Jeunes Noirs et système de justice : la mauvaise conseillère

La mort du jeune Fredy Villanueva lors d’une intervention policière occupe le devant des scènes politique et médiatique à Montréal depuis l’été 2008. Villanueva aurait contrevenu à un règlement municipal en jouant aux dés avec des amis dans un stationnement à l’arrière d’un centre commercial de Montréal-Nord. La suite des événements fait l’objet d’une enquête toujours en cours du coroner, mais il semble qu’un des deux policiers impliqués se soit senti menacé en tentant de procéder à l’arrestation du frère de la victime et ait tiré à bout portant sur cette dernière, peu de temps après le début de l’intervention.

Au-delà des détails de cet incident, des questions sont soulevées par ce type d’intervention policière et ses conséquences. Jusqu’à quel point s’agit-il d’un type d’intervention courant – sans qu’il y ait mort d’homme – dans les opérations policières à Montréal à l’égard des jeunes de minorités ethniques ou « racisées » ? Peut-on faire des liens entre ce type d’intervention (quelles que soient les conséquences) et les interventions policières couramment pratiquées vis-à-vis de ces populations ? Comment comprendre la surreprésentation des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis en justice sur l’île de Montréal ? Dans le texte qui suit, nous tenterons d’apporter des éléments de réponse à ces questions à la lumière de nos recherches effectuées dans les archives de la Chambre de la jeunesse à Montréal.

Arrestation et interpellation

Dans un texte publié antérieurement (Bernard et McAll, 2008),1 nous avons fait état des premiers résultats de nos analyses portant sur les arrestations de jeunes de 12 à 18 ans sur l’île de Montréal pendant l’année 2001. Sur le total de 1 518 jeunes arrêtés et résidant sur l’île de Montréal et dont les dossiers ont été retenus pour fins de poursuite, 340 (soit 22,4%) sont identifiés par le policier sur la Demande d’intenter des procédurescomme des « Noirs » et 76% comme des « Blancs ». Or, en 2001, année de recensement, les Noirs constituaient 10% de ce groupe d’âge sur le territoire (13 105 personnes). Ils sont donc surreprésentés par rapport à leur poids dans la population. Il peut cependant y avoir une variation entre la perception des policiers et la perception des personnes elles-mêmes lors du recensement, étant donné que les catégories « raciales » sont construites socialement et n’ont pas de fondements scientifiques.2 On ne peut calculer ainsi un taux de surreprésentation définitif, mais on peut penser que les jeunes Noirs ont globalement deux fois plus de chances d’être arrêtés et poursuivis en justice sur l’île de Montréal que les jeunes Blancs, par rapport à leur poids dans la population. Calculé autrement, 26 jeunes Noirs sur mille étaient arrêtés et poursuivis en justice en 2001 sur ce territoire, contrairement à 13 jeunes Blancs sur mille.

La situation ne semble pas avoir beaucoup changé en 2006-2007. Selon les données du Service de Police de la Ville de Montréal,3 la communauté noire (tous groupes d’âge confondus) formait 7% de la population de l’île de Montréal, mais a fait l’objet de 17,4% des arrestations, ce qui donne un taux de surreprésentation à peu près équivalent à celui de 2001 pour les jeunes. Les données de la police indiquent, par ailleurs, que le taux de surreprésentation est encore plus élevé pour l’interpellation (sans qu’il n’y ait nécessairement arrestation). Si les Noirs avaient 2,5 fois plus de chances qu’un Blanc d’être arrêtés en 2006-2007 sur l’île de Montréal, ils avaient 4,2 fois plus de chances d’être interpellés. Ces taux atteignent les niveaux les plus élevés (de 7 à 11 fois plus de chances d’être interpellés) dans des quartiers où la population noire est peu présente, que ces quartiers soient plus « aisés » (Outremont et Plateau-Mont-Royal) ou plus « défavorisés » (Hochelaga-Maisonneuve).

Comment expliquer cette surreprésentation ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons construit un échantillon représentatif de 170 jeunes (91 jeunes Noirs et 79 jeunes blancs) à partir des dossiers contenus dans les archives de la Chambre de la jeunesse pour 2001.4 Les motifs d’arrestation des jeunes Noirs seront pris en considération dans le texte qui suit sous les chefs d’accusation suivants : consommation et trafic de stupéfiantsvolvol qualifiéentrave au travail d’un policier et bris de conditions. On regardera chacun de ces motifs en comparant les deux groupes.

Consommation et trafic de stupéfiants

La possibilité que les jeunes Noirs soient davantage sujets à l’observation par les policiers et les agents de sécurité que les jeunes Blancs ressort assez nettement dans le cas de la consommation et le trafic de stupéfiants. Dans ce cas, les jeunes Noirs sont plus souvent arrêtés pour consommation ou trafic que les jeunes Blancs (2 jeunes Noirs sur mille parmi les Noirs de leur groupe d’âge ayant été arrêtés pour ce motif en 2001 sur l’île de Montréal contre 1,6 jeunes Blancs sur mille).5 Ce qui surprend, c’est que dans la majorité des arrestations de jeunes Noirs sous ce chef d’accusation dans notre échantillon, l’arrestation fait suite à un comportement observé par un policier ou un agent de sécurité dans l’espace public, comprenant le fait d’être soupçonné de fumer de la marijuana ou de faire du trafic. Or, dans le cas des jeunes Blancs, il n’y a qu’un cas d’arrestation pour ce chef d’accusation dans l’échantillon qui provient de l’observation directe par un policier ou un agent de sécurité dans l’espace public et, dans ce cas, l’observation a lieu dans le cadre d’une enquête ciblée clandestine. Dans les autres cas d’arrestation de jeunes Noirs et Blancs pour ce motif, il peut s’agir, par exemple, d’une arrestation faite après que la police ait été informée par une école ou par des témoins, ou lors d’une fouille après interpellation pour un autre motif. 

Un jeune Noir a ainsi 7 fois plus de chances d’être observé et arrêté par la police en train de fumer de la marijuana ou de vendre de la drogue dans l’espace public qu’un jeune Blanc (1,1 jeunes Noirs sur mille se trouvant dans cette situation, contrairement à 0,17 jeunes Blancs). Or, si on prend les arrestations pour possession ou trafic de stupéfiants après une fouille ou une enquête ciblée (sans qu’il y ait observation directe au préalable par un policier ou un agent de sécurité), ce sont les jeunes Blancs qui ont le plus de chances d’être arrêtés et poursuivis (1,44 jeunes Blancs sur mille, contrairement à 0,9 jeunes Noirs). Dans ce cas, la surreprésentation des jeunes Noirs pour ce chef d’accusation semble donc directement tributaire d’une surveillance accrue de la part des policiers et des agents de sécurité dans l’espace public, comparativement à celle que subissent les jeunes Blancs. Ce type d’arrestation pourrait ainsi expliquer 7,2% de la surreprésentation globale des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis en 2001.6

Vols sans violence

Un certain nombre d’arrestations comporte des accusations de vol, sans qu’il y ait de violence. Ce type d’arrestation comprend, par exemple, des vols à l’étalage ou dans une maison privée et des vols d’argent, de cartes de crédit, de voitures, de bicyclettes, de cellulaires, de montres ou d’autres effets personnels. Ce type d’accusation concerne 20,9% des jeunes Noirs et 19% des jeunes Blancs de l’échantillon. Ce qui veut dire que 5,4 jeunes Noirs sur mille parmi les Noirs de 12 à 18 ans ont été arrêtés pour ce type de vol en 2001, contre 2,5 jeunes Blancs sur mille. Les jeunes Noirs auraient ainsi 2,2 fois plus de chances de vivre ce type d’événement.

Les jeunes Noirs sont encore une fois arrêtés plus souvent après avoir été observés, en train de voler, par un agent de sécurité ou un policier, que les jeunes Blancs : 13,2% pour les premiers et 5,1% pour les deuxièmes. Autrement dit, 3,4 jeunes Noirs sur mille parmi les Noirs de leur groupe d’âge sont arrêtés pour vol après avoir été observés par un policier ou un agent de sécurité, contre 0,66 sur mille pour les Blancs. Les jeunes Noirs ont ainsi 5,15 fois plus de chances que les jeunes Blancs d’être arrêtés dans ce type de situation qui pourrait, à lui seul, expliquer 21,1% de la surreprésentation globale des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis, comparativement aux jeunes Blancs. Si on exclut les arrestations pour vol après observation par un policier ou un agent de sécurité, l’écart entre les deux groupes pour ce type d’arrestation se réduit à un ratio de 1,96 sur mille pour les Noirs à 1,84 sur mille pour les Blancs.

Vols avec violence

Les accusations de vol qualifié sont à l’origine des arrestations de 20,9% des jeunes Noirs et de 7,6% des jeunes Blancs. Ces vols sont souvent effectués par des groupes de deux ou trois jeunes, les jeunes Noirs arrêtés ayant, en moyenne, 2,1 complices, et les jeunes Blancs, 1 complice. Il y a donc une différence importante entre les deux groupes pour ce type d’événement, 5,4 jeunes Noirs sur mille étant arrêtés en 2001 sous ce chef d’accusation, contre 0,99 jeunes Blancs sur mille. Les jeunes Noirs ont ainsi 5,5 fois plus de chances d’être arrêtés pour vol qualifié que les jeunes Blancs, ce qui pourrait expliquer 34% de la surreprésentation des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis. Ici aussi, l’observation par les policiers et les agents semble être dirigée davantage vers les Noirs, 1,1 jeunes Noirs sur mille ayant été arrêté pour vol qualifié après avoir été observé par des policiers ou agents, tandis qu’aucun jeune Blanc de notre échantillon n’a vécu le même type d’arrestation. Même si on exclut ces cas, l’écart reste important, 4,3 sur mille pour les jeunes Noirs et 0,99 sur mille pour les jeunes Blancs.

Paradoxalement, 11% des jeunes Noirs (l’équivalent de 2,85 jeunes Noirs sur mille parmi les Noirs de leur groupe d’âge), ont fait l’objet d’une accusation de vol qualifié après qu’un jeune homme Blanc ait appelé la police en tant que victime, pendant qu’aucun jeune Blanc de notre échantillon n’a été arrêté après qu’un jeune Noir ait appelé la police en tant que victime. D’ailleurs, sur l’ensemble des arrestations des jeunes Noirs, 31,9% des rapports de police font état de jeunes victimes blanches, tandis que, quand il s’agit de jeunes accusés Blancs, il n’y a que 3,2% des cas où la victime est un jeune homme ou une jeune femme noire.

Comment expliquer la quasi-absence de jeunes Noirs comme victimes dans les crimes commis par les Blancs ? Soit l’agressivité va toujours dans le même sens (ce qui serait surprenant), soit les jeunes Noirs ont trop peur de la police pour porter plainte contre des agresseurs blancs, soit, encore, la police prend moins au sérieux les plaintes déposées par les jeunes Noirs à l’encontre des jeunes Blancs. La possibilité que la peur des jeunes Noirs (et de leurs familles) ou leur méfiance à l’égard de la police et du système de justice soit un facteur explicatif pour le manque apparent de plaintes déposées par de jeunes victimes noires contre des jeunes agresseurs blancs, est suggérée par le fait que les jeunes Noirs font plus appel à un avocat que les jeunes Blancs (18,3% contre 9,9%). Une telle explication pourrait en elle-même sous-tendre une partie de la surreprésentation des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis, étant donné que le fait de ne pas porter plainte contre des jeunes Blancs diminuerait nécessairement les taux d’arrestation de ces derniers et augmenterait le taux de surreprésentation des jeunes Noirs.

Entrave au travail d’un policier

Après consommation et trafic de stupéfiantsvol et vol qualifié, un autre chef d’accusation qui ressort dans les cas d’arrestation des jeunes Noirs est l’entrave au travail d’un policier, accompagnée parfois de voies de fait et d’autres chefs d’accusation. Si Fredy Villanueva avait été arrêté, il l’aurait probablement été sous ce motif et possiblement identifié comme « Noir » selon l’appréciation subjective du policier. Ce type d’accusation ne concerne que 4% des arrestations de jeunes Noirs et 2,6% de jeunes Blancs. On retrouve deux événements dans notre échantillon, impliquant dans un cas un accusé noir et dans l’autre, un accusé blanc, qui ressemblent, à certains égards, à celui ayant mené à la mort de Villanueva.

Dans un cas, les policiers interviennent auprès d’un groupe de jeunes qui sont considérés être en effraction pour flânerie. Ils procèdent ensuite à un contrôle d’identité. Les esprits s’échauffent et une des jeunes (une jeune Noire) dit qu’elle en a assez et décide de partir. Un des policiers essaie de l’en empêcher, elle résiste et le policier tente de lui mettre des menottes. À ce moment, ses amis s’approchent d’une manière jugée « menaçante » (d’après le rapport de police). L’autre policier tente de les tenir à l’écart. La police reprend le contrôle de la situation grâce à l’intervention d’un portier d’un bar à proximité avant l’arrivée de renforts. Dans l’autre cas, des policiers en patrouille répondent à une demande de renforts. Arrivés sur place, ils constatent que deux agents tentent de menotter un individu de « race noire » qui est sur le sol. Il y a « attroupement » autour et un individu de « race blanche » se penche vers les deux policiers. Les deux policiers arrivés en renfort interviennent et l’un d’entre eux tente de maîtriser le deuxième individu, qui s’est avéré plus tard être un ami du suspect mis à terre. Il y a altercation et l’agent de police est « poussé fortement » par l’accusé. Les policiers réussissent à reprendre le contrôle de la situation.

Ce type d’événement (avec dérapage et possibilité de perte de contrôle par les policiers) compte pour 2% de l’ensemble des arrestations. Le peu de cas ne permet pas de conclure à un traitement différentiel entre Noirs et Blancs. Cependant, il y a un lien à faire entre ce type d’événement (avec ou sans dérapage) et le quatrième et dernier chef d’accusation caractérisant les événements impliquant l’observation directe par un policier ou un agent de sécurité dans l’espace public : le bris de conditions.

Bris de conditions

Un certain nombre de jeunes Noirs et Blancs sont assujettis à des conditions de probation après avoir été jugés coupables par la Cour. Il peut s’agir, par exemple, pour une période de temps déterminée, de ne pas entrer en contact avec certains individus, de ne pas quitter le domicile sauf pour certaines activités précises, de ne pas se trouver au-delà d’une certaine distance du domicile, d’observer un couvre-feu (retour obligatoire au domicile avant une certaine heure) ou de ne pas se trouver ou s’attarder dans certains lieux (quadrilatère, parc, station de métro). Ces conditions peuvent s’ajouter à l’obligation d’effectuer des travaux communautaires, à une mise en garde fermée ou ouverte, ainsi qu’à d’autres mesures.

Par exemple, quatre jeunes à bicyclette sont interpellés par un policier parce qu’ils se promènent la nuit sans phares allumés. Après avoir contrôlé les identités, l’un d’entre eux, un jeune Noir, est arrêté pour bris de conditions car il ne respecte pas son couvre-feu. Dans un autre cas, un jeune Noir est interpellé pour flânerie et obstruction des portes devant une station de métro. Après un contrôle d’identité, il est arrêté pour bris de conditions. Plus souvent qu’autrement, ce type d’arrestation met en scène un jeune qui, par définition, a déjà un casier judiciaire et doit se conformer à certaines règles de conduite concernant ses déplacements et fréquentations, généralement dans son quartier de résidence. Dans la mesure où les gestes jugés « illégaux » dans ces cas (en lien avec les conditions de probation) varient d’un jeune à l’autre, la surveillance policière nécessaire pour veiller à ce que les conditions soient respectées a tendance à être localisée et personnalisée. Il peut s’agir d’une sorte de jeu du chat et de la souris, avec des jeunes en bris de conditions tentant de se sauver ou de se cacher à la vue des policiers.

Les bris de conditions de probation constituent 20,2% de l’ensemble des délits pour lesquels les jeunes Noirs sont arrêtés. Les motifs principaux dans leur cas sont le non-respect d’un couvre-feu, suivi par le fait d’être entré en contact avec certaines personnes indiquées dans le jugement de la Cour ou de se trouver aux abords d’une entrée de station de métro. Dans les cas des jeunes Blancs, ce type d’événement constitue 10,2% de toutes les arrestations. Ici aussi, les arrestations des jeunes Blancs font suite au non-respect d’un couvre-feu, au fait de se trouver dans un endroit interdit ou d’être en compagnie de personnes dont la fréquentation est interdite.

Comme dans les cas précédents, un jeune Noir est particulièrement susceptible d’être arrêté pour bris de conditions après avoir été observé par un policier ou un agent de sécurité : 13,2% des jeunes Noirs de l’échantillon, contrairement à 5,1% des jeunes Blancs. Ce qui veut dire que 3,4 jeunes Noirs sur mille parmi les Noirs de leur groupe d’âge étaient arrêtés pour bris de conditions après avoir été observés par un policier ou un agent de sécurité dans l’espace public en 2001, contrairement à 0,66 jeunes Blancs sur mille. Les jeunes Noirs ont ainsi 5,2 fois plus de chances d’être arrêtés dans ces circonstances que les jeunes Blancs. Ceci pourrait expliquer 21,1% du taux de surreprésentation des jeunes Noirs.

Cela dit, les jeunes Noirs sont aussi davantage susceptibles d’être condamnés à une probation avec conditions que les jeunes Blancs (en lien avec d’autres mesures). En tout, 56% des jeunes Noirs de notre échantillon reçoivent une sentence comportant une mesure de probation avec conditions, contre 42,5% des jeunes Blancs. Extrapolé sur la population de référence, cela veut dire que 14,5 jeunes Noirs sur mille en 2001 (parmi les Noirs de leur groupe d’âge) à Montréal recevaient une condamnation comportant (entre autres choses) une mesure de probation avec conditions, contrairement à 5,5 jeunes Blancs sur mille. Les jeunes Noirs ont ainsi 2,6 fois plus de chances d’être placés en probation avec conditions (si on se limite aux jugements d’une année donnée) que les jeunes Blancs et 5,2 fois plus de chances d’être arrêtés par la police pour bris de conditions. Soit les jeunes Noirs brisent plus souvent leurs conditions que les jeunes Blancs, soit ils sont davantage observés et pris en flagrant délit par la police.

Sur-surveillance et peur

Ces données convergent vers la conclusion que les jeunes identifiés par les policiers comme « Noirs » sont davantage surveillés par eux et par les agents de sécurité que les jeunes identifiés comme « Blancs ». Cette « sur-surveillance » pourrait expliquer, à elle seule, jusqu’à 58% de la surreprésentation des jeunes Noirs. Chaque nouvelle arrestation comporte le risque d’une nouvelle inculpation, avec alourdissement du casier judiciaire (dans le cas de culpabilité avérée) ainsi que la probabilité d’une sentence plus lourde et de conditions plus contraignantes que la fois précédente. Ce cercle vicieux est particulièrement apparent dans le cas des bris de probation. La Politique de lutte aux incivilités adoptée à Montréal en 2004 n’a sûrement rien fait pour réduire cette tendance à sur-surveiller les jeunes Noirs (Saint-Jacques, 2008).

Ces résultats confirment ce qu’on sait depuis longtemps concernant la surconcentration des ressources policières autour de certaines minorités ethniques ou racisées en Europe et en Amérique du Nord (Chantraine, 2003 ; Cooper, 1980). Montréal ne fait donc pas exception. La situation serait même équivalente à certains égards à celle qui prévaut aux États-Unis (Bernard et McAll, 2008). Ce qui est moins clair dans la littérature est le lien entre identité « racisée » et statut socio-économique, les ressources policières étant également surconcentrées autour des quartiers défavorisés (Terrill et Reisig, 2003 ; Kane, 2002 ; Fagan et Davies, 2000). Les jeunes Noirs à Montréal sont aussi susceptibles d’être surreprésentés parmi la population vivant en-dessous du seuil de faible revenu. La surreprésentation viendrait-elle de leur pauvreté et de leur surconcentration dans des quartiers défavorisés (résultant probablement de la discrimination directe et systémique dans les différents domaines de la vie sociale) ou de la discrimination directe effectuée par les policiers dans l’exercice de leurs fonctions ? La réponse se situe probablement entre les deux, tout en rejoignant les thèses d’Omi et Winant (1989) sur la manière dont le racisme peut structurer l’ensemble de la vie en société. Une recherche récente réalisée dans le Missouri par Brunson et Weitzer (2009) suggère effectivement que l’identité racisée ajoute un élément de plus aux traitements différentiels liés au statut socio-économique. Dans leur étude, les jeunes Noirs font état de plus de problèmes avec la police que les jeunes Blancs de statut socio-économique équivalent.

Comment expliquer la sur-surveillance apparente des jeunes Noirs à Montréal ? On peut penser que les policiers ne sont que les dignes représentants d’une société, majoritairement blanche, qui exerce la discrimination envers les Noirs dans tous les domaines de la vie sociale. Ils ne seraient pas une exception à la règle, même si, étant donné la force dont ils disposent, la discrimination, dans leur cas, est plus visible, davantage publique et a des conséquences immédiates sur la population concernée. Cette conclusion serait appuyée par le constat qu’il y a davantage de jeunes Noirs arrêtés dans notre échantillon après avoir été observés par un citoyen (autre que la victime) dans l’espace public que de jeunes Blancs : 3,7 jeunes Noirs sur mille parmi les Noirs de leur groupe d’âge ont été arrêtés et poursuivis en 2001 après avoir été observés par un citoyen autre que la victime, contrairement à 2,3 jeunes Blancs sur mille (ce qui pourrait expliquer 10,9% de la surreprésentation globale des jeunes Noirs). L’école n’est pas en reste, même si l’écart est moindre – 3,4 jeunes Noirs sur mille ayant été arrêtés après que l’école ait appelé la police, contrairement à 2,6 jeunes Blancs sur mille (ce qui pourrait expliquer 9,6% de la surrreprésentation). Ensemble, les traitements différentiels constatés à partir des données dont nous faisons état dans ce texte, pourraient expliquer jusqu’à 90,3% de la surreprésentation des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis sur l’île de Montréal en 2001.7

Il y a une piste d’explication pour cette sur-surveillance apparente et la surreprésentation des jeunes Noirs. Dans 11% des arrestations des jeunes Noirs de notre échantillon, le policier fait état d’un soupçon sur l’appartenance d’un jeune à un gang de rue. Dans aucun des dossiers des jeunes Blancs on ne fait état d’un tel soupçon. Lors d’une intervention publique au mois de février 2010, un représentant du Service de la Police de la Ville de Montréal a affirmé que la lutte contre les gangs de rue constitue la grande priorité de la police, même si les gangs ne sont responsables que de 1,6% des actes criminels recensés en 2009.8 Invité par les journalistes à expliquer cet investissement des ressources policières dans la lutte contre les gangs de rue malgré le peu d’activités criminelles qui leur est associé, le directeur adjoint de la police a avancé que « les gens ont la perception que les gangs de rue prennent beaucoup, beaucoup, beaucoup d’ampleur, et peut-être un peu plus d’ampleur qu’on le constate sur le terrain ». Conclusion de la police : concentrer les ressources policières sur la lutte contre les gangs de rue pour répondre aux peurs d’une partie de la population majoritaire, tout en sachant que celles-ci sont non fondées. La peur, attisée par une attention médiatique importante pour tout ce qui concerne les gangs de rue, pourrait ainsi être un élément central dans la sur-surveillance des jeunes Noirs, que ce soit de la part de la police ou de la part des citoyens eux-mêmes.

Ce constat rejoint les résultats d’une recherche effectuée en Angleterre dans les années 1970 sur la supposée « criminalité » des jeunes Noirs (Hall et al., 1978). Alimenté par les politiciens et les médias, un état de panique s’est installé dans la population quant à la menace posée dans les villes, surtout après la tombée de la nuit, par des jeunes Noirs qui s’en prenaient supposément, seuls ou en gang, aux honnêtes citoyens blancs. Ces peurs avaient peu à voir avec les statistiques sur la criminalité et reflétaient davantage la volonté de faire reposer sur les traits prétendument criminels des jeunes Noirs la responsabilité de leur propre exclusion sociale. Elles donnaient lieu aussi à la surconcentration des ressources policières autour de ces jeunes, tout en augmentant les côtes d’écoute et les revenus publicitaires des médias britanniques.

Nos données suggèrent que ces comportements à l’égard des jeunes Noirs, fondés possiblement sur la peur et « légitimant » l’exclusion sociale de ces derniers, génèrent à leur tour la peur chez ces jeunes et leurs familles vis-à-vis des policiers et du système de justice.9 Ces jeunes auraient moins tendance à avoir recours à la justice quand ils sont eux-mêmes victimes d’un délit et les jeunes Blancs responsables échapperaient ainsi à la poursuite, ce qui pourrait avoir comme effet d’augmenter le taux de surreprésentation des jeunes Noirs parmi les jeunes arrêtés et poursuivis, ainsi que la peur de la population blanche à leur égard. Cela pourrait donner lieu à la surconcentration renforcée des ressources policières.

Intervenant au nom de peurs non-fondées ressenties par une partie de la population, les policiers et agents de sécurité peuvent non seulement générer la peur chez les jeunes visés, mais être pris eux-mêmes au jeu de la peur. À ce moment-là, tous les dérapages deviennent possibles. Derrière la sur-surveillance et la surreprésentation des jeunes Noirs dans le système de justice, on finit par reconnaître les traits familiers d’une très mauvaise conseillère.10

Notes

  1. Voir cet article notamment pour les aspects méthodologiques de la recherche.
  2. On peut noter, par exemple, la présence de quelques noms de famille hispanophones et arabophones dans nos deux échantillons, la couleur de la peau étant probablement le critère utilisé par les policiers pour attribuer la personne à l’une ou à l’autre des deux catégories de « Noir » et de « Blanc ». Même en excluant ces personnes, le taux de surreprésentation des Noirs reste deux fois supérieur à leur présence dans la population.
  3. Citées dansLe Devoirdu 28 août 2009.
  4. Les deux échantillons initiaux de 100 individus chacun ont dû être réduits par la suite, étant donné des informations manquantes dans certains dossiers et le fait que les dossiers originaux, d’où étaient tirés les échantillons, ont été détruits.
  5. Le calcul est le suivant : [[p x N1] ÷ [N2]] x 10] (/p/ = le pourcentage de Noirs ou Blancs dans l’échantillon selon le chef d’accusation, /N1/ = le nombre de jeunes (Noirs ou Blancs) arrêtés et poursuivis en justice en 2001 et /N2/ = le nombre de jeunes (Noirs ou Blancs) dans leurs groupes d’âge respectifs en 2001).
  6. Tel que mentionné précédemment, 26 jeunes Noirs sur mille étaient arrêtés et poursuivis en justice en 2001 sur l’île de Montréal, contrairement à 13 jeunes Blancs sur mille. Dans le cas de l’arrestation pour consommation de stupéfiants, après avoir été observé par un policier ou un agent de sécurité, l’écart est de 0,93 ou 7,2% de l’écart global de 13 (1,1 Noir sur mille et 0,17 Blanc sur mille étant arrêtés sous ce chef d’accusation).
  7. Selon nos données, la surreprésentation des jeunes Noirs par rapport aux jeunes Blancs pourrait ainsi s’expliquer par : vol qualifié, après appel en provenance d’une jeune victime blanche (21,9%) ; vol sans violence, après observation par un policier ou un agent de sécurité (21,1%) ; bris de conditions, après observation par un policier (21,1%) ; arrestation après observation par un citoyen (10,9%) ; arrestation après appel en provenance d’une école (9,6%) ; vol qualifié, après observation par un policier ou un agent de sécurité (8,5%) ; consommation ou trafic de stupéfiants, après observation par un policier ou un agent de sécurité (7,2%).
  8. Le Devoir,17 février 2010
  9. À la suite de témoignages de jeunes lors d’une consultation menée à Montréal à l’automne 2009, laCommissiondes droits de la personne et de la jeunesse du Québecfait état des «sentiments de peur, d’injustice, de méfiance et parfois de désespoir» ressentis par ces jeunes après avoir vécu du profilage racial de la part de la police (Le Devoir, 11 mars 2010).
  10. Cet article a fait l’objet d’évaluation par des pairs.

Références

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Brunson, R. K. et R. Weitzer (2009). « Police Relations with Black and White Youths in Different Urban Neighborhoods », Urban Affairs Review, 44(6) : 858-885.

Chantraine, G. (2003). « Prison, désaffiliation, stigmates : l’engrenage carcéral de l’ « inutile au monde » contemporain », Déviance et société, 27(4) : 363-387.

Cooper, J. L. (1980). The Police and the Ghetto, New York, London, National University Publications.

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Hall, S., Critcher, C., Jefferson, T., Clarke, J. et B. Roberts (1978). Policing the Crisis : Mugging, the State and Law and Order, London et Basingstoke, Macmillan.

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Terrill, W. et M. Reisig (2003). « Neighborhood context and police use of force », Journal of Research in Crime and Delinquency, 40 : 291-321.