté). Des visites observationnelles en milieu hospitalier, en maison de soins palliatifs et à domicile avec Dre Côté ont également eu lieu avec l’accord des autorités locales et un engagement à la confidentialité de la part de la dramaturge. Les chercheuses-cliniciennes, Andréanne Côté et Mélanie Vachon, spécialistes des questions sur la fin de vie et sur le deuil, ont pu soutenir Chantal dans son écriture de manière à lui souligner les éléments incontournables à mettre de l’avant, ainsi que les enjeux cliniques, théoriques et éthiques associés au sujet de la pièce. Il s’agissait notamment des multiples facettes du deuil, du tabou social de la mort, de la charge émotive liée à la maladie grave et aux processus décisionnels qu’elle implique (ex.: soignants, proches, patients confrontés à des choix difficiles qui se multiplient), des mythes liés aux soins palliatifs (ex.: ils accélèrent la mort), de la frontière floue de l’acharnement thérapeutique (ex.: formation/culture de la médecine contemporaine ou familles/patients qui exigent des soins disproportionnés), de la réalité et les limites de la médecine, etc.

Ce processus correspond à une démarche de recherche basée sur l’art où l’art et les données de recherche se nourrissent mutuellement. L’œuvre est créée à partir de résultats de recherches plus traditionnelles, issues des sciences sociales. Nécessairement, en traduisant la recherche qualitative en texte de théâtre, une nouvelle couche d’interprétation s’y ajoute et l’imprègne.

Extrait de la scène 5

Antoine :

Non, non. Une boucle de programmation. Quand la même commande arrive et repart à la même place, à l’infini. Un cercle vicieux finalement.

Marcel :

Ah ouin. (un temps) Comme quand on demande d’avoir un traitement, pis qu’on nous dit peut-être, pis qu’on demande encore, pis qu’on nous dit peut-être, pis qu’on nous le donne jamais.

Antoine :

Papa…

Marcel :

Ben quoi ? Y’arrête pas de me dire ici « C’est vous qui décidez ». Pis quand je dis « ben c’est décidé, donnez-moi de la chimio que je puisse retourner chez nous prendre des marches pis guérir mon cancer », on me dit «ah ben là c’est pas possible».

Antoine :

Oui mais attends…

Marcel :

J’ai pas d’affaire ici, j’ai jamais été malade de ma vie!

Antoine :

Ben là papa, quand même. (Prudent) Dre Savaria m’a aussi parlé de «soins de confort». On pourrait se dire qu’on fait ça en attendant que tu ailles mieux ? Parce que là, t’es en oncologie, on bloque un lit…

Marcel :
(en même temps qu’Antoine)

M’a t’en faire, on bloque on lit ! J’ai l’droit d’être ici ! Ils vont pas me faire comme y’ont fait à ta mère dans leur maison de vieux, me transférer pour que je meure plus vite pis que j’arrête de «bloquer un lit»!

Antoine :
(sans s’interrompre)

…mais on peut pas faire de chimio pis on peut pas retourner à la maison. Dre Savaria pense que ça ira pas en s’améliorant… Dans l’aile des soins palliatifs au moins tu pourrais…

Marcel :
(il s’énerve) 

Arrête de me parler des soins palliatifs ! Dis à Dre Savaria qu’on essaie la chimio pareil pis…

Antoine :

Mais — tu — peux — pas !

Marcel :

J’peux — pas — quoi? J’peux pas essayer de vivre?

Un long temps. Ils se regardent. Antoine s’éloigne ne sachant plus quoi dire.

Marcel :

Rendu là, je veux être sûr qu’on a tout essayé.

Antoine :

Pourquoi qu’on n’essaierait pas de rien essayer pour que tu sois bien?

Un temps.

Marcel :

Chu pas prêt.

Un temps.

Marcel :

Mets-moi la game s’il te plaît.

Antoine met les nouvelles.

Le prisme de la beauté

Chantal Grenier a bénéficié d’une résidence d’écriture dans la Maison de soins palliatifs La Source bleue. Cette immersion lui a permis de ressentir, de vivre et d’observer les enjeux propres à ce moment charnière de l’existence : les deuils liés à la perte d’autonomie, le sentiment de culpabilité des proches, les craintes et les tabous entourant la mort, la peur de souffrir, les limites de la médecine curative, comment soutenir adéquatement les proches et la personne en fin de vie, la difficulté à référer en soins palliatifs, etc. À travers sa sensibilité d’artiste et son intelligence émotionnelle, elle a su capter ce qui lui semblait essentiel et le traduire pour la scène. Elle a analysé des paroles individuelles et les a combinées en composant des personnages fictifs permettant au plus grand nombre de spectateurs possibles de s’y identifier à un niveau ou à un autre. Ainsi, son processus d’écriture était-il, en soi, une étape de la recherche basée sur l’art. De fait, pour déterminer quels enjeux donner aux personnages de la pièce, pour définir quels genres de réactions ils pouvaient avoir afin de les rendre crédibles, une distillation et une analyse des données ont été faites. Une codification des données (thèmes, sous-thèmes, relation entre eux) s’est naturellement opérée (Cho et al., 2009; Leavy, 2015; Saldaña, 2011). Les résultats et la discussion de la recherche sont devenus la pièce de théâtre elle-même.

Poussons la réflexion plus loin. En recherche basée sur l’art, en ethnothéâtre plus précisément, et surtout quand il s’agit de puiser à même des récits de vie et des enjeux sociaux actuels, des étapes de validation doivent être faites une fois la première version de la pièce écrite (Mienczakowski, 2009; Saldaña, 2011). La pièce a donc été soumise à la lecture de personnes ciblées pour leurs expertises théoriques, cliniques et expérientielles. Ainsi, des soignant.es, proches aidant.es et chercheur.euses ont relu et commenté le travail, permettant ainsi à Chantal de retourner à sa table à dessin. Ce cycle de relecture s’est opéré plus d’une fois et, au lot de personnes ciblées, s’est ajouté un spécialiste de la dramaturgie théâtrale, François Archambault, auteur professionnel reconnu par ses pairs. Ce dernier a été sollicité afin d’être le gardien de la théâtralité et de l’esthétisme… nous oserions même dire, de la beauté du récit.

Pourquoi choisir un médium artistique en recherche? Comme nous l’avons écrit d’entrée de jeu, parce que c’est puissant, évocateur et parfois provocateur. Si c’est bien fait, cela suscite des réactions émotionnelles, intellectuelles et physiologiques tant chez le spectateur que chez le créateur (Leavy, 2015). Ces ressentis ne peuvent laisser indifférent et ils suscitent l’envie de réagir. L’échange avec le public, lorsque possible, devient un lieu dialogique fécond où peuvent naître de nouvelles compréhensions du sujet (Sajnani, 2010). Ainsi, la forme d’art choisie, quelle qu’elle soit, l’est pour sa capacité à toucher les gens sur ce qu’ils ont de commun : leur capacité à ressentir. Le théâtre, plus spécifiquement, par le truchement de personnages et de techniques théâtrales tantôt recréant un certain réalisme, tantôt générant des images symboliques et métaphoriques, amène le spectateur à se positionner. Il s’identifie ou rejette, il capte certains éléments plutôt que d’autres, il acquiesce ou s’oppose, il apprend, il réactive des connaissances ou confirme ce qu’il sait, il s’ouvre à l’altérité, il est soumis à une lecture de la réalité qui lui est familière ou étrangère, il est conforté ou confronté… ou un peu de tout cela à la fois.

Et la beauté, dans tout ça? C’est elle qui génère des réactions inattendues tant physiologiques, qu’émotionnelles, qui ravive parfois des souvenirs ou stimule les rêves. Qui n’a pas déjà été ému par une pièce musicale, un passage de roman, le jeu d’un acteur ou une peinture? L’importance relative de la beauté ou de l’esthétisme est pourtant un sujet délicat lorsqu’il s’agit de recherche et de création puisqu’elle pose la question plus vaste des objectifs poursuivis (Cho et al., 2009; Saldaña, 2011; Rossiter et al., 2007) et des critères permettant d’en évaluer la qualité (Cho et al., 2009; Leavy, 2015). S’agit-il d’une pièce d’éducation populaire visant à soulever des débats et des discussions basées sur des données? S’agit-il d’une œuvre d’art qui tient en elle-même, sans explication ou autre objectif que celui de divertir son public – et tant mieux si cela le fait réfléchir ? Est-ce possible de réconcilier ces tensions? Il semble qu’il n’y ait pas consensus, mais quelques pistes de réflexion peuvent nous guider.

Tension dialogique

Nous revenons ainsi aux notions de beauté et d’esthétisme et des objectifs pédagogiques poursuivis. En théâtre, certains s’amusent à dire qu’une pièce est la vie représentée en scène… mais en ayant d’abord pris soin d’enlever toutes ses parties ennuyantes ou insignifiantes. Saldaña (2003) ajoute avec éloquence que «l’objectif principal du théâtre est d’amuser – d’amuser les idées et d’amuser pour le plaisir.»1 (p.220). En effet, comme artistes, nous sommes aussi responsables du public : qu’il assiste à un spectacle qui saura le captiver, qui saura potentiellement résonner en lui et l’ouvrir à de nouvelles réflexions et compréhensions. Or, comme chercheurs, nous avons également des responsabilités éthiques envers les participants de la recherche, puisque ce sont eux qui nourrissent le matériau artistique : ce sont leurs voix et leurs vécus qui sont représentés en scène, et on leur doit une certaine fidélité.

Une démarche comme la nôtre impose ainsi la quête d’un équilibre délicat entre la fidélité envers les données de recherche et l’importance de créer une pièce de théâtre qui soit engageante. Côté cour, une crainte fréquente des chercheurs et de certains participants est que les données soient noyées par l’histoire ou les artifices artistiques. Côté jardin, les artistes qui craignent que ces données ne prennent le pas sur l’œuvre et la rendent indigeste ou ennuyante. Saldaña, reconnaissant cette tension, propose qu’«avec la performance ethnographique [vienne] alors la responsabilité de créer une expérience informative et divertissante pour le public, qui soit esthétiquement solide, intellectuellement riche et émotionnellement évocatrice»2 (2003, p.220).

L’équilibre n’est pas simple à trouver et ne fait consensus ni dans le milieu artistique ni dans celui de la recherche qualitative. Leavy, à la question de Saldaña au sujet de l’ethnothéâtre, «Mais est-ce de l’art?»3 (2011, p.203) répond plutôt «Que sert cet art?»4 (2015, p.272). Ces questionnements soulèvent l’importance de s’entendre sur les objectifs et les critères d’évaluation de l’œuvre.

Dans les critères d’évaluation de la qualité d’une recherche basée sur l’art les plus fréquemment nommés, mais tout de même encore contestés, Leavy (2015) mentionne l’esthétisme. Elle expose l’importance cruciale de la qualité esthétique de l’œuvre, voire de sa puissance esthétique, et mentionne que cette qualité est intimement liée à la réponse des publics et, conséquemment, à son utilité. Afin de toucher le public, de générer de l’empathie et de l’identification aux personnages et à leur propos, l’ethnothéâtre se doit d’être artistiquement de qualité tout en préservant la véracité des données rapportées.

Pour sa part, Mienzcakowski (2009) propose comme critère principal la vraisemblance sur scène, dans le jeu des comédiens et le propos de la pièce au regard du sujet représenté, sans besoin d’aller plus loin sur le plan esthétique. Certains ajoutent pourtant que la qualité esthétique du spectacle, la virtuosité des comédiens, l’utilisation judicieuse, créative et originale des techniques théâtrales doivent aussi être considérées. Elles permettent de représenter avec force et de manière parfois plus convaincante certaines données de recherche, que les mots ne sauraient exprimer aussi justement (Cho et al., 2009 ; Ackroyd et al., 2010 ; Snyder-Young, 2010).

Perspectives d’avenir

«Si un jour je meurs» est le fruit d’une démarche de recherche interdisciplinaire basée sur l’art. Le projet de recherche est actuellement au mi-temps de sa vie. La version actuelle de la pièce fait 59 pages, se découpe en 23 scènes qui exposent le vécu de six personnages liés les uns aux autres autour du fil conducteur de la fin de vie. Deux lectures publiques ont dû être annulées en mai et juin 2020 lorsque les théâtres ont été fermés en raison de la pandémie de la COVID-19. Cherchant à faire avancer la recherche, la webdiffusion d’une lecture publique a été privilégiée le 28 novembre 2020, générant plus de 2000 vues et pour laquelle près de 300 répondants ont rempli un questionnaire en ligne post-présentation. D’un point de vue méthodologique, la lecture publique s’inscrit comme étape de validation. Ainsi, les commentaires recueillis par le public permettront aux chercheuses de poursuivre leur démarche d’amélioration du texte et des enjeux traités. Normalement, lorsqu’une lecture de validation est faite en présence, le public est restreint et ciblé de manière à générer des discussions représentatives des différentes voix que l’œuvre tente de porter. En raison du caractère virtuel de la présentation, un groupe de discussion, des échanges par courriel et le questionnaire en ligne ont été les supports privilégiés pour recueillir les rétroactions du public. L’analyse des résultats émanant de ces différents supports est en cours et nous notons déjà que l’hypothèse de la tension dialogique entre le côté didactique et le côté esthétique de la pièce semble se profiler à l’horizon. Par la suite, un cycle de travail d’écriture et de travail en laboratoire de création avec des comédiens permettra de mettre à l’essai les modifications proposées. Des répétitions publiques sont aussi prévues afin de recueillir des commentaires de membres de publics ciblés, par exemple des groupes de soignant.es, des étudiant.es en médecine ou en psychologie, des personnes âgées ou malades, leurs proches, ainsi que des artistes des arts vivants. Leurs réactions seront à leur tour utiles au parachèvement du texte et aux choix artistiques finaux.

En bout de piste, l’objectif est de produire une pièce de théâtre qui sera jouée dans des théâtres professionnels afin de rejoindre un public plus vaste. Cet exercice à la fois de vulgarisation scientifique et de création artistique vise à créer un dialogue avec la population, à générer un espace de discussion ouvert et sensible sur la mort, le deuil et les soins palliatifs. Nous espérons également utiliser des extraits de la pièce comme outil de formation de professionnels appelés à intervenir auprès d’une clientèle en soins palliatifs. Comme d’autres chercheurs avant nous (Colantonio et al., 2008; Gerber et al., 2012; Rossiter et al., 2007), nous nous intéresserons alors aux effets de la pièce de théâtre sur les publics : «Comment a-t-elle été reçue, perçue? Qu’en ont-ils retenu?». Nous verrons alors si le choix de ce véhicule de transmission de savoirs et d’ouverture au dialogue aura été le bon, et en quoi il l’aura été ou non.

Chantal

Alors que la lourdeur du sujet m’inquiétait, une forme de légèreté s’est imposée d’elle-même dans le processus de création, sans jamais diluer le sérieux des enjeux. Les personnages m’ont appris que même à un moment où la survie n’est plus possible, un mécanisme de défense s’impose parfois pour rendre la fin moins aride. À travers ce cheminement difficile, ceux qui s’ouvrent à la beauté de cette expérience en ressortent paradoxalement avec un recadrage plus juste, véridique et serein envers leur propre vie. C’est ce que j’ai tenté d’explorer à travers l’écriture de «Si un jour je meurs».

Andréanne

Grâce à une démarche rigoureuse et sensible, notre équipe dispose d’une position privilégiée pour livrer une œuvre théâtrale ancrée dans la réalité des patients, des soignants et des proches aidants. À terme, j’espère utiliser la pièce (en tout ou en partie) à des fins d’enseignement et de formation pour les futurs professionnels de la santé qui, tôt ou tard, seront confrontés à cette étape importante de la vie.

Mélanie

L’œuvre théâtrale «Si un jour je meurs» signifie pour moi non seulement la célébration de la créativité face à la fin de vie, mais aussi et surtout une manière de se lier les uns aux autres pour s’ouvrir à la possibilité que la mort ait quelque chose de beau et de bon à nous enseigner.

Maud

Au terme de son périple, le texte devenu théâtre, il m’est possible de l’espérer, saura initier un mouvement, une pensée critique et sensible collective sur un sujet qui nous touche tous à un moment ou à un autre de nos existences. Et un jour, on se retrouvera dans un théâtre et sa magie opérera. Il nous permettra de nous poser la question ensemble : Qu’est-ce que je veux vivre et comment je veux le vivre, «Si un jour je meurs»?

Notes

  1. «Theatre’s primary goal is to entertain—to entertain ideas and to entertain for pleasure.» (Saldaña, 2003, p. 220)
  2. «With ethnographic performance, then, comes the responsibility to create an entertainingly informative experience for an audience, one that is aesthetically sound, intellectually rich, and emotionally evocative.» (Saldaña, 2003, p. 220)
  3. «But is it art?» (Saldaña, 2011, p. 203)
  4. «What is this art good for?» (Leavy, 2015, p. 272)

Références

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Barone, Tom et Elliot W. Eisner (2012), Arts-based research, Thousand Oaks, Sage.

Cho, Jeasik et Allen Trent (2009), « Validity criteria for performance-related qualitative work: toward a reflexive, evaluative, and coconstructive framework for performance in/as qualitative inquiry », Qualitative Inquiry, 15(6), p.1013-1041.

Chilton, Gioia et Patricia Leavy (2014), «Arts-based research practice: Merging social research and the creative arts», in P. Leavy (dir.), The Oxford handbook of qualitative research, Oxford, Oxford University Press, p. 403-422.

Colantonio, Angela, Pia C. Kontos, Julie E. Gilbert, Kate Rossiter, Julia Gray et Michelle L. Keightley (2008), «After the crash: Research-based theater for knowledge transfer», Journal of Continuing Education in the Health Professions, 28(3), p. 180-185.

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Gerber, Nancy, Elizabeth Templeton, Gioia Chilton, Marcia Cohen Liebman, Elizabeth Manders et Minjung Shim (2012), «Art-based research as a pedagogical approach to studying intersubjectivity in the creative arts therapies», Journal of Applied Arts and Health, 3(1), p. 39-48.

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Norris, Joe (2009), Playbuilding as Qualitative Research: A Participatory Arts-Based Approach, Walnut Creek, Left Coast Press.

Rossiter, Kate, Pia Kontos, Angela Colantonio, Julie Gilbert, Julia Gray, Michelle Keightley (2007), « Staging data: Theatre as a tool for analysis and knowledge transfer in health research », Social Science & Medicine, 66, p. 130-146.

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