Les programmes d’accès à l’égalité : une politique désuète?

Il est surprenant de constater, lors d’enquêtes de terrain1 auprès de minorités visibles ou de femmes, que la grande majorité de celles-ci ne connaissent pas l’existence de programmes d’accès à l’égalité (PAE), alors qu’elles sont dans des situations qui justifieraient de telles interventions : chômage, précarité d’emploi, déqualification. Celles qui en ont entendu parler y sont réfractaires, craignant d’être étiquetées incompétentes, en raison des mesures préférentielles dont elles font l’objet.

Les responsables d’organismes qui défendent les droits des divers groupes vivant des discriminations sur le marché du travail, expriment scepticisme et incrédulité quant à l’efficacité de ces programmes. Certains s’en désintéressent même complètement, affirmant qu’ils préfèrent investir leurs efforts dans des mesures qui pourront réellement améliorer le sort des groupes victimes de discrimination en emploi. Enfin, et plus surprenant encore, nos entrevues avec des responsables de programmes d’accès à l’égalité dans les entreprises soumises au programme d’obligations contractuelles du Québec, montrent que certains ne savent pas que leur entreprise est assujettie à une telle obligation, alors que d’autres considèrent que c’est une simple exigence bureaucratique qu’ils remplissent avec désinvolture.

Une telle situation est réellement déplorable, car les programmes d’accès à l’égalité constituent une mesure-phare que le Québec a intégrée en 1985 dans la Charte des droits et libertés, en lui consacrant une partie complète (Partie III). Par la suite, plusieurs initiatives se sont succédées pour élargir le champ d’application de ces programmes. L’intégration dans la Charte ainsi que les diverses interventions qui ont suivi laissaient croire à l’existence d’une réelle volonté politique au plus haut niveau de l’État. Or, un examen approfondi de chacune de ces mesures montre que tant dans leur conception que dans leur mise en œuvre, elles comportent des lacunes majeures qui expliquent leur faible impact. Dans ce bref article, après avoir défini en quoi consiste un programme d’accès à l’égalité, nous présenterons les divers types en vigueur au Québec à l’heure actuelle pour, finalement, exposer les principales limites de ces programmes ainsi que les changements que nous jugeons indispensables.

Une politique ayant fait ses preuves… ailleurs

À l’origine des PAE, on trouve les programmes de Affirmative Action2 adoptés aux États-Unis dès 1965 afin de corriger les inégalités en emploi touchant les Afro-américains et les femmes.3 Ces programmes étaient obligatoires pour toutes les entreprises ayant plus de 50 employés et recevant du gouvernement fédéral un contrat ou une subvention de 50 000 $ ou plus (Kellough, 2006). Sous l’administration démocrate, cette politique fut appliquée avec vigilance et a donné des résultats substantiels, comme en témoignent de nombreuses études réalisées par des chercheurs (notamment, Ashenfelter et Heckman, 1976; Heckman et Wolpin, 1976; Leonard, 1984, Rodgers et Spriggs, 1996; Holzer et Neumark, 1999; Holzer et Neumark, 2006)4. Tributaire de l’idéologie du parti au pouvoir, l’application de cette politique a beaucoup varié, les républicains s’en désintéressant, notamment sous Reagan5, et les démocrates lui donnant un nouvel élan avec Clinton.

En quoi consistent ces programmes ? Il faut comprendre que leur point de départ est le constat de discrimination systémique en emploi dont sont victimes, historiquement, les femmes, les minorités visibles, les personnes handicapées, ainsi que les Autochtones. Il ne s’agit donc pas de corriger une situation ponctuelle au moyen d’une plainte en discrimination auprès d’une commission des droits, mais de redresser une situation d’inégalité qui a un ancrage historique très marqué. Au fil des années, les pratiques en milieu du travail ont été imprégnées de préjugés et de stéréotypes à l’égard des capacités, présumées moindres, des membres de ces groupes et, en conséquence, du type d’emplois qu’ils méritaient. D’où un fort cloisonnement professionnel qui se reflète dans la concentration des femmes, des minorités visibles, des personnes handicapées et des Autochtones dans des métiers taillés sur mesure pour eux, précaires et mal rémunérés.

Afin de remédier à cet important désavantage historique qui enferme les membres de ces groupes dans un « cercle vicieux » de discrimination et d’inégalité, l’approche traditionnelle par plainte a une portée limitée. D’une part, les méandres judiciaires sont complexes, coûteux et rarement couronnés de succès ; d’autre part, cette approche ne résout, tout au plus, que la discrimination dans une organisation, pour une profession et un groupe-cible donnés, alors qu’il s’agit d’un problème d’une bien plus grande envergure.

Une solution systémique

C’est ce qui explique que l’on ait eu recours à un correctif qualifié de systémique, tels que les programmes d’accès à l’égalité. Deux objectifs majeurs et indissociables les caractérisent. Le premier consiste en l’obligation d’atteindre des objectifs de représentation des groupes-cibles dans les professions où leurs membres sont sous-représentés, souvent même complètement exclus, bien qu’ils aient toutes les qualifications requises pour y avoir accès. Il ne s’agit donc pas seulement du droit d’accéder à un emploi quel qu’il soit, mais, plus précisément, à un emploi correspondant à son propre profil professionnel.

Le deuxième objectif consiste à prendre les mesures qualitatives nécessaires pour faciliter l’atteinte d’une représentation égalitaire dans un délai déterminé. Certaines prennent en considération l’ampleur du déficit à combler et visent à le réduire aussi vite que possible. Elles se traduisent, par exemple, par le principe qui veut qu’à compétence égale, on embauche un membre du groupe cible sous-représenté plutôt qu’un membre de la majorité. D’autres visent à éliminer ou corriger les règles, pratiques ou comportements ayant cours dans les entreprises qui sont à la source de la sous- représentation ou de l’exclusion.  On peut mentionner, par exemple, la formation aux dimensions du racisme ou du sexisme des membres des comités de sélection, souvent peu sensibles, ou même hostiles, à la diversité. Parallèlement, une composition diversifiée de ces comités en fonction du sexe et de l’origine ethnique devraient être instaurée.

Ce bref exposé du contenu d’un PAE montre qu’il s’agit d’une politique complexe mais bien adaptée au problème à résoudre. Il est donc essentiel que les responsables en entreprise ne la voient pas comme un simple compendium de mesures à appliquer pour être conformes à la loi. Il faut qu’ils en comprennent les fondements, soit la présence et les causes de la discrimination systémique et qu’ils puissent l’adapter aux contours spécifiques des inégalités dans leur organisation. Ils doivent également faire preuve d’une réelle volonté de l’appliquer avec efficacité.

Cette politique exige en fait un changement important dans les pratiques des organisations, soit une ouverture à une remise en question des approches traditionnelles en matière de gestion, de prise de décisions et de comportements, notamment face à la diversité. La question qui se pose alors est la suivante : qu’est-ce qui peut déclencher ce changement majeur et amener les organisations à adopter et mettre en œuvre des PAE ?

Entre attrait mercantile et contrainte légale

Nous sommes à une époque ou la croyance dans une économie de marché domine l’opinion politique, ce qui explique que les PAE semblent trop interventionnistes et, de ce fait, inappropriés. Tant les gouvernements que les organisations se tournent vers le concept de responsabilité sociale des entreprises pour justifier le non interventionnisme de l’État en matière de droits, incluant le droit fondamental à l’égalité. Une approche qui s’inscrit dans ce courant est celle qui s’appuie sur la rentabilité économique de la diversité, pour expliquer que les entreprises n’ont pas besoin de coercition pour rendre plus équitable la composition de leur main-d’œuvre. En fait, la multiplicité des bénéfices escomptés entraînera automatiquement les employeurs rationnels à embaucher des femmes, des minorités visibles, des personnes handicapées ou des autochtones. Parmi ces bénéfices, ceux qui reviennent le plus souvent sont les suivants : 1) l’élargissement du marché par l’attraction de clientèles appartenant à ses divers groupes ; 2) la plus grande productivité en raison de la synergie créative d’équipes de travail diversifiées ; 3) la réduction des risques de poursuites en discrimination et des coûts que cela peut entraîner ; et 4) la bonne réputation de l’organisation, notamment auprès des jeunes qui préfèrent travailler dans des entreprises connues pour leur sens éthique.

Selon les auteurs qui soutiennent cette thèse, la prise de conscience de ces avantages suffirait à assurer l’égalité sur le marché du travail. Or, cette gestion de la diversité apparaît problématique malgré le fait qu’elle s’appuie sur une logique, à première vue convaincante : 1) la maximisation des profits est l’objectif central des employeurs ; 2) la diversité de la main-d’œuvre est susceptible d’augmenter ces profits grâce à ses multiples retombées positives ; et 3) la diversité de la main-d’œuvre sera recherchée par les employeurs, sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une contrainte légale.

En effet, la réalité est tout autre et met en évidence le caractère simpliste de cette logique. Une enquête, que nous avons réalisée auprès de 31 entreprises assujetties à un PAE, a montré qu’il y a un gouffre entre le discours et la réalité : la plupart des entreprises semblaient convaincues des bénéfices de la diversité, mais ne prenaient aucune mesure pour la favoriser.

Dans une enquête portant sur l’intégration en emploi des immigrés, la firme Deloitte (2011) arrive à des résultats comparables et met en évidence la grande force d’inertie qui caractérise les employeurs canadiens en matière de diversité. Deloitte mentionne, entre autres, que l’aversion au risque affichée par de nombreux employeurs canadiens combinée à un manque de sensibilisation aux différences culturelles, constituent des obstacles majeurs. On ne peut donc espérer que cet aiguillon économique puisse corriger significativement l’inégalité professionnelle des groupes-cibles.

Le nouvel intérêt des décideurs politiques pour la diversité, que l’on constate à la lecture du plan gouvernemental La diversité : une valeur ajoutée (2008), peut laisser perplexe (Charest et Chicha, 2012). Ce plan s’en remet presque exclusivement à la sensibilisation et à la formation à la diversité pour favoriser l’embauche et le maintien en emploi des membres des groupes cibles dans le secteur privé.

L’adhésion du gouvernement à cette logique économique présente un danger car elle se ramène non seulement à conditionner l’atteinte d’un droit fondamental à un impératif commercial, mais elle la rend aussi aléatoire que les bénéfices économiques escomptés.

Renouveler l’approche des PAE

Dans un rapport critique récent, nous avons affirmé l’importance de revoir les PAE afin d’en améliorer l’efficacité (Chicha et Charest, 2013). Nous avons également démontré la difficulté de se retrouver dans les dédales des multiples catégories de PAE, en raison de la juxtaposition d’initiatives gouvernementales non coordonnées, ayant des modalités différentes. Notre analyse de chacun des types de PAE montrait bien les ratés en matière de mise en œuvre et les impacts très limités observés jusqu’à présent.

Ce morcèlement des PAE est contreproductif et contribue au maintien de l’inertie constatée chez les employeurs et au désintérêt, sinon à l’hostilité, des citoyens. Il ne permet pas de définir une orientation claire de ces programmes et renforce les nombreux mythes et préjugés à leur égard, notamment le fait qu’ils constituent une discrimination à rebours à l’encontre du groupe majoritaire et qu’ils font fi du principe du mérite.

Ces problèmes se trouvent exacerbés par l’absence de convergence, tant dans la vision que dans les actions des principaux acteurs concernés : d’une part, le gouvernement, séduit par l’idéologie néolibérale qui sous-tend le concept de diversité ; d’autre part, les employeurs, qui poursuivent leurs pratiques de gestion traditionnelles, malgré leurs discours bien intentionnés sur la diversité ; enfin, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, qui a tendance à bureaucratiser à l’excès le processus de mise en œuvre des PAE, occultant du même coup le fondement de ces programmes, soit le droit à l’égalité.

Il est indispensable aujourd’hui de corriger cette approche morcelée et incohérente en instaurant un cadre législatif unifié s’appliquant à l’ensemble des employeurs du Québec et doté de sanctions claires en cas d’infraction. Les PAE ne sont pas désuets, les inégalités frappant les membres des groupes cibles étant toujours bien réelles. Ce qui devrait être considéré comme désuet, c’est plutôt cette absence d’engagement réel de la part des gouvernements et des employeurs qui laissent ainsi s’étioler une politique dont la société québécoise a grandement besoin.

Notes

1 : Notamment une enquête auprès d’immigrées (Chicha 2009).

2 : Dans la littérature francophone en général, cette expression est traduite par action positive. Au Québec, la politique a été baptisée « Programmes d’accès à l’égalité » et au Canada, « Programmes d’équité en emploi », chaque juridiction essayant d’y imprimer sa marque distinctive.

3 : Le Executive Order 11246 de 1965 ne visait que les membres des minorités visibles (principalement les populations afro-américaines) ; ce n’est qu’en 1967 qu’il y a amendement afin de combattre également la discrimination basée sur le sexe.

4 : Une critique adressée, à tort selon nous, à ces programmes, est que malgré leur mise en œuvre, la pauvreté demeure un fléau dans la population afro-américaine. Mais il faut se rappeler que ces programmes n’ont pas un objectif de lutte contre la pauvreté et que, de plus, ils sont restreints aux entreprises traitant avec l’administration fédérale.

5 : En 1986, l’administration Reagan a envisagé de formellement interdire l’utilisation d’objectifs numériques ou de quotas dans la mise en œuvre des programmes de Affirmative Action. Face à une opposition forte au Congrès, cette proposition n’a finalement jamais été débattue (Laham, 1998).

Références

Ashenfelter, O., et J. Heckman (1976). « Measuring the Effects of an Antidiscrimination Program ». Dans Ashenfelter, O. et J. Blum (éds.), Evaluating the Labor Market Effects of Social Programs (Research Paper No. 120), Princeton University, Département de sciences économiques.

Chicha, M.-T. (2009). Le mirage de l’égalité les immigrées hautement qualifiées à Montréal, Fondation canadienne des relations raciales.

Charest, E. et M.-T. Chicha (2012). « Combattre la discrimination systémique grâce à la gestion de la diversité : une solution simpliste à un problème complexe », Bulletin de l’Observatoire international sur le racisme et les discriminations, 8, 2: 9-11.

Chicha, M.-T. et E. Charest (2013). Le Québec et les programmes d’accès à l’égalité : un rendez-vous manqué? Analyse critique de l’évolution des programmes d’accès à l’égalité depuis 1985. Rapport de recherche du Centre des études ethniques des universités montréalaises (CEETUM).

Heckman, J. J., et K. I. Wolpin (1976). « Does the Contract Compliance Program Work? An Analysis of Chicago Data », Industrial and Labor Relations Review, 29, 4: 544-564.

Holzer, H. J., et D. Neumark (2006). « Affirmative Action: What Do We Know ? », Journal of Policy Analysis and Management, 25, 2: 463-490.

Holzer, H. J., et D. Neumark (1999). « Are Affirmative Action Hires Less Qualified ? Evidence from Employer-Employee Data on New Hires », Journal of Labor Economics, 17, 3: 534-569.

Kellough, J. E. (2006). Understanding Affirmative Action: Politics, Discrimination and the Search for Justice, Georgetown University Press, Washington.

Laham, N. (1998). The Reagan Presidency and the Politics of Race: In Pursuit of Colorblind Justice and Limited Government, Greenwood Press, Westport (CT).

Leonard, J. S. (1984). « Antidiscrimination or Reverse Discrimination : The Impact of Changing Demographics, Title VII, and Affirmative Action on Productivity », The Journal of Human Resources, 19, 2: 439-463.

Rodgers, W. et W. E. Spriggs (1996). « The Effect of Federal Contractor Status on Racial Differences in Establishment-Level Employment Shares : 1979-1992 », American Economic Review, 82, 2: 290-293.