Les mains dans la terre

Les Habitations Jeanne-Mance sont des logements sociaux situés au centre-ville de Montréal. Elles sont gérées par un organisme paramunicipal, la Corporation d’habitation Jeanne-Mance, mandaté par la Ville de Montréal et la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). Les Habitations Jeanne-Mance sont formées de 788 unités de logement qui accueillent environ 1700 personnes dans cinq tours d’habitation, 14 multiplex en rangées et 50 maisons de ville.

Effet de terre, de l’Éco-quartier Saint-Jacques, est un projet environnemental de mobilisation citoyenne aux Habitations Jeanne-Mance (HJM). Né en 2009, ce projet touche particulièrement le verdissement, l’aménagement urbain et la gestion environnementale du site des HJM.

Pour célébrer le 39ième Jour de la Terre, l’équipe Effet de terre a invité les résidents des Habitations Jeanne-Mance à une plantation citoyenne de 39 arbres fruitiers. Je venais alors d’être embauchée comme chargée de projet dans l’équipe.2 L’idée à la base était de créer des espaces de rafraîchissement en ville, mais l’équipe a beaucoup insisté pour planter des arbres et des arbustes fruitiers comme des pommiers, des cerisiers et des poiriers parce qu’au printemps, tout fleurit et surtout, leurs fruits sont comestibles.

Dans un contexte où les gens vivent en situation de pauvreté, l’agriculture urbaine est attrayante parce qu’elle est utile. Mon travail consiste à mobiliser le monde et à trouver la porte d’entrée pour parler d’environnement. Il faut que j’arrive à concilier l’environnement aux conditions de vie des résidents, ce qui est un beau défi.

Ouverture

À nos débuts aux Habitations Jeanne-Mance, nous avons réalisé un projet de sculpture végétalisée. D’abord, un concours mené auprès d’artistes a permis de trouver une sculpture appropriée au projet : une main faite à partir de câbles recyclés tordus par les sculpteurs. Cette main allait être recouverte de végétaux par la suite. Autour de la sculpture, nous avons mis en place un aménagement paysager qui forme des vagues de végétaux de différentes couleurs. César, mon collègue, aime bien les comparer à des vagues d’immigration. Pour moi, la main représente l’ouverture. Lors de la journée de verdissement de la sculpture, on ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de monde. Pourtant, des gens de tous les groupes d’âge sont venus d’un peu partout pour planter avec nous. Il y avait même des personnes dont la condition physique ne leur permettait pas de planter. Ils sont tous venus mettre les mains dans la terre.

L’année suivante, une subvention a été octroyée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) pour repenser la gestion environnementale du site, ce qui a mené à la création d’un stationnement écologique avec un bassin de bio-rétention, qui est une aire de plantation où l’on met des arbres et des arbustes. En-dessous de cette aire, il y a un filtre vers lequel se dirige l’eau de ruissellement qui provient du stationnement. L’eau est donc filtrée une première fois par les plantes, puis par le filtre. Aussi, puisque l’écoulement de l’eau est ralenti par les plantes et le filtre, le bassin empêche l’eau d’engorger le système d’égout de la ville. D’un point de vue environnemental, il n’y a pas beaucoup de projets comme celui-là au Québec. C’est assez novateur.

Dans le projet de réfection du stationnement, les résidents ont été impliqués à plusieurs niveaux. Nous avons recueilli leurs commentaires  pour les plans d’aménagement et certains ont été embauchés dans l’équipe horticole. Ils ont participé avec nous à l’aménagement de la devanture des maisons situées au pourtour des stationnements. À la fin de la plantation, nous avons maintenu des contacts avec ces résidents, qui habitent au même endroit et voient leur milieu de vie évoluer. Leur sentiment d’appartenance a été renforcé par l’appropriation de l’espace. Cette année, nous devons assurer la consolidation du projet.

La seconde phase de ce projet sera de transformer quatre autres stationnements, mais cette fois, sans ajouter d’infrastructures puisqu’ils n’ont pas à être reconstruits. Il s’agira principalement de faire des plantations autour de ces stationnements. Aussi, nous allons essayer de mettre en place un suivi citoyen en lien avec les impacts environnementaux de l’aménagement. Par exemple, des citoyens intéressés pourraient évaluer l’impact de ce projet sur la biodiversité, notamment des insectes et des oiseaux, sur le terrain des habitations. Dans l’année à venir, une évaluation de la diminution de température grâce aux nouveaux aménagements sera réalisée. Il y aura aussi un suivi des impacts des nouveaux aménagements sur la qualité de vie des gens.

Jardinage

Les Habitations Jeanne-Mance sont situées en bordure d’un jardin communautaire qui est ouvert à l’ensemble des habitants du quartier. Il y a quelques années, la Ville de Montréal a réalisé une série d’études sur la contamination des sols des différents jardins communautaires de l’île. À la suite de ces études, les autorités municipales ont décidé de fermer certains jardins contaminés. Le jardin communautaire des Habitations Jeanne-Mance a été l’un des premiers à être fermé, ce qui a eu des conséquences sérieuses pour certains résidents, car plusieurs intègrent le jardinage à leur planification alimentaire. Ce sont de bons jardiniers, qui savent comment tirer le meilleur de la terre et peuvent faire plusieurs récoltes dans une même année.

La réouverture a eu lieu l’an dernier : il a fallu trois ans avant que le terrain soit décontaminé. Quand je suis arrivée au jardin, je ne connaissais rien de ce qui y poussait. Il n’y avait pas que des tomates et des concombres, mais une grande variété de plantes. Seules les personnes qui avaient planté les légumes pouvaient me dire leur nom et, la plupart du temps, seulement dans leur langue. Je me suis dit que je ne devais pas être la seule à ne pas les connaître parce que les résidents ne parlent pas les mêmes langues. J’ai décidé d’en faire un projet. J’ai pris en photo les différentes plantes étrangères et nous avons fait un petit circuit d’identification avec le nom de la plante en anglais, en français, en bengali, en coréen puis en mandarin, par exemple. J’ai choisi les langues qui semblaient correspondre à l’origine géographique des plantes en question : quand la plante venait d’Asie du Sud-Est, je l’identifiais dans des langues d’Asie du Sud-Est. Il y avait aussi une petite description de son utilisation et une photographie du plant, que nous affichions dans les jardins des gens. Cette initiative représente une ouverture qu’ils ont bien appréciée : ils peuvent traduire le nom de leurs légumes et visiter les autres jardins. Depuis la mise en place de ce projet, des gens de l’extérieur s’intéressent aussi à ce qui se passe au jardin communautaire des Habitations Jeanne-Mance, qui est un des plus beaux de Montréal.

Petit à petit, certains résidents s’approprient des espaces pour y faire pousser leurs plantes. On voit des gens utiliser des espaces un peu inusités comme ces petits bouts de terrain entre les buissons du stationnement et les bâtiments.

Étant donné l’accroissement des activités sur le terrain, il y a un grand besoin de plantes, d’un endroit pour les entreposer, mais aussi d’un espace plus structuré pour faire pousser des semis, composter et faire la gestion des déchets. Pour répondre à ces besoins sera créée une petite pépinière sur le terrain des Habitations Jeanne-Mance. Une serre temporaire a été mise en place pour la pousse des semis printaniers apportés par les citoyens et une pépinière sera inaugurée prochainement.

Un processus lent

Il faut un certain temps avant de connaître les Habitations Jeanne-Mance et les gens qui y sont des piliers. Il faut prendre le temps de réaliser une étape à la fois, en commençant par la rencontre des personnes. Cette étape ne se fait pas en quelques mois. C’est grâce aux échanges avec les résidents que l’on comprend mieux ce qui les intéresse et comment l’environnement peut rencontrer leurs préoccupations. C’est un processus lent, mais c’est grâce à ces efforts que les projets finissent par fonctionner. Il est plus facile de parler de mobilisation citoyenne que de la mettre en œuvre et, dans l’ensemble, le processus apparaît plus important que le résultat. Inviter les gens à participer semble avoir beaucoup de sens et de valeur pour eux.

Graduellement, les gens s’ouvrent et racontent leurs histoires. Au départ, ils se contentaient de nous observer, alors que maintenant, ils viennent nous rencontrer, jaser et nous aider. Aujourd’hui, ils se parlent davantage entre eux. Parfois même, ils nous offrent des cadeaux en disant qu’ils sont contents et qu’ils trouvent ça beau. Une dame a déjà dit : « Pour une fois que ce n’est ni à Outremont ni à Westmount qu’on fait des beaux parcs, des beaux aménagements. Que nous aussi, on y a droit. Qu’on ne voit plus juste des voitures, qu’on voit autre chose. » Ce genre de remarque donne le goût de continuer. D’autres personnes disent : « faites attention pour ne pas mettre ça trop beau ». Elles se demandent pour qui nous faisons ces aménagements, craignant qu’il y ait un agenda caché de construction de condos. Il y a déjà eu par le passé des craintes que les Habitations Jeanne-Mance soient vendues et transformées en condos. La crainte de devoir déménager est restée chez certains résidents.

De fil en aiguille, il y a plus de personnes sur le terrain et la mobilisation commence à prendre de l’importance. Par-delà l’aménagement paysager, notre but est d’abord la création et la prise en charge des projets par les citoyens qui, petit à petit, apportent leur couleur. Nous sommes là pour leur dire : « C’est votre milieu de vie! Ce n’est pas le jardin botanique, ici! » Ce qu’on vise, c’est qu’il y ait une appropriation, que ça devienne « leur » grand jardin. C’est à ce niveau que le projet Effet de terre prend toute son importance, d’autant plus qu’il s’agit d’un milieu défavorisé et qu’il est rare que les enjeux environnementaux y soient priorisés. Il est pourtant particulièrement important de se préoccuper de ces milieux.

Dans le cas des Habitations Jeanne-Mance, on compte beaucoup de personnes âgées, de personnes isolées et de familles à faible revenu qui n’ont pas nécessairement l’opportunité de sortir de leur milieu, pour aller en campagne, par exemple. Leur environnement immédiat a un grand impact sur leur quotidien et elles sont sensibles à un milieu de vie plus agréable. Plusieurs d’entre elles ont immigré au Canada. Pour celles qui ont grandi dans des zones rurales, à la différence culturelle s’ajoute la différence avec le mode de vie en milieu urbain. Par exemple, pour une famille originaire du Bengladesh rural, la vie au centre-ville de Montréal crée une rupture importante, en premier lieu dans les mœurs. La réalité ici, c’est entre autres la sortie des bars la nuit, l’itinérance, la prostitution et la toxicomanie. À la différence des autres complexes d’habitations à loyer modique (HLM), les Habitations Jeanne-Mance sont situées dans un quartier composé de plusieurs zones commerciales, qui englobe une partie du centre-ville, le Vieux-Montréal, ainsi que les quartiers chinois et centre-sud.

Perspectives

L’espace de rencontre est important, que ce soit pendant une consultation sur l’aménagement des cours arrière ou sur l’aménagement du stationnement écologique. Les gens ne se connaissent pas nécessairement, bien qu’ils vivent côte à côte. Le plus intéressant, c’est cette rencontre entre voisins. Peu à peu, le milieu de vie se consolide, l’isolement entre les familles se brise et de nouveaux espaces sont créés. C’est ça, l’aménagement : être créateurs d’espaces. En structurant les choses différemment, on peut susciter un nouvel usage.

Le modèle de gestion environnementale proposé dans le projet Effet de terre est axé sur la transformation des espaces dans le but de créer un milieu de vie qui réponde aux besoins des résidents. Il s’agit de créer un environnement qui favorise la cohabitation sociale. C’est merveilleux de voir que les résidents des Habitations Jeanne-Mance peuvent en bénéficier. Ce projet pourrait servir de modèle dans d’autres HLM.

Notes

1 : Certains propos recensés dans ce texte proviennent d’Huguette Trudel, qui a pris part à la fin de l’entretien.

2 : Les personnes qui travaillent en lien avec le projet Effet de terre de l’Éco-Quartier St-Jacques sont Huguette Trudel, coordonnatrice de projets de verdissement, César Cano, architecte et paysagiste, ainsi que Brigitte Laliberté, directrice de l’Éco-Quartier St-Jacques. En plus, trois horticulteurs travaillent à temps plein pendant la période estivale sur l’entretien des aménagements. L’Éco-quartier St-Jacques réalise une grande quantité de projets dans le district St-Jacques. Pour plus d’informations : http://asccs.qc.ca/eco-quartier-st-jacques