L’aide sociale de 1961 à 2012 : tours de vis

Une des principales responsabilités des gouvernements1 du Québec et du Canada est d’assurer, sans discrimination, les conditions permettant à l’ensemble de la population d’exercer pleinement sa citoyenneté. Cette responsabilité doit être assumée dans le respect des engagements pris tant par leur adhésion à la Déclaration universelle des droits humains, au Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, que par l’adoption des Chartes québécoise et canadienne concernant les droits au travail et à un revenu suffisant. Les pratiques des décideurs politiques sont donc à évaluer à la lumière de ces obligations.

Présentement, on assiste aux paradoxes suivants. S’il y a moins de personnes et de familles à l’aide sociale, le nombre de personnes en situation d’itinérance a, pour sa part, augmenté. Par ailleurs, les personnes vivant de prestations de chômage sont moins nombreuses, mais de plus en plus de personnes ont recours aux banques alimentaires. Que reste-t-il du droit à un revenu décent ?

Reconnaissance

Avant 1969, on retrouvait un éventail de programmes d’assistance financière : assistance aux mères nécessiteuses, allocations aux personnes aveugles, aide aux personnes invalides, allocations sociales, allocations scolaires, assistance aux personnes âgées, assistance publique et autres. Les critères d’admissibilité et les prestations variaient d’un programme à l’autre. La gestion relevait des municipalités, des églises et des communautés religieuses. Dans ce contexte, les personnes sans revenu étaient perçues comme des indigentes, des miséreuses, et identifiées, selon des critères moraux, comme de « bons pauvres méritants » ou de « mauvais pauvres ».

En 1961, le gouvernement libéral forme un comité d’étude sur l’assistance publique2 qui aboutit, en 1963, à la publication du Rapport Boucher. Ce rapport introduit un changement idéologique majeur en soutenant que « le principe même de la dignité du citoyen en démocratie justifie la responsabilité de la société à son égard »  (Boucher, 1963 : 120) et en établissant un lien intrinsèque entre la notion de dignité humaine et la « satisfaction des  besoins essentiels, de façon stable et autonome » (ibid. : 121). Le comité propose alors la mise en place d’un programme unifié et affirme le droit à la reconnaissance sociale pour toute personne, quelle que soit la source du besoin. La responsabilité de l’État est ainsi précisée :

« Dans le domaine de l’assistance financière, seul l’État possède les moyens d’action proportionnés à l’œuvre à accomplir. […] L’individu, comme citoyen et membre de la société, a donc droit à une assistance financière de la part de l’État si lui-même ou sa famille sont dans le besoin. L’ignorance d’un tel principe conduit fatalement à l’irréalisme. Le fait de ne pas l’expliciter ouvertement, lorsque l’on sait qu’il existe, équivaut presque à priver les citoyens d’un droit fondamental. » (ibid. : 120)

Concernant la question du travail en lien avec l’assistance financière, le Comité ajoute :

« La solution du chômage ne peut se trouver que dans une croissance économique équilibrée qui permette de fournir à toute personne un emploi approprié à sa formation technique et professionnelle ainsi qu’à son état de santé. C’est un leurre de croire que, pour la majorité des chômeurs assistés, le remède résiderait dans une sorte de travaux forcés. » (ibid. : 196)

Écart

Au cœur même de tensions entre le droit à l’aide sociale et la norme relative à l’obligation de travailler, le droit à l’aide sociale constitue, selon Normand (1997), l’objet principal de la Loi sur l’aide sociale adoptée en 1969,3 mais il n’est cependant pas reconnu aux adultes de moins de 30 ans. Pour les adultes de cette tranche d’âge, le barème déterminé comme minimal (« satisfaction des besoins minimaux ») ne s’applique qu’à ceux dont une maladie ou un handicap est confirmé par un médecin, ou qui ont un enfant à charge. Pour les autres, la prestation est réduite de 30%. Cette loi comporte aussi certaines normes relatives à l’obligation de travailler. Les jeunes adultes sont la population la plus ciblée, mais non exclusivement.

En 1974, le gouvernement décide de plafonner les prestations à 50% du salaire minimum. Depuis, l’écart entre l’aide sociale et le salaire minimum n’a fait que s’agrandir et la notion d’employabilité a pris de plus en plus d’importance. En ce sens, en 1984, le gouvernement présente l’énoncé d’orientation et le plan d’action en éducation des adultes intitulé Un projet d’éducation permanente dans lequel la formation de la main-d’œuvre est décrite comme devant correspondre « aux exigences de développement économique » (Gouvernement du Québec, 184 : 51). Pauline Marois, alors ministre de la Main d’œuvre et de la Sécurité du revenu, présente le projet de loi 65 en ces termes :

« Ce projet de loi a pour objet de permettre à la ministre de la Main d’œuvre et de la Sécurité du revenu d’établir à l’intention des bénéficiaires de l’aide sociale des programmes d’activité de travail ou de formation en vue de développer leur aptitude à développer un emploi. Il autorise le versement d’un montant d’aide supplémentaire d’aide sociale aux bénéficiaires qui participeront aux programmes désignés par le gouvernement. » (1984 : 5209)

Suite à cet amendement de la Loi d’aide sociale, de nouveaux programmes d’activités pour développer l’ « employabilité » apparaissent. Les bénéficiaires, incluant les moins de 30 ans, qui participent aux programmes désignés par le gouvernement ont droit à un supplément s’ajoutant à leur prestation. Le discours politique affirme que les jeunes qui veulent s’en sortir n’ont qu’à y participer. En réalité, le gouvernement contingente les ressources disponibles car « économie oblige ».

Disparition

En 1987, le gouvernement libéral publie un document d’orientation Pour une politique de sécurité du revenu. Les principales justifications gouvernementales mobilisées pour démontrer la nécessité d’une réforme sont les suivantes : le régime actuel d’aide serait devenu inadapté ; l’inadaptation proviendrait d’une absence de distinction entre les personnes dites aptes et les personnes inaptes au travail ; l’inadaptation serait psychosociale et politique. Plus précisément, cette source concernerait les changements de valeurs en cours dans la société en matière d’incitation au travail et de responsabilité des individus, des familles et de l’État (Normand, 1998 : 51).

Cette analyse renie les orientations de la loi de 1969 et justifie un tour de vis majeur. En effet, par l’adoption de la Loi sur la sécurité du revenu en 1989, l’État ne se reconnaît comme responsabilité que le devoir et l’obligation de pourvoir aux besoins essentiels des personnes inaptes au travail. Cette loi subdivise et catégorise les personnes assistées sociales selon des critères relatifs au marché de l’emploi. Elle réintroduit ainsi de multiples étiquettes.

En 1996, le gouvernement péquiste publie un livre vert pour préparer les esprits à un autre tour de vis, celui de la Loi sur le soutien du revenu favorisant l’emploi et la solidarité sociale, adoptée en 1998. Parallèlement, l’abolition du Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) par le gouvernement fédéral et le transfert des responsabilités en la matière aux gouvernements provinciaux permettent alors au gouvernement québécois de conditionner le montant global de la prestation en fonction de l’évaluation de l’employabilité. Cette réforme se réalise aussi dans le contexte d’un partenariat complexe qui amène l’imposition du déficit zéro.

Les réformes de 1989 et de 1998, qui s’incarnent dans la Loi sur la sécurité du revenu et la Loi sur le soutien du revenu favorisant l’emploi et la solidarité sociale, confirment la disparition du droit à l’aide sociale. Les programmes dits de développement de l’employabilité se diversifient ; ils imposent davantage d’obligations d’emploi et même une obligation de participation à des parcours d’employabilité pour les 18-24 ans. Les gouvernements intensifient l’approche workfare.

Appauvrissement

À travers la lutte pour une véritable réforme de l’aide sociale basée sur les droits humains, plusieurs acteurs du mouvement d’éducation populaire et du mouvement des femmes perçoivent la nécessité de développer une approche globale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Une vaste mobilisation citoyenne s’organise alors à l’intérieur de deux regroupements complémentaires : le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté au Québec et celui de la Marche mondiale des femmes. En décembre 2002, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (Loi 112), qui se concrétise par l’adoption, en avril 2004, du Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Dans ce plan, le gouvernement justifie un appauvrissement garanti en introduisant la clause de l’indexation partielle des prestations d’aide sociale pour les cinq années subséquentes.

En septembre, un décret est aussi adopté pour modifier le règlement de la Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale, ce qui permet au gouvernement de récupérer 44 millions de dollars. Lors d’un point de presse, le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale légitime l’instauration d’un barème « solidarité familiale »4 en alimentant le préjugé d’après lequel les jeunes se font vivre par leurs parents et qu’il faut lutter contre le « phénomène Tanguy » 5.

Pouvoir discrétionnaire

En juin 2005, l’adoption de la nouvelle Loi sur l’aide aux personnes et aux familles enracine et élargit le pouvoir discrétionnaire du ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale. L’aide sociale se transforme en divers programmes : aide sociale, solidarité sociale, alternative jeunesse, ainsi que des programmes spécifiques créés à la « discrétion du ou de la ministre », dans lesquels l’aide financière est versée selon les règles et conditions déterminées par le ministre. Le ministre peut également conclure, notamment dans le cadre de projets pilotes, des ententes avec des personnes, des associations, des sociétés ou des organismes afin de susciter la réalisation de projets spécifiques favorisant l’implication sociale et communautaire des personnes et des familles. Il détermine les normes applicables aux projets pilotes et peut en tout temps les modifier ou y mettre fin après en avoir avisé la personne, l’association, la société ou l’organisme concerné. Dans ce cadre arbitraire animé par des intérêts discrétionnaires, que reste-t-il du droit à un revenu suffisant ?

Cette loi, de par sa dimension arbitraire, offre moins de garanties aux personnes et donne trop de pouvoir aux normes et aux règlements déterminés par le ministre, selon l’humeur du jour. N’y sont pris en considération ni les conditions de vie des personnes, ni leur droit à un revenu décent, ni leur droit à des mesures qualifiantes tel que l’exigerait une véritable lutte à la pauvreté. Dans le cadre de la Commission des affaires sociales chargée d’examiner le projet de loi 57 « Loi d’aide aux personnes et aux familles », le Front commun des personnes assistées sociales du Québec conclut, dans son mémoire, que ce projet, de loin, « ne s’attaque véritablement et efficacement à aucune des barrières auxquelles sont confrontées les personnes assistées sociales, en particulier la barrière de la pauvreté. » (2004 : 28) Non seulement il ne propose rien de nouveau qui démontrerait un réel effort pour régler le problème de pauvreté, mais il semble ramener la société québécoise à un filet social comme celui qui avait cours avant 1969.

Communautarisation et philanthropie

Les ministres qui se sont succédés au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale ont utilisé diverses tribunes6 pour valoriser la générosité des citoyens et insister sur leur responsabilité dans la lutte à la pauvreté.

Cette stratégie est identifiée dans les plans d’action gouvernementaux en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, mais elle n’est pas réservée au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Le rôle du gouvernement serait complémentaire aux efforts de la population. Ainsi, une entente de partenariat public-privé avec la Fondation Chagnon7 illustre l’un des axes fondamentaux de la restructuration des services publics par le gouvernement Charest. Ces plans d’action gouvernementaux soulignent également que la « collaboration du milieu communautaire est essentielle » (Gouvernement du Québec, 2006 : 21).

Ces appels au milieu communautaire et à la charité pour justifier le détournement du droit à l’aide sociale semblent répondre à deux credo. D’une part, afin de conserver les marchés et les emplois, dans un contexte où la pression internationale est importante, il faut revoir à la baisse les conditions salariales et les protections sociales liées au travail. D’autre part, l’éloge de la privatisation des services publics résonne avec de plus en plus d’intensité. La communautarisation des services et la philanthropie deviennent ainsi des ressources pour répondre aux besoins des citoyennes et citoyens qui ne peuvent pas payer les frais des services publics privatisés. Or, il semblerait que la collaboration de partenaires philanthropiques et communautaires serve davantage à développer un autre type de PPP, le Projet de Partenariat pour le contrôle des Pauvres.

Notes

1 : Ceci est clairement identifié dans le Rapport Boucher (1963).

2 : Les membres : J. Émile Boucher, (président), Marcel Bélanger, Claude Morin.

3: En 1966, le gouvernement du Canada a adopté le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) par lequel, entre autres, il s’engageait, à la hauteur de 50%, à rembourser les dépenses encourues par les provinces par la mise en place de régimes généraux d’assistance publique. En retour, les provinces s’engageaient à utiliser les montants transférés comme aide directe sans autre condition.

4 : Le barème mensuel de base est diminué de 100$ pour tout adulte sans contraintes sévères qui vit avec un parent (père et/ou mère) dont la source de revenu ne se limite pas à la sécurité de la vieillesse (prestation de base et le plein supplément) ou que ce parent n’a pas de certificat médical qui précise l’incapacité de vivre seul.

5 : Le phénomène Tanguy fait référence au film Tanguy d’Étienne Chatiliez.

6 : Discours du 17 octobre ; le Forum du millénaire, le 9 novembre à Montréal ; diverses publicités parues dans les journaux dont la Journée nationale de la philanthropie ; formation d’un Comité sur le don à l’intérieur du Secrétariat à l’action communautaire autonome et initiative sociale (SACAIS).

7 : Voir à ce sujet le site www.fondationchagnon.org et les communiqués de presse conjoints entre la Fondation et divers ministères.

Références

Boucher, J.-E. (1963). Rapport du Comité d’étude sur l’assistance publique, Québec, L’Éditeur officiel du Québec.

Front commun des personnes assistées sociales du Québec (2004). Le projet de loi 57 : un détournement de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Mémoire déposé à la Commission des affaires sociales  chargée d’examiner le projet de loi 57 « Loi d’aide aux personnes et aux familles »,  Montréal.

Gouvernement du Québec (1984). Un projet d’éducation permanente, Énoncé d’orientation et Plan d’action en éducation des adultes, Québec.

Gouvernement du Québec (2006). Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale 2004-2009, Bilan de la deuxième année, octobre 2006.

Marois, P. (1984). Journal des débats – 15 mars 1984, Assemblée nationale,  Québec.

Normand, B. (1997). L’obligation de travailler, l’aptitude au travail et l’employabilité : trois normes au coeur du retournement de l’aide sociale au Québec au cours des années quatre-vingt, Mémoire de maîtrise présenté au département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal, Montréal.