L’alchimie des mémoires : à la belle étoile

Les images défilent comme dans un film accéléré. Les mallettes d’abord, contenant nos fastes accessoires qui doivent entrer dans un « sept passagers » : casquette rouge ou rose, manteau de nylon bleu et jaune, cul de poule pour la scène de la cuisine collective. Ah oui, ne pas oublier d’acheter les carottes en chemin !

Tu disais ?

Attends que je me rappelle…

C’était en hiver…

Ah oui, en hiver. Ah oui, là ça me revient…. »

Quarante histoires nous accompagnent sur la route. La route de tous les hivers. Tempêtes de neige à Témiscamingue et au Saguenay ; soleil hivernal au Témiscouata ; moins 35 degrés Celsius dans la Basse-Ville. Les histoires de personnes rencontrées en entrevues, des personnes sans logement ou « mal logées », parfois avec des problèmes de santé mentale, vivant avec les barèmes de l’aide sociale.

« À la fin du mois, plus d’argent ! Et pas mangé assez. […] Je suis allé à pied, puis là je m’en allais, puis j’ai fait du pouce, espérant que…, puis qu’est-ce que je voyais à travers les windshields, je voyais des consciences qui baissaient les yeux. Parce que je regardais les yeux, quand je faisais du pouce ».

Arrivés à destination, les accueils de nos hôtes — pour la plupart, des organismes membres du Front commun des personnes assistées sociales du Québec — le temps passé dans les salles de représentation avant les rencontres à saisir l’état des lieux, à discuter de l’emplacement de la scène, à placer les chaises pour favoriser la discussion des participants en petits groupes, replacer les chaises encore. Puis ces cafés du matin, l’arrivée progressive des participants et cette fameuse musique swing de Benny Goodman pour préparer l’alchimie de nos laboratoires interactifs. Une première mémoire entre en scène : celle du corps.

« la plupart du temps c’est des soupes. Qu’est-ce que tu veux faire avec une soupe dans une journée ? Tu as faim, tu ne peux pas dormir la nuit avec une soupe dans le ventre. Ça fait que quand c’est la journée qu’ils font une soupe, bien je suis fait. C’est pour ça normalement si je suis ici à 4 heures […] s’il y a une soupe, tu vas entendre : Ah tabarnac ! Parce que ça veut dire qu’on ne dormira pas de la nuit ».

Une tournée provinciale sous le signe du théâtre-forum a eu lieu de décembre 2008 à avril 2009, avec l’objectif de créer une alliance entre le milieu de la recherche, les groupes de défense de droits, le théâtre d’intervention et des organismes du réseau public de la santé et des services sociaux. Les réflexions qui ont alimenté cette tournée provenaient des résultats d’un projet de recherche mené au CREMIS sur la multidiscrimination à l’aide sociale et le risque de se trouver sans logement,1 des témoignages de médecins quant au rôle qu’ils jouent à l’aide sociale et des résultats d’une recherche menée avec une équipe en CSSS qui intervient de façon novatrice auprès de populations marginalisées.

D’entrée de jeu, notre défi était de créer une dynamique de groupe stimulante par le jeu, la danse, le mouvement, le contact physique, dans un état d’activation et de la rencontre de l’autre. Il paraît que certaines communautés amérindiennes amorçaient leurs grandes rencontres par la danse et le chant pour se rappeler leur nature, leurs ancêtres et leur propre humanité avant de se mettre à discuter et à décider de l’avenir de leur collectivité. Du coup, notre stratégie consistait à former des cellules de discussion afin de permettre au plus grand nombre de prendre la parole.

« Je suis allée m’étendre au parc Victoria, où des gens jouaient au volley-ball, et je me suis endormie, et quand je me suis réveillée, le sac était parti, j’avais donc plus de téléphone, plus de lunettes, plus rien, plus d’argent… parce que le cash était tout là… à la belle étoile »

Nous entamions la présentation de témoignages sous forme de courtes mises en scène interprétées par nos comédiens vaillamment soutenus par nos courageux chercheurs. Le jeu dramatique ponctuant les narrations et dialogues des personnages permettait de donner vie à des situations et d’évoquer des émotions qui pouvaient rappeler les expériences des participants.

Selon certains adeptes contemporains de la psychologie corporelle, nous porterions en nous les mémoires de nos expériences passées. Ces mémoires comprendraient les réactions que nous avons eues à certaines expériences sensorielles et émotives. Ces modèles de réactions sont parfois bien enracinés et constituent une prédisposition pour nos prochaines expériences.2 Une de nos stratégies d’intervention en théâtre-forum consiste à ramener aux auditoires ces mémoires d’expériences de discrimination et les sentiments de malaise, de honte peut-être, de frustration qui y sont associés, les réactions de fuite, d’attaque ou d’immobilisme. À la lumière d’analyses menées collectivement et à travers le jeu théâtral, il s’agit ensuite de leur permettre de nommer, commenter, compléter ces représentations afin de pouvoir « reprogrammer » corps et esprits vers une variété de stratégies alternatives efficientes.

« Puis toi la famille, comment ça se passe ? Est-ce que ça a changé tes rapports le fait de te trouver sur l’aide sociale ? »

« Je suis devenu le mouton noir, et ça, c’est comme avoir la lèpre… [Mais] à un moment donné ç’a changé, c’était à Noël, j’étais chez mon père, il vient l’heure de déballer les cadeaux, il dit : « Puis mon Raymond, qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour cette année… te trouver une bonne job ? … Non mais sans blague, comment va ta santé Raymond ? … T’sé pour l’échange de cadeaux, même si t’en as pas apporté, tu peux venir quand même, tu sais… » » 

Au Cabaret de la dernière chance à Rouyn, je jouais le père de Raymond. Après avoir vu la scène et en avoir discuté en sous-groupes, les participants de la salle s’interrogeaient sur les motivations de ce père. Qu’est-ce qui importait pour lui, sauver les apparences face à son entourage ou prendre le temps de s’informer sur ce que vivait véritablement son fils ? Suivant la tradition de théâtre-forum, nous avons repris la scène et procédé à une exploration des motivations potentielles de ce père à travers l’improvisation, les données de la recherche ne permettant pas de savoir.

Les conversations qui s’en suivirent m’ont permis, à travers mon personnage inventé, de révéler un père impuissant et dépassé face à la déchéance de son fils et en raison de ses propres peurs face à la fermeture de l’entreprise où il travaille (cet enjeu local ayant été amplement discuté pendant la journée). Au fil des échanges, le ton s’adoucissait, le silence prenait sa place. À travers mon personnage, c’est comme si nous étions en train de comprendre, collectivement, une des sources possibles du malaise de ce père. « Pourquoi tu ne lui dis pas que tu l’aimes ? » me suggère une participante de la salle. « Je le sais… » de répondre le père, « puis les « maudits » échanges de cadeaux aussi, je l’avais dit à ma femme qu’on aurait pas dû organiser ça c’t’année… » « Pourquoi pas faire un échange de lettres l’année prochaine ? » suggère un autre.

Le temps de cette conversation publique, une déprogrammation du réflexe de peur se produisait chez l’un et le pouvoir de désamorcer des défenses mésadaptées s’exerçait chez les autres. S’ensuivait une sympathique accolade entre les deux hommes puis l’invitation au fils de passer à la maison familiale plus souvent, avec ses amis. Cet instant de théâtre-forum a permis, par l’échange collectif, la reviviscence d’une mémoire affective qui agissait sur les représentations d’un citoyen, sans qu’il en ait conscience. C’est là un des objectifs du théâtre-forum que de faire éclore une parole tant au niveau intime que collectif et social, afin de confronter nos mémoires, d’apprendre à mieux vivre avec soi et les autres.

« regarde, je suis quelqu’un maintenant… […]  ça m’a permis de remonter la pente. Parce que si ce n’était pas pour ça, je veux dire, regarde, je ne serais pas là comme ça. Une chose est sûre, les conditions où je suis, seraient des conditions selon moi minimales pour s’assurer qu’une personne est non seulement bien traitée mais est dans la capacité de se reprendre en main »

À Chaudières-Appalaches, un médecin qui participait à la journée a été invité sur scène pour présenter ses doléances à une sous-ministre (interprétée de façon impromptue par notre comédienne) quant au rôle que les médecins sont obligés de jouer à l’aide sociale.3 Balayant ses arguments du revers de la main, la sous-ministre lui fait remarquer qu’il est le seul à porter ses revendications. Sur cela, dix personnes se lèvent de la salle et le rejoignent sur scène. Pour elle, il ne s’agit qu’un groupuscule sans importance. La salle se lève en bloc : quatre-vingt personnes de tous les horizons se mettent autour du médecin qui les encourage à expliquer dans leurs mots à la haute fonctionnaire ce qu’ils vivent et comment le mode d’attribution de l’aide financière accordée n’aide pas les choses. La sous-ministre, debout sur une chaise derrière un rideau sur scène, est quelque peu abasourdie par la tournure des événements et promet de revenir dans la région pour les rencontrer. Acclamations de la foule. Un beau moment de théâtre-forum.

Les images défilent comme dans un film accéléré. Les mallettes d’abord contenant nos fastes accessoires qui doivent entrer dans un « sept passagers » : casquette rouge ou rose, manteau de nylon bleu et jaune, le cul de poule pour la scène de la cuisine collective. Ah oui, et sans les carottes ! Les comédiens s’endorment en arrière. Le chemin de retour à la pluie verglaçante. Il est à souhaiter que l’alchimie des mémoires partagées autour de ces histoires de vie puisse dépasser les sphères des individus et des communautés ayant participé à cette tournée.

« je peux y aller sans me sentir jugée. Tout le monde est égal. Tout le monde, la même affaire. Tu rentres là ; ok les intervenants pas, mais le reste du monde, on est tout égal. On est tous à vivre avec quelque chose, puis un n’est plus mieux que l’autre. C’est ça qui est le fun ».

Notes

1 Le projet de recherche et la tournée ont été subventionnés par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

2 « Cette route privilégiée serait celle que nous prendrions automatiquement sans crier gare aussitôt qu’il y aurait une émotion ou sensation ressemblant de près ou de loin aux expériences premières. » (Duchesne, A. (1999). « La mémoire corporelle et les comportements réflexes », Présence, 5(2)).

3 Voir Revue du CREMIS (2008), 1(1).