Les jeunes et l’accès à l’aide sociale : si on existait

« Ce qui m’a impressionné le plus en m’impliquant dans le RAJE, c’est qu’on a souvent une image poche des jeunes, qu’ils parlent tout croche et qu’ils n’ont pas d’idées. Ben voyons donc : moi, je ne me retrouve pas dans cette image-là, et, pour ma part, de ceux que j’ai rencontrés, il y en a aucun qui se retrouve là-dedans. On a des idées, on est articulé, on veut avancer, on a une tête sur les épaules et on veut qu’elle soit respectée, cette tête-là. » (Claude, stagiaire au RAJE-Citoyenne).

La création du Rassemblement de la jeunesse citoyenne (RAJE citoyenne) s’inscrit dans les efforts du Regroupement des Auberges du cœur du Québec (RACQ) pour consolider et développer les pratiques d’action communautaire dans ses 29 maisons membres depuis 2004. À l’hiver 2009, le comité Développement des pratiques, qui coordonne un programme de formation en action communautaire autonome, constate le peu d’expérience des Auberges du cœur en action collective. Afin de développer une formation en action collective véritablement ancrée dans la réalité des Auberges du cœur, le comité choisit, en août 2010, d’expérimenter un projet-pilote d’action collective avec les Auberges et des organismes jeunesse de l’île de Montréal, qui porte le nom de Rassemblement de la jeunesse citoyenne.1 Un intervenant en action collective (Maxime Boucher) est alors embauché pour rejoindre, animer, mobiliser et organiser les jeunes et les intervenants intéressés.

Cependant, dès juin 2010, un groupe de jeunes et d’intervenants de l’Auberge du cœur le Tournant à Montréal avait déjà commencé à se rassembler pour réfléchir aux problèmes d’accès à l’aide sociale qu’ils vivaient et cibler différentes pistes de solution. Le RACQ décide donc d’explorer la possibilité de soutenir cette initiative en invitant l’intervenant en action collective à participer à quelques rencontres de ce groupe de jeunes au Tournant. Avec quelques-uns d’entre eux, ils décident alors de se lancer dans une tournée des Auberges et des organismes jeunesse pour « valider » l’analyse faite par les jeunes du Tournant. Il devient vite évident que les problèmes d’accès à l’aide sociale sont généralisés chez les jeunes. Par ailleurs, il semble y avoir un vif intérêt chez eux à l’idée « d’agir collectivement » pour régler les problèmes.

Les jeunes se reconnaissent rapidement dans le nom de « RAJE citoyenne », qui avait été choisi pour des fins administratives au début du projet. François Labbé raconte : « J’avais amené des papiers avec moi. Un jeune a vu le nom RAJE citoyenne. Il m’a demandé : « c’est quoi ça? » C’est le nom du projet qu’on a déposé au Forum jeunesse de Montréal. Et là, tout de suite, les jeunes autour de la table ont dit que ça correspondait à ce qu’ils vivent : de la rage. À partir de là, le nom du groupe a été adopté et n’a jamais été rediscuté. » Ce nom semble même avoir favorisé l’identification au rassemblement.

Resserrement

Les jeunes et les intervenants constatent un resserrement dans l’accès à l’aide sociale. En effet, le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS) a, sous le gouvernement libéral, amorcé une réorganisation de ses services qui cause plusieurs problèmes pour les jeunes. Ainsi, les agents qui les accompagnaient auparavant ne sont plus disponibles. Il est donc presqu’impossible de parler à son agent pour pouvoir lui poser des questions afin de compléter sa demande. Le MESS a mis en place un centre de communication à la clientèle, où les jeunes doivent raconter leur histoire à des téléphonistes qu’ils ne verront jamais. Ils sont également en train d’évaluer la possibilité d’implanter des visioguichets dans certains centres locaux d’emploi (CLE), à partir desquels les jeunes pourront parler à un agent à travers un écran d’ordinateur ; le modèle de gestion du MESS s’apparente de plus en plus à celui des services à la clientèle impersonnels des compagnies de cartes de crédit. De plus, il leur est demandé de rassembler des documents qui, souvent, impliquent de débourser des frais pour les obtenir. Plusieurs jeunes trouvent paradoxal de devoir « payer des papiers » pour prouver qu’ils n’ont pas d’argent. Il leur est aussi demandé de démontrer, par des attestations signées par leurs parents, que ces derniers ne peuvent effectuer de contribution parentale. Cela signifie, pour certains jeunes, de retourner voir des parents qu’ils ont parfois fuis en raison de situations marquées par la violence familiale.

Les jeunes de RAJE citoyenne souhaitent donc alléger les démarches administratives pour accéder à l’aide sociale, notamment par rapport au nombre de documents exigés. Ils veulent aussi être accompagnés dans leurs démarches et non pas laissés à eux-mêmes devant un écran d’ordinateur. En lien avec la question de l’aide sociale, beaucoup ont exprimé leur souhait qu’il soit aussi facile d’entrer sur l’aide sociale que d’en sortir. Or, cette sortie implique d’avoir un meilleur accès aux études, qu’elles soient professionnelles, postsecondaires ou pour raccrocher et terminer son secondaire 5. Présentement, l’arrimage entre l’aide sociale et les études pose problème pour les participants. Un retour aux études implique, dans la plupart des cas, de se couper des revenus d’aide sociale pour tenter l’aventure éducative. Plusieurs jeunes plaident pour que l’aide sociale soit maintenue le temps des études.

Une fois le problème collectif bien cerné, il s’agissait pour la jeune organisation de se doter de revendications qui pourraient amener un changement significatif dans la vie des jeunes. La première revendication plaide pour « un processus d’admission au programme d’aide sociale plus simple et plus juste »2, comprenant l’abolition du principe de contribution parentale, la réintroduction du droit à une rencontre d’attribution avec un agent dès la demande initiale, le droit au « chèque de dépannage » lorsque les requérants n’ont pas les avoirs liquides pour obtenir les documents requis pour compléter leur demande, la hausse des revenus de travail permis (jusqu’à la couverture des besoins essentiels) et la réduction du nombre de documents à fournir lors d’une demande d’aide sociale. La seconde revendication exige « pour les jeunes adultes de 16 à 30 ans un meilleur accès aux programmes de formation, de retour aux études et d’insertion sociale offerts par Emploi-Québec, ainsi qu’un véritable choix et que ces programmes doivent respecter les valeurs, les intérêts et les aspirations des jeunes ». La troisième revendication est que les personnes qui utilisent les services d’un CLE soient accueillies avec respect et compréhension.

Impatience

Les organisateurs proposent alors de continuer à discuter des problèmes et des revendications, question d’établir l’argumentaire et « de creuser l’analyse ». Les jeunes ralliés au projet s’impatientent. Ils considèrent qu’ils ont assez discuté. Ils veulent passer à l’action. Un jeune explique aux organisateurs qu’il est presque toujours question de discuter, mais rarement de prendre position et d’agir concrètement. Des jeunes, plus pessimistes, expriment leur méfiance envers les organisateurs. Ils craignent que le projet n’aille pas jusqu’au bout, qu’il se perde dans des discussions ou pire, que les organisateurs l’abandonnent, le laissent mourir.

Les initiateurs du projet ont aussi pris conscience de leur responsabilité dans l’élaboration de l’action collective des jeunes. Ce sont d’abord les jeunes qui leur ont expliqué que, trop souvent, sous prétexte d’ « empowerment », ils sont laissés à eux-mêmes dans la conduite de leur projet. Les intervenants leur déchargent toutes les responsabilités. Plus souvent qu’autrement, le projet échoue et conforte l’idée de certains intervenants d’après laquelle les jeunes « ne sont pas responsables » et « qu’ils sont limités ». Conscients de cette dynamique, les initiateurs ont décidé de prendre sur eux certains aspects de l’action collective pour favoriser la participation des jeunes et ne pas trop rapidement se décharger des tâches d’accompagnement et d’organisation. Ils expliquent que la plupart des jeunes du mouvement sont en situation de pauvreté :

« Par exemple, on a des jeunes en situation de grande pauvreté. Tu ne peux pas leur demander de devenir des organisateurs communautaires au bout d’un mois. Le travail d’organiser et d’encadrer, il faut que l’intervenant le fasse. On fait des projets d’actions collectives communautaires par et pour [les jeunes]. Ok, je vais m’asseoir et je vais attendre que les jeunes fassent de quoi. Ce n’est pas ça, l’affaire! »

Le flambeau

Dans ces conditions, le RAJE citoyenne peut être comparé à un flambeau que des jeunes se passent tour à tour, pour reprendre l’image de Marie-Noëlle, une intervenante d’une Auberge. Ce « roulement » représente à la fois un défi et une force du RAJE citoyenne, comme le rappelle Édith, une intervenante de Passages, une maison d’hébergement pour femmes, impliquée dans le projet depuis le début :

« La motivation des jeunes, ça a été un défi, une préoccupation depuis le début parce que c’est tous des hébergements où les jeunes tournent et passent, où ils sont là de façon temporaire, mais c’est intéressant de voir qu’il y en a qui sont là depuis le début. Et, après un an, une préoccupation qu’on avait, c’est les gens qui ne sont jamais venus, est-ce qu’ils vont pouvoir bien s’intégrer, bien comprendre le processus qui a été fait depuis le début, ou avoir de la misère à embarquer ?  Et c’est le fun de voir qu’ils ont encore leur place et ça fait du sens pour eux-mêmes s’il y a un an de cheminement. Je trouve que la façon dont RAJE est fait, il y a toujours de la place pour accueillir de nouvelles personnes. C’est toujours ouvert et accessible. »

En d’autres mots, on pourrait qualifier le RAJE citoyenne de lieu où peuvent s’allier des jeunes de différents horizons pour apprendre et agir ensemble, comme l’exprime Gaétan : « Moi, c’est pour apprendre comment ça fonctionne les systèmes et les institutions.  Puis aussi pour voir du monde qui ont grandi dans différentes classes, différents milieux. »

Pressés d’agir, les jeunes de RAJE citoyenne se sont donc lancés rapidement dans leur première démarche pour faire connaître leurs problèmes et revendications. Il a d’abord été question de contacter la ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Julie Boulet, pour lui faire part de la situation et des demandes du rassemblement. « Ce qu’il faut comprendre dans l’histoire, c’est qu’on y a été « mollo », on a commencé « mollo ». Les revendications ont été adoptées fin octobre. Deux semaines après, une lettre était adressée à la ministre, une belle lettre : « Bonjour madame la ministre, nous sommes un groupe de jeunes qui vient de se former et on constate des problèmes à l’aide sociale et nous voudrions vous aider à améliorer vos services. On aimerait vous rencontrer. » Et, en plus, elle venait d’entrer en poste et on lui disait félicitation pour sa nomination. Une belle lettre très cool. », explique Maxime.

Ce premier contact avec le « monde du politique » a laissé les jeunes militants insatisfaits. On peut d’ailleurs voir leurs réactions spontanées dans le film qu’ils ont réalisé.2 « Comment ça s’est passé, la rencontre ? – Beaucoup de blabla, on n’a pas eu de réponses concrètes. On n’a pas eu de prochaines rencontres. De l’ouverture et de l’écoute. C’était la directrice des services et autres, c’était elle qui avait les compléments d’information, c’est elle qui était le plus « terrain », mais, encore là, elle était très loin du terrain. Elle disait qu’elle n’était pas au courant de cela. Elle répondait toujours « on va vérifier ». L’attaché politique de la ministre ? Pendant la rencontre, il n’a pas parlé une fois. Il mâchait de la gomme et « checkait » son Blackberry une fois de temps en temps! ». Les jeunes ont été surpris de constater l’apparente nonchalance et ignorance des responsables par rapport aux problèmes courants vécus par les jeunes dans l’accès à l’aide sociale.

Après cette première rencontre jugée plutôt décevante, les jeunes ont expérimenté des difficultés pour entrer en contact avec les responsables du MESS. Ils ont tenté par tous les moyens de rejoindre leur interlocuteur, ainsi que le raconte Pierre-Luc : « Moi, ça m’a appris que j’avais les capacités pour réaliser certaines choses, de me battre pour mes convictions et que, tous ensemble, on peut faire une différence si on travaille en équipe. Et, sur la société, bien justement, les personnes qui sont au pouvoir devraient nous représenter, et non leurs propres intérêts, et il faut que ça change. »

Comme le rappelle François, les jeunes sont conscients des pièges de l’aide sociale. Ce qu’ils souhaitent, c’est qu’il soit aussi facile d’entrer sur l’aide sociale que d’en sortir. Ils aspirent à avoir leur place dans la société, à poursuivre des études et à occuper un emploi épanouissant. Selon Jessica : « On est des jeunes avec des difficultés, mais on n’est pas des incompétents, on n’est pas incivilisés. On n’a pas perdu notre tête, on est capable de faire de quoi, on a juste besoin d’une couple de clés pour être capables de se monter un trousseau et être capable de faire l’avenir.»

En jetant un regard sur le chemin parcouru depuis un an, il apparaît que RAJE citoyenne permet aux jeunes de mobiliser des identités sociales nouvelles et plus positives que les identités assignées et réductrices : « L’action collective permet aux jeunes de ne pas avoir à porter l’odieux de leur situation de pauvreté », rajoute Maxime.

Sortir de l’action individuelle a aussi signifié de passer du rôle d’intervenant psychosocial à celui d’organisateur de mouvement de revendications. Ce changement s’est traduit, entre autres, par l’adoption d’un regard mettant davantage l’emphase sur les causes structurelles et sociales des problèmes vécus par les jeunes que sur la résolution sporadique des problèmes individuels des jeunes. Transformer la situation fonctionne théoriquement, mais les intervenants ont peu de temps pour se vouer aux « grandes causes ». Ils sont confrontés à des individus en situation de détresse qu’ils se doivent d’aider dans le court terme, ici et maintenant. Il existe aussi peu de temps et d’espace pour élaborer une analyse critique des obstacles rencontrés. Il est donc plus habituel de réfléchir aux moyens de réduire les obstacles qu’aux moyens de les éliminer structurellement. Avec le RAJE citoyenne, le raisonnement de « bricoleur » est renversé au profit d’un raisonnement critique sur les causes structurelles. Dans ce nouvel espace, il est possible de remettre en question le mode de fonctionnement du MESS plutôt que de composer avec lui comme une donnée fixe et immuable, comme en témoigne Jonathan, intervenant d’une Auberge : « Qu’on soit des jeunes qui n’ont pas d’influences, de connections politiques ou quoi que ce soit, qu’on soit capable ensemble de faire un changement. Parce que je n’y aurais pas cru sincèrement il y a un an qu’on serait rendus à ce point-là et je suis très fier d’où est-ce qu’on est rendu et impressionné de comment on a réussi à le faire, et ça me donne un peu d’espoir envers notre système. »

Cette première année d’existence de RAJE citoyenne fut riche en expériences. Ce retour à l’action collective a suscité de nombreuses questions qui demeurent ouvertes. Dans un nouveau projet déposé par RAJE citoyenne à l’intention du Forum Jeunesse de Montréal, organisateurs et participants aimeraient se lier à la recherche, pour mieux comprendre leur processus d’action collective et, si possible, d’en évaluer les effets sur les participants. L’hypothèse est que l’action collective en elle-même a des effets positifs sur ceux qui y prennent part. Cette hypothèse semble plausible si on se fie à l’idée, maintes fois vérifiée, en sciences sociales selon laquelle le véritable bonheur est avant tout « collectif ». Il en va de même pour l’existence : pour exister pleinement comme individu, il faut exister aux yeux des autres. C’est d’ailleurs le titre du film qu’ils ont réalisé : Et si on existait… Le film d’une lutte pour exister.

Notes

1 : Le projet-pilote prévu pour une année a débuté avec le soutien financier du Forum jeunesse de l’île de Montréal en août 2010.

2 : À ce sujet, voir : http://rajecitoyenne.wordpress.com/a-propos/nos-revendications/