La coopérative de récupérateurs Les Valoristes : repenser le travail à la marge

Les Montréalais connaissent les Valoristes. Ce sont les gens qui sondent les rues, les parcs, les bacs et les poubelles à la recherche de contenants consignés, de bouteilles ou de canettes. Ils font partie du paysage urbain montréalais depuis longtemps et assurent un travail civique certain en nettoyant plusieurs endroits de la ville. Mais on leur accorde souvent peu d’attention. Ils sont régulièrement stigmatisés, associés à la délinquance, à l’itinérance et aux dépendances à l’alcool et aux drogues. Peu de gens ont tenté de comprendre leur réalité ou de déconstruire les préjugés dont ils sont affublés. C’est ce que ce texte, fondé sur une partie des résultats de mon mémoire de maîtrise, tentera de faire.

C’est en 2012 qu’est née la coopérative de solidarité Les Valoristes. Inspirée d’un modèle issu de la Colombie-Britannique, la coopérative tente d’organiser les récupérateurs et d’en faciliter le travail, tout en leur assurant une représentation politique et une reconnaissance sociale. Pour ce faire, elle a notamment ouvert un centre de dépôt, où tout un chacun peut venir remettre ses contenants en échange du montant de la consigne. Cet endroit est rapidement devenu un lieu central, où plusieurs centaines de récupérateurs passent à chaque été. Mais qui sont ces récupérateurs? Il est important de noter que ceux qui sont présentés ici ne représentent que les travailleurs ayant utilisé les services du centre de dépôt, et non l’ensemble de la population des récupérateurs montréalais.

Portraits

Il est difficile de faire un portrait global de la population des Valoristes. S’ils se ressemblent sur plusieurs points, notamment l’absence de revenu stable, on retrouve de plus en plus de diversité dans cette population, ce qui coïncide probablement avec la montée des formes de travail atypiques et précaires : « Il y a de plus en plus de gens. Il y en a qui sont propres, bien habillés, mais tu sais, ils ont besoin de 10 ou 15 piastres. Et les choses ne vont pas en s’améliorant, elles vont plutôt en empirant. […] Il y aura de plus en plus de gens qui viennent. »1 (E52) « Il y a plus de gens, à un autre niveau. Avant on n’aurait jamais vu d’Asiatiques, beaucoup de personnes, j’ai été surprise, des femmes asiatiques âgées… comme je vous disais, des gens de mon âge, c’est surtout des Asiatiques que j’ai vus. C’est peut-être aussi un signe de pauvreté, qui est cachée souvent. » (E11)

Les Valoristes doivent être perçus comme des travailleurs. C’est leur activité qui nous intéresse, ainsi que ce qu’elle dit sur la réalité des personnes marginalisées et précarisées. Ce n’est pas une situation liée à l’itinérance : la majorité d’entre eux disposent d’un logement et plus du tiers des récupérateurs que j’ai rencontrés disent n’avoir jamais connu de situation d’itinérance. Tous ne donnent pas autant d’importance à ce travail. Alors que certains ne font qu’une centaine de dollars supplémentaires au cours du mois, d’autres arrivent à en tirer entre 100 $ et 200 $ par semaine. Certains utilisent ces revenus pour leur consommation d’alcool, mais peu des répondants ont affirmé avoir des problèmes de dépendances. En bref, l’activité des Valoristes est une forme de travail précaire et c’est cette activité, et la place qu’elle prend dans la vie et les trajectoires de travail des récupérateurs, que nous avons voulu comprendre.

Parcours

Au total, trois grands types de parcours scolaires et professionnels sont ressortis de l’étude. Deux étaient largement majoritaires, regroupant un peu moins d’une vingtaine de cas chacun, alors que le dernier est plus marginal, bien que présent. Chaque parcours comporte des dynamiques et des trajectoires particulières.

L’une des trajectoires qui rassemble le plus grand nombre de Valoristes est celle qui correspond aux individus qui n’ont pas reçu d’éducation post-secondaire ou de formation spécifique. Beaucoup de ces individus ont vécu des situations précaires pendant une bonne partie de leur vie, alternant les emplois précaires ou non qualifiés, souvent entrecoupés de longues périodes d’assurance-emploi ou d’aide sociale. Pour ces individus, la collecte des contenants consignés apparaît comme une manière de compléter les prestations de sécurité du revenu et de conserver une entrée d’argent régulière, malgré l’instabilité des parcours de travail.  « J’ai déjà travaillé comme journalier, j’ai déjà fait de la peinture. J’ai fait du lavage de vitres, j’ai fait du lavage de tapis. J’ai fait pas mal toutes les jobs en dessous de la table. […] J’ai arrêté [mes études] en secondaire I, tu sais. […] Des fois il me manque 50 $ dans ma semaine, ça fait que je vais aller ramasser. » (E32) Ils ont certes accès au marché de l’emploi, mais sont maintenus dans les emplois marginalisés ou précaires.

Un second type de parcours assez répandu correspond à des travailleurs de classe moyenne. Ceux-ci ont un diplôme d’études collégiales (DEC) technique, un diplôme d’études professionnelles (DEP) ou un cours spécialisé, par exemple, en coiffure, en mécanique ou en cuisine. On retrouve aussi quelques universitaires ayant étudié en différents domaines, allant du droit à la biochimie, en passant par les sciences sociales. Contrairement aux trajectoires citées plus haut, ces individus ont travaillé une bonne partie de leur vie dans des emplois salariés, souvent avec de bonnes conditions et des salaires intéressants. Néanmoins, ils se sont retrouvés exclus du marché de l’emploi, que ce soit à cause de blessures diverses ou de problèmes de santé mentale – notamment la dépression et l’anxiété. Certains de ces Valoristes comptent retourner au travail une fois guéris, mais d’autres, souvent plus âgés, ne croient pas avoir l’énergie de retrouver un travail, d’autant plus qu’ils se sentent souvent exclus d’emplois potentiels à cause de leur âge.

Finalement, certains parcours ont été marqués par la criminalité, notamment la vente de drogues, et ces répondants ont tendance à définir leur parcours en lien avec ce milieu. La plupart ont décidé de quitter le milieu criminel et la collecte des contenants consignés permet de faciliter cette transition. Plusieurs d’entre eux voient le travail comme une manière de montrer leur valeur, d’obtenir une place légitime dans la société. Ils ont souvent de la difficulté à trouver un emploi régulier, soit à cause de leur dossier criminel, soit à cause de leur manque d’expérience sur le marché du travail régulier.

Travail et emploi

Ces travailleurs qui récoltent des contenants consignés vantent souvent le caractère « informel » de leur activité. Ils n’ont pas de patron, peuvent travailler à leur propre rythme, et n’ont pas besoin de déclarer leurs revenus à l’impôt. Cela permet d’ailleurs de conserver les montants de prestations sociales habituelles : « Fait que quand tu regardes ça, on roule comme si on faisait le salaire minimum. Mais on ne veut pas se faire taxer par le gouvernement […]. Tu sais moi comme je te dis je reçois 400 $ par mois, ce 400 $ là il paie mon loyer, il paie mon téléphone cellulaire puis une coupe de bébelles, mais pas grand-chose. » (E26) La peur de la taxation revient souvent chez les Valoristes, tout comme la peur de la réduction des prestations.

La liberté et la flexibilité de cette forme de travail sont aussi présentées comme un avantage certain de la collecte des contenants : « Moi c’est vraiment la liberté, la liberté est très importante. Tu es ton propre boss. […] Je travaille six jours par semaine, 10-12 heures. Mais quand je dis 10-12 heures, c’est pas à temps plein, tu as toujours un bon trois heures de break que tu peux prendre, pour prendre un café, relaxer. » (E42)

Cette définition ouvre sur la distinction proposée par Pinard (2000a) entre emploi et travail. Pour l’auteure, le travail « ne renvoie […] pas seulement à l’activité laborieuse concrète; c’est aussi, dès le départ, une institution dans la société qui sert à reproduire certains types de rapports sociaux » (Pinard, 2000a : 26). Le travail est donc avant tout une institution permettant de situer socialement des individus et non une simple activité productive. La présence de la coopérative de solidarité Les Valoristes souhaite justement redonner une certaine dignité au travail de collecte des contenants, et s’intègre donc directement dans cette définition.

Pour sa part, l’emploi, selon Pinard, n’est qu’une création de l’entreprise moderne. Ce n’est pas une institution sociale, contrairement au travail, mais un système visant le contrôle de la main-d’œuvre. La sécurité d’emploi visait à construire un cadre renforçant le contrôle du travail par les entreprises. La fin du modèle salarial traditionnel n’est donc pas la fin du travail, ni même la fin de l’emploi (en tant que système de contrôle de la main-d’œuvre).

Cette définition du travail comme « une pratique inscrite dans la société, qui permet d’agir individuellement et collectivement » (Pinard, 2000a : 28) décrit bien le travail des Valoristes et, par extension, l’organisation collective qui se bâtit autour de la coopérative. Ce travail est d’autant plus mis en contraste avec l’emploi, qui « renvoie […] à un rapport imposé que l’on ne peut changer, auquel il faut se conformer » (Pinard, 2000a : 28).

À la lumière de mes résultats, force est de constater que les Valoristes revendiquent leur statut « informel » ou, du moins, apprécient l’anonymat que leur confère leur situation. Cela leur permet de ne pas avoir à déclarer l’argent qu’ils collectent grâce aux contenants afin d’éviter qu’on réduise leurs prestations. De plus, il s’agit d’un travail « libre ». Les Valoristes n’ont pas de comptes à rendre à personne, n’ont pas d’horaire particulier à respecter autre que celui qu’ils se donnent eux-mêmes et peuvent commencer et arrêter quand ils le souhaitent : « J’en faisais quand j’étais jeune, pour payer certaines affaires. À cette époque-là, j’avais des problèmes à avoir un emploi, mais je ne voulais pas rester à rien faire, donc j’ai fait ça [ramasser des contenants consignés]. […] Après ça a mené à d’autres choses […], je travaille avec un éco-quartier, en agriculture, le jardinage… » (E44)

Alors qu’elle ramassait beaucoup de contenants auparavant, cette personne a réduit sa collecte pour se concentrer sur son autre emploi. Comme c’est le cas pour d’autres récupérateurs, elle pourra recommencer plus assidûment en cas de perte d’emploi. Ces va-et-vient entre emploi plus traditionnel et collecte de contenants sont fréquents chez plusieurs Valoristes et sont une preuve des avantages que confère la flexibilité de ce travail.

Il y a ici un exemple parfait de la distinction faite par Pinard (2000a) entre emploi et travail. Ce que ce Valoriste affirme, ce n’est pas qu’il n’est pas capable de travailler. C’est simplement qu’il n’est pas à l’aise à l’intérieur du système d’emploi; qu’il considère que celui-ci n’est pas adapté à sa réalité. Néanmoins, ce n’est pas qu’il ne souhaite pas travailler, puisqu’il affirme ne pas vouloir rester à rien faire. Cette distinction entre travail et emploi devient donc pertinente, non pas d’un simple point de vue théorique, mais dans la manière concrète dont le travail est pensé et organisé.

Zone grise

La notion de « zone grise », développée par Azaïs (à paraître), permet de pousser plus loin cette réflexion autour de la « fin » du modèle salarial. Ce qu’elle propose, c’est de cesser une approche purement juridique, visant à comprendre la transformation du travail simplement par une mutation de l’emploi et des relations de dépendance entre employeur et employé. Pour Azaïs, il faut étudier une pluralité d’acteurs – les rapports qu’ils entretiennent entre eux influençant de multiples façons les formes actuelles prises par le travail.

Le fait d’étendre le droit du travail aux non-salariés, par exemple, ou de reconnaître des formes de travail atypiques ou marginalisées, ne permet pas de comprendre comment ces formes de travail sont vécues par les travailleurs, ni comment ces derniers restent pris dans des relations de pouvoir. Donner un statut « officiel » aux Valoristes n’améliorerait pas leurs conditions de travail, d’autant plus que la plupart ne collectent les contenants que de manière temporaire.

Dans le cas des Valoristes, c’est justement cette « zone grise » qu’il semble pertinent d’étudier. L’aide sociale, à la fois dans le montant qui est offert, sa structure de distribution et les contraintes qu’elle impose aux bénéficiaires, est cruciale dans le rapport que les Valoristes entretiennent avec leur travail. Celui-ci ne peut être enregistré ou calculé comme un revenu, puisque cela diminuerait le montant de leurs prestations. Les rapports que les Valoristes entretiennent avec les citoyens structurent leurs horaires et leurs circuits de collecte. Les femmes Valoristes tendent, par exemple, à éviter les moments trop achalandés et à minimiser les relations avec les autres Valoristes. Au contraire, certains Valoristes entretiennent de bonnes relations avec les commerçants de leur quartier et orientent donc leur manière de travailler autour de ces commerçants, qui leur assurent un nombre important et régulier de contenants. La relation avec les municipalités et le respect des différentes lois et mesures en place contribuent à la légitimité du travail des Valoristes.

C’est dans la multiplicité de ces acteurs et dans l’imbrication d’un grand nombre de rapports sociaux que s’inscrit le travail des Valoristes. En bref, et tout comme l’affirme Azaïs, alors que le travail était auparavant économiquement et juridiquement balisé, il est maintenant traversé par une pluralité de dynamiques et d’acteurs divers, dont les impacts ne peuvent pas être pensés par le biais de la définition classique de la relation d’emploi.

Dans cette optique, l’étude du travail des Valoristes est pertinente pour la compréhension des formes de travail marginalisées et précarisées qui se font de plus en plus nombreuses. Les nouvelles formes d’économie du partage, tout comme les formes de travail qui font partie du secteur informel, en sont de bons exemples. Il nous faut donc repenser la manière dont est conçu le travail, ce qui impose de revoir du même coup les questions d’organisation collective, ainsi que les protections sociales qui sont offertes aux travailleurs.

Notes

1. Traduit de l’anglais : « There’s more and more people. You get people coming in, they are clean, they dress well, but, you know, they need 10 or 15 bucks. And things are not gonna get better, they’re gonna get worse. […] There is gonna be more and more people coming. »

Références

Azaïs, Christian (À paraître en 2017). « Zone grise et relation d’emploi dans la globalisation. Cadrage, problématique, méthodologie d’enquête ».

Pinard, Rolande (2000a). Rien à perdre, tout à gagner. Formation, travail, emploi : des jeunes s’expriment. Rapport de recherche, en ligne : <http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs57193>.

Pinard, Rolande (2000b). La révolution du travail. De l’artisan au manager, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, et Montréal, Liber (2e éd. 2008).