Le monde des AA

Dans le champ des dépendances, la philosophie des Alcooliques anonymes (AA), fondée sur les douze étapes1, constitue une avenue privilégiée dans l’accompagnement des personnes aux prises avec des dépendances diverses. Depuis le premier regroupement des AA en 1935, le nombre de membres a augmenté de manière exponentielle pour atteindre des sommets en Amérique du Nord et à travers le monde.2

Cette tendance à la hausse se confirme également avec l’application des douze étapes aux nouvelles dépendances telles que les jeux de hasard et d‘argent. Dernièrement, de nouveaux groupes anonymes ont été mis sur pied, dont : les Déficients attentionnels anonymes (DAA), les doubles diagnostics tels que toxicomanie et trouble mental ou psychiatrique (DRA, Dual recovery anonymous), les artistes ayant des difficultés avec diverses dépendances (ARTS, Artists recovering in the twelve steps), les pharmacomanes (IPA, International pharmacists anonymous), les internautes anonymes et, enfin, les Vulgaires Anonymes (VA, Vulgarity anonymous), à savoir des personnes vivant des difficultés liées à des comportements considérés comme trop vulgaires.

Les AA représentent le plus grand mouvement abstinent du 20ème siècle en Amérique du Nord. Ce mouvement présente plusieurs attraits pour les personnes dépendantes, par exemple, la rupture de l’isolement social, la gratuité, l’écoute active, la déculpabilisation, la solidarité et l’appartenance, la grande décentralisation des réunions et l’anonymat. En échange de témoignages visant à partager leur expérience liée à l’alcoolisme, les membres des AA reçoivent du support de la part du groupe. Ce support peut pallier jusqu’à un certain point les effets néfastes de l’étiquetage social et public de l’alcoolisme. L’anonymat permet, à son tour, de répondre à la souffrance vécue sur une base privée et de permettre aux membres de développer des rapports sociaux personnels et intimes.

Alors qu’une majorité des citoyens et des membres des AA croient que l’approche prônée par l’organisation est une forme de traitement, force est de constater que les AA constituent essentiellement un espace de soutien et d’entraide. Ce paradoxe s’explique par le fait que les AA insistent dans leurs règlements sur le fait de ne pas recourir à un thérapeute professionnel pour mener leur démarche de réhabilitation. Fondée sur la devise qu’il faut avoir vécu la même souffrance pour la partager réellement, l’organisation promeut l’idée qu’il faut sortir des diagnostics basés sur des fondements théoriques en encourageant les membres à se fier à eux-mêmes et au groupe, plutôt qu’à un thérapeute professionnel.

Cette conception contredit les pratiques cliniques sur le terrain et les études scientifiques qui démontrent qu’un suivi thérapeutique personnalisé est nécessaire pour répondre aux besoins propres de chacun (Suissa, 2007). En d’autres termes, si les membres des AA partagent des souffrances communes face à l’alcool ou à d’autres dépendances, les motifs psychosociaux qui les ont poussés à développer le cycle de la dépendance sont à comprendre dans des dynamiques personnelles, familiales et sociales qui leur sont propres. Dans cette logique, nos suivis cliniques et les recherches scientifiques démontrent que les membres référés avec un suivi plus intense (intensive referral intervention) et accompagnés de manière personnalisée par des volontaires des AA étaient plus impliqués dans les douze étapes que ceux qui avaient bénéficié d’un suivi standard.

L’approche des AA fait de l’alcoolisme une maladie. Pourtant, la dépendance est un processus complexe qui se construit dans le temps avec des acteurs et des intérêts précis. L’exemple de l’industrie privée des jeux ou de Loto-Québec, qui contribuent à produire des joueurs dépendants en faisant la promotion des jeux, illustre bien ce processus. L’idéologie des AA représente une force sociale considérable dans le discours qui associe alcoolisme à maladie. Si le mouvement des AA a traversé l’épreuve du temps durant toutes ces décennies, force est de reconnaître qu’en contexte d’hyperindividualisme et de performance à tout prix, il répond à un besoin central, celui de combler le vide de liens sociaux. Mais la question demeure : dans quelle mesure un comportement psychosocial de dépendance constitue-t-il une maladie ?

Notes

1 : Ces étapes comprennent, entre autres, la reconnaissance de l’impuissance de la personne à l’égard de l’alcool et la nécessité de réparer les torts commis envers d’autres personnes. Même si les AA n’exigent pas la foi de la part de leurs membres, croire qu’une « Puissance supérieure » peut « rendre la raison » constitue un aspect central des douze étapes (Suissa, 2009 : 31-33).

2 : Suissa, A. (2009). Le monde des AA, Montréal, Presses de l’Université du Québec; Suissa, A. (2007). Pourquoi l’alcoolisme n’est pas une maladie, Montréal, Fidès.