Les autorisations judiciaires de soins : perdre son droit de refuser des soins

En 2018, un établissement hospitalier montréalais1 dépose une requête au tribunal pour contraindre une personne, la défenderesse, à recevoir des soins et un hébergement. La requête de l’établissement mentionne que la défenderesse a été hospitalisée plus de 20 fois dans les deux dernières années, qu’elle présente des difficultés à suivre son traitement, surtout lorsqu’elle quitte les ressources d’hébergement et vit sur un mode d’itinérance, et que son état clinique est amplifié par son instabilité sur le plan de l’hébergement. Lors de l’audience, la défenderesse reconnait son diagnostic et avoue avoir besoin de traitement, mais refuse toutefois l’hébergement, qu’elle juge comme une invasion de sa vie privée. Sa mère témoignera en déclarant vouloir l’héberger. Pour l’établissement requérant, il s’agit là d’une acceptation stratégique de la part de la défenderesse : elle consentirait aux soins pour éviter l’ordonnance du tribunal, mais refuserait le traitement peu de temps après. Malgré cela, le tribunal la considère comme étant convaincante, mentionne que la situation ne permet pas d’évaluer à l’avance un refus de soins et juge la personne apte à y consentir ou non, et donc à refuser les soins. La requête est rejetée. 

Cet exemple est un cas rare. Dans les faits, en 2018, la quasi-totalité des requêtes d’ordonnance de soins, visant à imposer un traitement à une personne qui le refuse, a été accueillie (ou partiellement accueillie) par le tribunal. Cela signifie que dans la majorité des cas, le verdict conclut que les personnes ne sont pas aptes à consentir aux soins ou à les refuser. Ces autorisations judiciaires de soins soulèvent des enjeux complexes, et une question délicate : peut-on intervenir dans le meilleur intérêt de la personne, malgré son désaccord? 

Si la tension classique oscillant entre soin et contrainte se dresse rapidement dans le domaine du droit et de la santé mentale (Dumais Michaud, 2017), elle est ici analysée dans le cas particulier du droit au refus de soins2. Cette entrée par les requêtes refusées ouvre une double porte, afin de mettre en lumière le faible pourcentage de requêtes refusées par les tribunaux, et de démontrer la complexité du système judiciaire pour celles et ceux qui y sont confronté-es. 

Cet article résume un projet de recherche mené en collaboration avec Action Autonomie, un organisme communautaire de défense des droits en santé mentale de la région de Montréal. L’objectif de ce projet est de documenter les autorisations judiciaires de soins déposées à Montréal en 2018 et de cibler les difficultés rencontrées par les personnes pour défendre leurs droits, comme le fait d’accéder à un-e avocat-e, ou de présenter un témoignage. Au total, 547 requêtes ont été recensées et analysées à partir de trois documents principaux : la requête déposée par l’établissement demandeur, le jugement et le procès-verbal. Grâce à une méthodologie mixte (quantitative et qualitative), ces requêtes ont été analysées à partir d’éléments relevant de l’audience (comme la durée de l’audience, les personnes présentes, la représentation par un-e avocat-e, le temps de parole), de la personne intimée (son âge, son état civil, son lieu de résidence), des éléments psychosociaux mentionnés (par exemple le diagnostic clinique, une situation d’itinérance, ou des problèmes d’insalubrité) et du jugement (incluant le verdict prononcé et les soins requis). 

Refuser 

Le soin intègre un ensemble d’évaluations et de traitements médicaux, psychologiques et sociaux. Dans ce contexte, un hébergement peut faire partie de ce qui est préconisé accessoirement au soin. Les principes généraux des décisions en matière de soins ciblent la primauté de la volonté individuelle et l’intégrité physique de la personne. 

Au Québec, pendant de nombreuses décennies, aucune mesure législative spécifique n’encadrait le refus de soin. Au début des années 1990, le législateur a procédé à une réforme en matière de consentement aux soins dans le cas où la personne majeure inapte exprime son refus catégorique à recevoir des soins de santé (Bernheim, 2012). D’entrée de jeu, il faut spécifier que les règles entourant l’hospitalisation involontaire et les traitements involontaires sont distinctes dans le contexte québécois. Dans le cadre de l’hospitalisation involontaire, c’est la notion de dangerosité qui prime. Dans celui des traitements involontaires, l’évaluation porte sur l’aptitude à consentir aux soins et sur le refus de soins.  

De manière générale, tout consentement est nécessaire à l’administration de soins, peu importe la nature. Le Code civil du Québec prévoit que nul ne peut obliger une personne à subir examens, traitements ou autres interventions sans que la personne visée ait accepté (article 11, alinéa 1). Ce consentement doit être libre et éclairé. Dans certaines circonstances, l’établissement qui évalue une personne comme inapte peut se tourner vers une personne proche de celle-ci pour obtenir un consentement substitué. Cette personne proche pourra consentir ou non aux soins dans le meilleur intérêt de la personne concernée.  

Dans son article 4, le Code civil du Québec prévoit que Toute personne est apte à exercer pleinement ses droits civils. C’est au tribunal de statuer sur l’inaptitude d’une personne à exercer ses droits, dont le droit de consentir à des soins médicaux. On ne peut donc jamais présumer de l’inaptitude à consentir d’une personne qui n’est pas préalablement couverte par un régime de protection (Otero et Bernheim, 2015). Pour une personne inapte légalement, l’établissement doit obtenir le consentement de son ou sa représentant-e légal-e. En somme, quelle que soit la gravité de l’état mental altéré d’une personne, le personnel médical n’est pas autorisé à lui prodiguer des soins sans son consentement, ou celui de son ou sa représentant-e légal-e. 

Consentir 

Toutefois, la Loi québécoise prévoit des circonstances où une personne n’a pas l’aptitude à donner son consentement. Dans ces circonstances exceptionnelles, un établissement de santé peut alors obtenir de la Cour supérieure du Québec l’autorisation d’imposer des soins à une telle personne. Cette procédure judiciaire se trouve sous l’appellation de l’autorisation judiciaire de soins. Les requêtes peuvent être déposées exclusivement pour des traitements, un hébergement ou les deux simultanément. Une grille d’analyse est proposée en 2015 par la Cour d’appel3 afin de déterminer, entre autres, la compétence du tribunal en matière d’autorisation des soins. Au moment de l’audience, la personne peut être représentée par un-e avocat-e. 

Autorisation judiciaire de soins : grille d’analyse 

  1. La personne majeure est-elle inapte à consentir?  
  2. La personne majeure refuse-t-elle les soins?  
  3. Les soins sont-ils requis?  
  4. Les effets bénéfiques à tirer de ces soins dépassent-ils leurs effets néfastes?  
  5. Quelle devrait être la durée de l’ordonnance?  
  6. Y a-t-il d’autres conclusions recherchées? 

L’établissement requérant doit faire la preuve que la personne concernée n’est pas apte à consentir aux soins, qu’elle refuse catégoriquement le traitement et qu’elle s’y oppose de façon ferme et déterminée. Évaluer l’aptitude est un processus complexe, d’autant plus qu’il s’agit d’une caractéristique souvent fluctuante dans le temps. Une série de questions permet aux juges d’orienter leur appréciation de l’aptitude ou de l’inaptitude d’une personne à consentir aux soins4. Une réponse négative à l’une des quatre premières questions et une réponse positive à la cinquième renforcent la preuve de l’inaptitude de la personne à consentir. 

Appréciation de l’aptitude à consentir aux soins 

  1. La personne comprend-elle la nature de la maladie pour laquelle un traitement lui est proposé? 
  2. La personne comprend-elle la nature et le but du traitement? 
  3. La personne saisit-elle les risques et les avantages du traitement, si elle le subit?  
  4. La personne comprend-elle les risques de ne pas subir le traitement? 
  5. La capacité de comprendre de la personne est-elle affectée par sa maladie? 

Il n’est pas rare que cette évaluation fasse appel à des témoins de l’établissement requérant (psychiatre, travailleur-euse sociale, etc.), pour documenter chacune des questions. La personne intimée peut aussi témoigner. Le juge se penche également sur le traitement requis par l’état de santé proposé par l’établissement. À la fin des procédures, si le juge accepte la requête, la personne perd son droit de refuser les soins proposés par l’établissement requérant.  

Reconnaître 

Un des critères permettant de déterminer l’aptitude d’une personne à consentir aux soins consiste à comprendre la nature de la maladie pour laquelle un traitement lui est proposé. Le fait que la personne reconnaisse ou non la maladie pour laquelle on lui propose un traitement devient ainsi un élément de tension lorsque celle-ci souhaite refuser les soins, puisque ne pas accepter un diagnostic psychiatrique tend à la positionner rapidement comme inapte à consentir ou non. 

Ainsi, pour Sénéchal (2019), les critères d’évaluation de l’aptitude à consentir désavantagent les personnes dont les symptômes impliquent une perte de contact avec la réalité, dans la mesure où le test insiste sur la perception de la maladie par la personne elle-même. Emmanuelle Bernheim (2019) souligne également que le déni et la nature de la maladie déterminent essentiellement l’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins. Ce constat fait d’ailleurs écho aux propos du juge Delisle, dans l’affaire Institut Philippe Pinel contre A.G., en 1994 : « Comment l’intimé peut-il donner un consentement éclairé à un traitement d’un état dont il n’a pas conscience? » (p.37). Pour Sénéchal (2019), cela pourrait expliquer la prépondérance devant les tribunaux des cas impliquant des types de diagnostics de nature psychotique.  

Toutefois, Bernheim (2019) y voit plutôt une absence d’autres dimensions liées au consentement aux soins, comme des facteurs culturels ou sociaux, dans un contexte où le paradigme psychiatrique serait le seul valable. En effet, même dans les rares cas où la requête des établissements est rejetée, la Cour semble toujours considérer comme avéré le diagnostic posé par les médecins (Action Autonomie, 2021). 

S’exprimer 

Bien qu’une personne puisse défendre son refus de soins devant un tribunal, une telle situation met en scène un éventail d’inégalités, tant dans l’accès à un réseau de soutien qu’à une contre-expertise, mais aussi, de manière plus intime, dans la possibilité de s’exprimer sur sa condition et de réfuter le témoignage souvent hermétique de l’équipe traitante.  

Tout d’abord, la présence d’une personne alliée venant appuyer les dires de la personne concernée semble être un atout majeur. Par leurs témoignages, des proches de la personne concernée peuvent aider à convaincre le juge de son aptitude à consentir ou non et à rassurer le tribunal sur le suivi qu’ils et elles feront de sa situation. Il semble pourtant que cette pratique demeure marginale, puisque seulement 4,4% des documents d’audience analysés faisaient mention d’un témoignage d’une personne alliée.  

Ensuite, la confrontation d’expertises diverses permet au juge d’obtenir des évaluations différentes sur une même situation. À titre d’exemple, l’un des dossiers analysés mentionnait que l’établissement requérant souhaitait continuer à prescrire un médicament, alors qu’un autre médecin opposait un avis contraire puisque, selon lui, ce traitement produisait chez la personne concernée des effets secondaires importants (Action Autonomie, 2021).  

Pour autant, la présentation des contre-expertises demeure plutôt rare, voire exceptionnelle : une enquête menée par Otero (2007) indique que seulement 3% des dossiers analysés faisaient clairement mention de la présence d’une contre-expertise lors des audiences d’autorisation de soins et d’hébergement. Parmi les obstacles à la mobilisation d’une telle ressource, il apparaît que l’accessibilité des expert-es, le coût de leur rémunération et le temps nécessaire à la production d’une expertise constituent des enjeux importants. 

Pour finir, les personnes souhaitant refuser les soins maitrisent rarement les logiques des savoirs qui définissent ce dont elles souffrent (Otero, 2007). Quoique certaines personnes détiennent cette capacité discursive, elles se voient, pour la plupart, structurellement placées dans une position subordonnée face aux témoignages en faveur des établissements requérants, comme ceux des psychiatres, des psychologues, ou des travailleurs-euses sociaux-ales, qui mobilisent une terminologie spécialisée, inaccessible aux profanes.  

Il apparaît alors que les personnes ayant de meilleures compétences pour produire une parole perçue comme « vraie » sont les plus convaincantes devant le tribunal. Le cas opposant le Centre hospitalier de l’Université de Montréal à A.F. (2018) en donne une illustration, lorsque le juge déclare que le témoignage de la défenderesse est « clair, honnête et sincère » (paragraphe 10). 

Bienveillance 

L’analyse des requêtes rejetées par le juge fait émerger des éléments importants pour le respect et la défense des droits des personnes en santé mentale. Les tensions sociales, médicales et juridiques qui émergent du traitement de ces autorisations judiciaires de soins mettent en lumière les questions de la bienveillance thérapeutique et de la liberté de choix des personnes concernées par les soins. 

Tout en reconnaissant les intentions, les pratiques et les stratégies des équipes traitantes, il est nécessaire d’analyser et de réfléchir sur leur portée coercitive, oppressive et parfois traumatique. Alors qu’on sait que les personnes ayant des problèmes de santé mentale vivront des difficultés dans l’accès aux soins et de nombreux épisodes de stigmatisation (Livingston, 2020), on peut penser que les autorisations judiciaires rendront encore plus complexes ces trajectoires. Les propos du juge Delisle dans l’affaire Philippe Pinel contre A.G. (1994) résument les tensions en jeu : bien que d’imposer un traitement contre le gré d’une personne porte atteinte à sa liberté et à son autonomie, il questionne si, au contraire, ce n’est pas « violer cette autonomie que d’abandonner cette personne à sa maladie et la garder enfermée » (p.40). 

Notes

  1. Il s’agit du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), dans l’affaire Centre hospitalier de l’Université de Montréal contre A.F. (2018).
  2. Les autorisations judiciaires de soins ne sont pas spécifiques au domaine de la santé mentale. Des requêtes peuvent être déposées pour des soins physiques. Or, la grande majorité des requêtes déposées visent des soins dans le domaine de la santé mentale.
  3. Dans l’affaire F.D. contre Centre universitaire de santé McGill (2015).
  4. Ces cinq questions ont été retenues lors de l’affaire Institut Philippe Pinel contre A.G. en 1994, et s’inspirent de l’article 52(2) de l’Hospitals Act de la Nouvelle-Écosse (1989).

Références

Action Autonomie (2021). Trop souvent un abus, toujours un échec : Portrait du recours à l’AJSH en santé mentale par les établissements de santé montréalais. https://www.actionautonomie.qc.ca/wordpress/wp-content/uploads/2021/11/AA-2021-Recherche-AJSH-F5.pdf  

Dumais Michaud, A.-A. (2017). Hybridation de droit et des soins : la justice thérapeutique. Dans Otero, M. et al. (Eds.) L’institution éventrée. De la socialisation à l’individualisation. p. 145-159. Presses de l’Université du Québec (PUQ). 

Berhneim, E. (2012). Le refus de soins psychiatries est-il possible au Québec? Discussion à la lumière du cas de l’autorisation de soins. Revue de droit de McGill, 57(3), 555-589. https://doi.org/10.7202/1009067ar 

Berhneim, E. (2019). Le refus de soins psychiatrique est-il possible au Québec? Instrumentalisation du droit et mission thérapeutique de la justice. Aporia, 11(1), 28-40. https://doi.org/10.18192/aporia.v11i1.4495 

Centre hospitalier de l’Université de Montréal c. A.F. (2018). QCCS 5376 (CanLII). https://canlii.ca/t/hwl16 

Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991. https://canlii.ca/t/6dfpq 

F.D. c. Centre universitaire de santé McGill (Hôpital Royal-Victoria) (2015). QCCA 1139 (CanLII). https://canlii.ca/t/gjwwx 

Hospitals Act, RSNS c 208 (1989). https://canlii.ca/t/52pkf 

Institut Philippe Pinel de Montréal c. A.G. (1994). QCCA 6105 (CanLII). https://canlii.ca/t/1pbd8  

Livingston, J.-D. (2020). La stigmatisation structurelle des personnes ayant des problèmes de santé mentale et de consommation de substances dans les établissements de soins de santé : analyse documentaire. Commission de la santé mentale du Canada. 

Otero, M. (2007). Le psychosocial dangereux, en danger et dérangeant : nouvelle figure des lignes de faille de la socialité contemporaine. Sociologie et société, 39(1), 51-78. https://doi.org/10.7202/016932ar  

Otero, M. et Berhneim, E. (2015). L’impact des autorisations judiciaires de soins (AJS) dans les trajectoires de personnes utilisatrices des services d’Action Autonomie. Action Autonomie et Service aux collectivités. https://www.actionautonomie.qc.ca/wordpress/wp-content/uploads/2016/01/OTERO.Marcelo-et-Emmanuelle-Bernheim_Action-Autonomie_Autorisations-judiciaires-de-traitement_impacts_novembre2015.pdf 

Sénéchal, C. (2019). De l’obligation de conciliation en matière d’autorisation judiciaire de soins pour personnes majeures inaptes à consentir. Mémoire. Université du Québec à Montréal (UQAM). https://archipel.uqam.ca/13575/