Le long parcours

Au cours des années 60 s’est amorcé au Québec un processus de désinstitutionalisation qui s’est traduit par un transfert de certains services de l’hôpital psychiatrique vers l’hôpital général et par le développement d’un réseau de structures intermédiaires plus légères, intégrées au réseau de la santé et des services sociaux. C’est également à cette époque qu’ont été créées des équipes multidisciplinaires en psychiatrie et qu’ont émergé des structures alternatives et des groupes d’entraide constitués par des malades et leurs proches.

En psychiatrie générale, ceux qui s’intéressaient à l’approche communautaire étaient surtout préoccupés par les gens qui quittaient les asiles et se retrouvaient sans moyens dans la communauté. Il fallait planifier leur traitement et leur réinsertion. C’est avec l’intention de contribuer au développement de cette nouvelle façon de pratiquer et d’apprivoiser un nouveau milieu que je me suis retrouvée à la Clinique populaire de Pointe-Saint-Charles à Montréal pour mon stage comme résidente.

Pointe-Saint-Charles était une découverte pour moi. Je ne savais pas que les anglophones pouvaient vivre dans des conditions aussi difficiles. C’était aussi la première fois que je travaillais avec une paire aidante. Je faisais avec elle des visites à domicile et elle m’expliquait ce qui se passait dans l’entourage des familles visitées. Elle m’aidait à comprendre et à respecter ce nouvel univers. Les visites à domicile me permettaient de comprendre d’un coup d’œil la situation des familles : dans quel milieu vivaient-elles ? L’appartement était-il adéquat ? Quel était le degré de pauvreté ? Quelles étaient les capacités et forces de ces familles ?

C’est aussi à Pointe-Saint-Charles que j’ai découvert l’impact du chômage et les tensions entre anglophones et francophones. J’ai été confrontée à la pauvreté du milieu et au peu de moyens pour s’en sortir, les emplois industriels étant faiblement rémunérés. La « Pointe » me semblait une espèce d’enclave, isolée et un peu oubliée. C’était aussi un milieu de luttes sociales. Dans mes interventions, j’étais toujours accompagnée par des membres de l’équipe de psychiatrie communautaire, originaires du quartier ou ayant fait le choix d’y habiter, qui étaient politisés et se battaient contre le pouvoir en place pour obtenir de meilleures conditions de vie pour la population et une plus grande justice sociale.

L’idéal

L’idée de développer une psychiatrie « communautaire » est venue, entre autres, de la France, avec la psychiatrie de secteur, sous l’influence de Marcel Sassolas et Jacques Hochman. À Paris, après la Deuxième Guerre mondiale, le Dr. Paumelle et des confrères ont développé un service de psychiatrie communautaire dans le 13e arrondissement. L’hôpital psychiatrique et l’hôpital de jour étaient localisés à Soisy-sur-Seine. Il y avait aussi des centres d’accueil et une panoplie de services pour répondre aux besoins des personnes qui avaient des problèmes de santé mentale et sortaient de l’asile. Certains psychiatres français s’étaient rendus compte que les gens qui s’étaient enfuis des asiles pendant la guerre avaient été capables de survivre et de s’organiser. Cette révélation les a amenés à penser différemment l’organisation des soins de même que l’organisation asilaire de l’époque.

Comme d’autres résidents québécois en psychiatrie, je suis partie faire un stage à Soisy-sur-Seine. Mes responsabilités dans le 13e arrondissement consistaient à visiter, avec des travailleuses sociales, des patients en foyer et des personnes au lourd passé asilaire placées en familles d’accueil. J’allais évaluer leur médication et le travail des familles d’accueil. Je me souviens, entre autres, d’un homme de 80 ans, diagnostiqué schizophrène, qui était assis devant une maison de campagne, bien habillé et avec la barbe taillée. Il ne parlait presque pas. Tout en étant dans son monde, il était capable de me dire sa joie de ne plus être à l’asile, parce qu’il pouvait vivre à l’extérieur et « suivre la nature ».

Dans le 13e arrondissement, c’est l’hospitalisation à domicile qui m’a le plus frappée. On se rendait au domicile de la personne qui n’allait pas bien, deux, trois et même, quatre fois par jour. L’objectif était de la traiter sur place, de la garder avec sa famille, dans la communauté, en faisant appel à l’entourage, le cas échéant. Il y avait aussi un centre de jour où les patients pouvaient venir à n’importe quel moment pour prendre un café, échanger et rencontrer les intervenants individuellement si nécessaire. Ils savaient qu’ils y seraient bien accueillis. Autour du centre, il y avait aussi des ateliers d’art et de préparation pour le retour au travail, ainsi qu’un regroupement d’ex-patients psychiatrisés qui tenait des activités. Pour nous, à l’époque, c’était l’idéal de la psychiatrie communautaire qui se réalisait, ce qui ne veut pas dire que cette approche était bien acceptée et implantée partout en France.

Partir

Peu de temps après mon retour au Québec, après quelques mois de pratique communautaire à St-Eustache et St-Jérôme, je suis partie en Abitibi. J’étais la seule psychiatre pour 95 000 habitants, avec une urgence, 21 lits d’hospitalisation, une clinique externe et un hôpital de jour. J’ai découvert la région tranquillement. Je voyais l’isolement des familles et leur pauvreté. En retraçant l’histoire de patients âgés de 40 à 50 ans, je me posais beaucoup de questions concernant ce qui était arrivé à ces pionniers. Comment avaient-ils fait pour survivre ? Quels avaient été leurs problèmes ? Comment ce parcours avait-il influencé ce qu’ils étaient devenus ? Il semblait y avoir beaucoup plus de maladies bipolaires que je n’en avais vues à Montréal, ainsi qu’un nombre élevé de cas d’inceste et de dépressions majeures.

En venant s’établir en Abitibi, ces hommes et ces femmes avaient eu de grands espoirs qui ne se réalisaient pas toujours, ce qui expliquait peut-être la dépression. Je les ai perçus un peu comme des prisonniers, avec peu de possibilités de s’en sortir, même si certains avaient bien réussi sur des terres plus fertiles. Alors qu’ils travaillaient pendant des années pour abattre les arbres et essoucher, rien ne poussait sur la plupart des terres. La seule possibilité qu’il leur restait était de travailler dans les mines ou l’industrie forestière. Les hommes se plaignaient beaucoup des conditions de travail sous terre sans lumière, de la claustrophobie, de la peur, et parlaient de leur soulagement lorsqu’ils trouvaient un autre emploi. Plusieurs noyaient leurs problèmes dans l’alcool.

J’ai aussi été confrontée dans cette région au taux de suicide le plus élevé au Québec, avec 31 personnes sur 100 000, comparativement à 15 sur 100 000 pour l’ensemble de la province. Un travailleur social qui était là depuis longtemps m’avait dit ceci : « Ici, il y a beaucoup de dépression, les gens se découragent parce qu’il n’y a pas d’espoir. Si on ne travaille pas dans le bois ou dans les mines, il n’y a presque rien, les villages se vident, les gens s’en vont, il y a de moins en moins de vie sociale ». Après sept ans, j’ai quitté la région. Les choses ont sûrement changé depuis.

Dans le temps présent

Même si j’ai quitté l’Abitibi, ce que j’y ai appris sur le lien entre les conditions de vie et les problèmes de santé mentale a continué d’orienter ma pratique comme psychiatre. Après avoir participé à la fondation de Suicide action Montréal suite à une maîtrise en Santé communautaire et publique, je suis devenue chef de département dans un hôpital du centre-ville. La surconcentration de personnes avec des troubles mentaux dans les grands centres m’a toujours préoccupée. Mon intention première, à partir de mon expérience parisienne, a été de développer la psychiatrie communautaire urbaine et j’ai pu profiter de la proximité du Centre de psychiatrie communautaire, qui avait aussi comme objectif d’expérimenter ce type de psychiatrie. Ils intervenaient dans les organismes ainsi qu’à domicile, et ont mis sur pied la Corporation COSAME, fondé la revue Santé mentale au Québec, le Centre La Chrysalide, le Centre de soir Denise Massé et d’autres ressources. Ils répondaient aux besoins sociaux des patients et non simplement à leurs besoins psychiatriques.

Pendant ces premières années au centre-ville, ce sont des Américains déjà impliqués dans les milieux de l’itinérance qui m’ont surtout nourrie de leur expertise. J’ai aussi été alimentée par les intervenants de la Maison du Père et de l’Accueil Bonneau qui avaient demandé la présence d’un psychiatre. J’ai alors commencé à fréquenter ces endroits et découvert la réalité de l’itinérance.

Après mon expérience en Abitibi, je n’ai plus vu les gens de la même façon. Je les vois désormais avec leur histoire, leur vie de famille, leur vie au travail. Auprès des personnes itinérantes, j’ai dû changer mon approche classique de psychiatre bien installée derrière son bureau. Je dois être présente, sans être trop chaleureuse, et donner la place à l’autre d’une façon différente. En début de rencontre, je travaille surtout avec la personne dans le temps présent. Si je suivais une approche « classique », j’insisterais pour obtenir une histoire de cas détaillée. Maintenant, je laisse filer, je garde les éléments du passé dans ma tête en me disant que peut-être, dans un mois, j’y reviendrai pour les approfondir. Je prends la personne comme elle se présente, sans trop exiger.

Parfois, spontanément, ils vont me parler de leur travail, de leur père ou de leur mère, de divers événements, et je vais prendre plus de temps pour élaborer ces sujets avec eux. Je m’informe davantage des détails de leur vie quotidienne, parce que je me suis rendue compte que personne ne s’y intéressait et que c’était important pour eux : À quelle heure se lèvent-ils ? Comment s’organisent-ils dans leur appartement ? Quels sont leurs loisirs ? Ont-ils de quoi se nourrir et se vêtir ? Comment la médication les aide-t-elle dans leur quotidien ? Leurs symptômes persistent-ils et avec quelle force ?

Ma pratique m’amène aussi à m’engager pour l’amélioration des conditions de vie de mes patients. Par exemple, je suis en train de lutter pour sauver le Refuge des jeunes, parce que des citoyens ne veulent pas de cet organisme à l’emplacement prévu. Je prépare également une lettre pour le ministre Sam Hamad, responsable du dossier de la pauvreté au Québec. Je ne sais pas si j’aurais fait cela il y a trente ans, lors de ma formation et de mes premières années de pratique. Désormais, je ne me pose plus cette question parce que ces dossiers m’importent au plus haut point et touchent le quotidien de ma clientèle en besoin. Aujourd’hui, le Collège Royal souhaite donner à la psychiatrie un visage « humanitaire » et la formation des psychiatres ressemble davantage à ce que j’aurais souhaité à l’époque de mes études. Ce fut un long parcours. Il est encourageant de voir que la psychiatrie se renouvelle et se met à l’écoute de ce que vivent réellement les populations.