La médecine des toxicomanies : acteurs de leur démarche

Mardi après-midi, urgences de l’hôpital Saint-Luc au centre-ville de Montréal. Un homme âgé de 65 ans, amené en ambulance, est admis aux soins intensifs pour hémorragie digestive et hypothermie. Retraité, il a été trouvé inconscient chez lui par un visiteur. Son hémorragie est due à des ulcères œsophagiens provoqués par un abus chronique d’alcool. Au même moment, au service de médecine des toxicomanies, le personnel reçoit un patient qui s’est présenté à l’hôpital accompagné par des membres de sa famille pour régler son problème de consommation de cannabis. Après avoir rencontré l’infirmière de liaison qui a établi son histoire et dressé un portrait de sa consommation, il rencontre un médecin. Il est âgé de 48 ans et consomme du cannabis depuis son adolescence. C’est un travailleur manuel qui a toujours bien gagné sa vie. Récemment, la compagnie dans laquelle il travaillait en région a fermé et, alors qu’il était confiant dans le fait qu’il allait retrouver un travail, il est demeuré sans emploi. Il a commencé progressivement à manifester des symptômes dépressifs et à consommer de manière plus importante. Il a déménagé à Montréal, mais, lorsqu’il est arrivé, il était déjà en dépression et n’a pas cherché d’emploi. Il s’était déjà retrouvé dans une situation similaire après son divorce, ce qui l’avait conduit à une dépression majeure pendant deux ans. Il doit aujourd’hui arrêter sa consommation pour commencer le traitement de sa dépression. Inquiet parce qu’il a consommé de la cocaïne, il a également été testé pour l’hépatite C. Si le test est positif, les intervenants ont six mois pour le prendre en charge et lui donner le traitement le plus efficace possible.

Tableaux cliniques

À l’instar de ces deux exemples, ce qui caractérise les personnes qui arrivent au service de médecine des toxicomanies de l’hôpital est la complexité de leur situation. Complexité des causes (notamment, médicales, psychologiques et sociales) qui poussent à consommer, de la prise en charge qui mobilise une palette d’expertises et, enfin, des effets de la toxicomanie sur la vie des personnes.

Sur le plan médical, on définit la toxicomanie comme une maladie. Celle-ci se caractérise par une perte de contrôle de l’usage d’une ou de plusieurs substances et par des comportements persistants de dépendance tels que l’incapacité à cesser ou diminuer sa consommation en dépit de conséquences négatives sur le plan de la santé ou encore l’abandon de son activité professionnelle. Ces comportements, lorsqu’ils persistent sur de longues périodes, entraînent divers dérèglements au niveau du cerveau. La consommation de la substance acquiert le même niveau de priorité que la satisfaction des besoins de survie tels que boire et manger. Une fois ces dérèglements induits par un usage prolongé, le retour en arrière est très difficile et les personnes deviennent habituellement incapables d’un usage modéré de la substance en question. Des personnes qui ont décroché depuis vingt ans peuvent rechuter lorsqu’elles sont exposées pour des raisons médicales à des opiacés. Le cerveau se réhabitue à fonctionner sans opiacés, mais il n’oublie jamais.

Dans le cas des personnes dépendantes des opiacés (par exemple, de l’héroïne ou de la morphine), le traitement privilégié consiste à prescrire une médication de substitution, comme la méthadone ou la suboxone, dans le but d’améliorer la santé et la qualité de vie des usagers. Ce traitement s’étend généralement sur une longue période, allant de quelques années à toute la vie. Un certain nombre de patients réussissent à se sevrer durablement du médicament de substitution. D’autres choisissent de ne pas cesser définitivement toute consommation de substances psychoactives. Certains programmes de traitement, comme Relais-Méthadone, s’adressent spécifiquement aux personnes vivant dans des conditions précaires, qui peuvent avoir besoin de temps et d’aide pour modifier leur style de vie.1

Cette approche médicale de la toxicomanie reconnaît la diversité des facteurs de risque. On ne traite pas un cerveau, mais une personne dans son environnement, et toutes les personnes qui consomment ne deviennent pas dépendantes au sens médical du terme. Il faut prendre en compte l’exposition (la durée et les types de substance), les prédispositions génétiques, les facteurs liés à l’histoire familiale ou encore à l’environnement immédiat.

Tout patient admis dans nos services passe une évaluation médicale et rencontre un travailleur social qui évalue sa situation. Les gens que je rencontre au cours de ma pratique proviennent de tous les milieux sociaux, mais ont souvent en commun de subir ou d’avoir subi de la violence à répétition dans leur trajectoire de vie. Il peut s’agir de traumatismes ou d’abus physiques et sexuels (violence conjugale dans le cas des femmes, par exemple), qui sont, par la suite, susceptibles de perdurer ou de se reproduire, entre autres, en raison de la consommation.

La toxicomanie a des conséquences telles que la mobilité sociale descendante ou l’isolement suite à la rupture avec certains membres de la famille. Il n’est pas toujours évident de justifier un trou dans son CV lorsque l’on a été admis en centre de désintoxication ou parce que la consommation a conduit à des comportements criminels et à des séjours en prison. Nombre de patients qui consomment durablement rencontrent, avec le temps, des problèmes d’emploi, de logement ou d’abus en tous genres. Les difficultés d’accès à l’emploi et à un revenu décent sont des préoccupations importantes pour les cliniciens, dans la mesure où ils constituent un obstacle supplémentaire au traitement et à la réinsertion. À cela s’ajoutent, dans certains cas, des problèmes de santé mentale, que ces derniers soient préexistants ou induits par la consommation, contribuant ainsi à dessiner des tableaux cliniques compliqués.

La consommation, surtout lorsqu’elle est associée à un mode de vie de rue, a un impact important sur l’espérance de vie. Une étude récente, menée à Barcelone auprès des personnes à la rue utilisatrices de drogues injectables et non traitées, estime leur espérance de vie à 38 ans.2 La moitié des décès sont liés à l’intoxication et les morts violentes (homicide et suicide) figurent parmi les autres causes principales de décès. Une fois traitées, elles gagnent 20 ans d’espérance de vie, ce qui demeure tout de même inférieur de plus de 20 ans à la population générale. Avec le temps, le profil des personnes qui vivent dans la rue s’est considérablement modifié, passant d’hommes âgés avec des problèmes d’alcool à une population plus jeune, avec un nombre croissant de femmes et d’utilisateurs de drogues par injection présentant une prévalence plus importante de problèmes psychiatriques. Au sein des programmes de substitution, nous traitons également plusieurs personnes de 50 ans et plus, qui sont parfois suivies depuis plus de 25 ans, nous conduisant à prendre en compte dans le traitement les maladies liées au vieillissement.

Persévérance

Face à ces multiples facteurs, les interventions doivent porter sur plusieurs dimensions : familiale, sociale et médicale. La pratique et les plans de traitement doivent reconnaître l’existence de cette complexité, même si les solutions offertes sont parfois modestes au regard des problèmes vécus. L’intervention médicale est ponctuelle et il n’est pas toujours facile de détecter les difficultés, soit par manque de temps ou d’expertise, soit parce que l’aide n’est pas souhaitée. Les gens viennent souvent avec une demande précise du type « je souhaite arrêter ma consommation » ou parce qu’ils ont un problème de santé, un abcès par exemple, et souhaitent être pris en charge sans pour autant manifester l’envie d’arrêter leur consommation. Sur la base de ce que nous constatons, des options leur sont proposées (comme l’admission dans un centre de réadaptation), mais le choix leur appartient et nous n’avons pas de contrôle sur l’engagement des patients dans leurs démarches.

Il y a un noyau dur de personnes qui sont les principaux consommateurs des services et qui ont des difficultés chroniques, qui les empêchent de s’en sortir. Elles sont souvent référées à des centres de désintoxication, mais n’adhèrent à aucune forme d’aide. Ce sont également les principales utilisatrices de l’urgence, car elles développent souvent différents problèmes de santé qui sont négligés en raison de leur consommation et s’aggravent avec le temps. Récemment, j’ai rencontré un jeune homme qui avait été hospitalisé pour une arthrite septique qui touchait un doigt dans lequel il s’était injecté et qu’il risquait de perdre. Il est diabétique et d’autant plus à risque de développer des infections que son diabète n’est pas contrôlé. Il vit dans la rue et suit le programme de Relais méthadone. Il a également contracté l’hépatite C, connaît d’importants problèmes d’alcool et de tabagisme.3 À sa sortie de l’hôpital, que va-t-il lui arriver ? Il aura la possibilité d’aller dans une résidence supervisée, mais il faut pour cela qu’il accepte une structure et une aide. S’il retourne à la rue, ce sera la case départ. Sortir de la rue durablement prend du temps et des ressources considérables.

Il n’est pas toujours aisé de savoir ce qui déclenche le processus de changement chez les personnes toxicomanes. C’est parfois une crise de santé majeure ou des expériences qui rapprochent de la mort, comme une hospitalisation en soins intensifs ou une agression. Compte tenu des taux élevés de mortalité, de tels évènements constituent autant d’occasions de proposer de l’aide et de renforcer le désir de changement. Parfois, des personnes qui arrivent dans un état dramatique se remettent à consommer à peine sorties. D’autres ont entrevu une lumière à l’instar de Saül de Tarse sur le chemin de Damas. Il arrive qu’après de multiples échecs de tentatives de décrochage, alors que rien ne le laissait espérer, la prochaine tentative soit la bonne. Cela requiert de ne pas se laisser décourager et de faire preuve de persévérance des deux côtés.

Accessibilité

Au service de médecine des toxicomanies de l’hôpital, les gens viennent nous voir principalement pour arrêter leur consommation et pour des consultations d’urgence liées à des complications médicales ou des douleurs chroniques. Entre autres services, nous offrons 22 lits, un programme de traitement pour l’hépatite C, un programme en psychiatrie et toxicomanie, ainsi qu’un service ambulatoire. Nous référons également les personnes dans les programmes de substitution dont Relais méthadone.

Nous avons développé une expertise dans le domaine de la psychiatrie des toxicomanies. Certaines personnes connaissent des problèmes de santé mentale induits par la consommation, alors que d’autres ont des problèmes psychiatriques indépendants de l’usage, mais qui sont compliqués à tel point par l’usage de substances toxiques que les diagnostics sont parfois difficiles à poser. La dépression est le problème induit le plus commun avec la consommation de toutes les substances. Des psychoses sont également reliées à l’abus de certaines substances, telles que les stimulants (cocaïne et amphétamines) et les hallucinogènes (par exemple, le PCP).4 Les troubles de personnalité sont un terrain favorable au développement d’un problème de consommation. À cet égard, l’intervention en groupes de discussion à l’externe, organisés par une travailleuse sociale et une infirmière en psychiatrie, permet des apprentissages positifs dans la gestion des conflits et des impulsions. Cela améliore la qualité de vie de ces personnes et leur offre plus de stabilité dans leurs relations interpersonnelles. Ce type d’intervention contribue aussi à diminuer le recours à l’urgence, la fréquence et la durée des hospitalisations, ainsi que les tentatives de suicide. Le Centre Dollard-Cormier possède également une expertise sur cette co-morbidité toxicomanie/santé mentale, notamment en matière de réadaptation psycho-sociale. À l’hôpital, l’expertise porte sur le versant médical et le traitement de patients en crise qui sont admis en salle d’urgence avec des problèmes de santé multiples.

Après des expériences successives comme médecin de famille, dans une clinique d’avortement, puis en première ligne ainsi qu’en psychiatrie dans les années 1970, je me suis tourné vers la médecine des toxicomanies. Au cours des vingt dernières années, j’ai contribué à organiser les services avec les médicaments de substitution comme la méthadone en tant que médecin au CSSS Jeanne-Mance, au Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN) ainsi qu’à l’hôpital. J’ai notamment contribué à mettre sur pied le programme Relais-méthadone à la fin des années 1990 et participé au projet de recherche NAOMI, une étude randomisée menée à Montréal et Vancouver visant à connaître l’impact des programmes de substitution sur la santé des personnes.5 Grâce à de tels programmes, l’offre de services destinée aux toxicomanes s’est améliorée dans le temps, mais elle est restée stable depuis l’année 2000.

Au Québec, les services de substitution offerts aux consommateurs d’opiacés n’ont pas les mêmes moyens que dans le reste du Canada et, a fortiori, que dans certains pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dans lesquels 70% des consommateurs sont rejoints par les services. Pour autant, les services que nous proposons demeurent relativement accessibles et nous essayons de répondre aux demandes de rendez-vous dans un délai d’une semaine, qu’il s’agisse des références à l’interne ou des demandes qui nous proviennent de l’extérieur. L’entrée dans les programmes de substitution est parfois plus longue et l’attente est de 4 à 6 mois actuellement, ce qui nécessite la mise en place de programmes intermédiaires. En tant que médecin en milieu hospitalier, la prévention de l’usage problématique des substances ne fait pas partie de notre mandat. Cependant, il s’avère important de mettre en place des mesures de prévention dans les milieux de vie des personnes à risque, par exemple, en milieu scolaire.

Choix de vie

Les services en toxicomanie et en psychiatrie n’ont pas toujours respecté les droits des patients et leur dignité. Bien que les abus du pouvoir médical appartiennent davantage à l’histoire, il faut en être conscient dans l’intervention, car les patients qui ne se sentent pas écoutés ou respectés quittent les programmes et les traitements qui leur sont offerts. En tant que cliniciens, nous devons également respecter leurs choix de vie même s’ils ont des conséquences négatives sur leur santé. De la même manière qu’on ne refuse pas de soigner un fumeur parce qu’il a développé cette habitude, on ne refuse pas de soigner une personne atteinte d’hépatite C parce qu’elle s’est injectée.

À l’opposé, certains partis politiques défendent l’idée que la toxicomanie est un choix individuel, ce qui, en bout de ligne, signifie que les consommateurs doivent assumer leurs responsabilités et que l’État n’a aucune obligation envers eux. Ces discours politiques, qui tendent à réduire la complexité des causes de la toxicomanie et des moyens à mettre en œuvre pour la prendre en charge, ont un impact sur les personnes, qui peuvent vouloir cacher leur consommation et ne pas fréquenter les services de peur d’être stigmatisées et de ne plus être considérées comme des citoyens. Criminaliser la situation des personnes toxicomanes est inefficace sur le plan médical et ne fait qu’aggraver la complexité des difficultés qu’elles rencontrent.

Depuis peu au Québec, des groupes d’usagers des services en toxicomanie prennent la parole pour manifester leur existence, défendre leurs droits à être traités comme les acteurs principaux de leur démarche et à influencer les services qui leur sont offerts. Ces demandes sont légitimes, mais trop peu soutenues à l’heure actuelle.

Notes

1. Relais Méthadone existe depuis 1999 à Montréal. Il s’agit de l’un des premiers centres de traitement de substitution pour la dépendance aux opioïdes à basses exigences implantés en Amérique du Nord. Relais- Méthadone vise essentiellement à répondre aux besoins de traitement et d’accompagnement des personnes dépendantes des opioïdes et vivant en marge des réseaux sociaux et de la santé (site web du CRAN www.cran.qc.ca).

2. Brugal, M. T., Domingo-Salvany, A., Puig, R., Barrio G., García de Olalla, P. et L. de la -Fuente (2005). « Evaluating the impact of methadone maintenance programmes on mortality due to overdose and aids in a cohort of heroin users in Spain », Society for the Study of Addiction, 100 : 981-989.

3. Les exemples dans ce texte se rapportent à des hommes, mais les femmes sont également touchées par ces questions. Elles constituent 40% des personnes qui bénéficient du programme Relais méthadone et 30 à 40% de celles qui fréquentent le service de médecine des toxicomanies.

4. La phencyclidine ou PCP est un psychotrope hallucinogène dont la commercialisation fut autorisée jusqu’aux années 1970.

5. Le projet NAOMI portait sur la comparaison entre un traitement supervisé à l’héroïne sous prescription et un traitement de substitution à la méthadone, en vue d’évaluer lequel améliorait le plus la santé et la qualité de vie des consommateurs chroniques d’opiacés (http://www.naomistudy.ca/).