Logement et santé mentale : les droits d’Éloïse

Éloïse est une personne utilisatrice des services de santé mentale. Depuis qu’elle a vécu une hospitalisation de six semaines, il y a huit mois, elle est suivie par une travailleuse sociale. Lorsqu’elle a obtenu son congé de la part du médecin traitant, elle s’est réjouie de pouvoir conserver la même intervenante pour guider ses premiers pas dans son retour en société. Par le passé, Éloïse a toujours fait preuve de grandes habiletés sociales et d’un sens inné de débrouillardise. Toutefois, durant son épisode dépressif, ses capacités étaient affectées. Après avoir passé environ deux mois dans un foyer de groupe, elle était déjà prête à regagner un chez soi. Comme peu de logements avec support communautaire étaient disponibles dans son arrondissement, sa travailleuse sociale n’avait d’autre choix que de l’aiguiller vers un appartement du secteur privé.  Cette dernière l’a présentée à un propriétaire qui a accepté de lui louer un de ses logements. Cependant, quand elle est revenue seule pour signer le bail, surprise, l’appartement était loué à quelqu’un d’autre. C’était la première fois que cet homme allait louer à une personne utilisatrice des services en santé mentale et les autres locataires n’étaient pas très ouverts à l’idée d’avoir cette étrangère comme voisine. Ne désirant pas vivre tout de suite un second refus, elle a préféré rester en foyer de groupe quelques mois avant de retenter sa chance, toujours avec le concours de sa travailleuse sociale, modifiant ainsi le plan de réinsertion sociale prévu.

En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’Homme inscrivait dans son article 25 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ». Le logement, cela est maintenant reconnu, constitue un déterminant social de la santé et avant tout, un vecteur puissant d’inclusion dans la société civile. Si cette affirmation est vraie pour les gens dits normaux, elle devrait l’être autant, sinon plus, pour les personnes dont la santé est hypothéquée par des troubles mentaux modérés ou graves. Le logement fait donc partie intégrante du coffre à outils dont les personnes désinstitutionnalisées ont besoin dans leur démarche vers la citoyenneté. Cependant, la stigmatisation de la maladie mentale ainsi que les préjugés à l’égard des personnes présentant une maladie mentale entravent l’accès aux soins et services de santé mentale et contribuent fortement à les exclure des milieux du logement et de l’emploi (Philo et Secker, 1999; Alexander et Link, 2003; Sief, 2003). Lorsqu’elles ont déjà un logement ou un travail, la survenue d’un trouble mental — par exemple, un épisode dépressif chez des infirmières — entraîne une dévalorisation (Caan et al., 2000) qui peut mener à des difficultés majeures de réintégration dans leur emploi et, dans certains cas, de maintien de bonnes conditions de logement.

Le point d’ancrage

Par rapport au logement, l’on se rappellera cette histoire tirée de faits réels rapportée par Foucault, celle de Béasse qui explique au juge qu’il n’a pas d’habitat, qu’il peut vagabonder, errer là où il veut; n’a pas de maître, pas de père ni de mère, se considère autonome, n’a pas de travail, est libre de son emploi du temps et conserve la plénitude de ses jours et de ses nuits. Le juge tente d’envelopper cette indiscipline dans la majesté de la loi. Cependant, comme l’explique Foucault, c’est tout l’état de cette civilisation, son ordre et son système de coercition qui font saillie et s’exhibent. C’est-à-dire que chacun, pour être dans la normalité, doit avoir un lieu, une localisation, une identité fixée et reconnaissable, un état stable et continu ainsi que des pensées d’avenir (Foucault, 1975). L’habitat nous inscrit donc dans un territoire, dans un mode d’existence sociale. Pour les personnes exclues de la sphère économique, il constitue d’ailleurs le mode d’inscription privilégié dans un plus vaste réseau et de fait, représente l’un des éléments-clés de toute  politique sociale visant à contrer la pauvreté et l’exclusion sociale (Ulysse et Lesemann, 2004).

L’histoire de cas rapportée plus haut pose des questions de droit dont la réponse se trouve dans des politiques sociales de premier plan. Selon un Rapport spécial des Nations Unies sur le logement convenable au Canada (Kothari, 2007), il faut renforcer et promouvoir les droits économiques et sociaux. Les craintes de cet expert de l’ONU sont pleinement justifiées, à savoir que dans une économie mondiale fortement branchée sur la compétitivité, la défense des droits sociaux risque de devenir une préoccupation secondaire. Réduire les dépenses publiques dans le secteur du logement comme dans d’autres secteurs (tels l’éducation et la santé) menace aujourd’hui les acquis sociaux des Trente Glorieuses, période s’étendant de 1945 à 1970 et où la croissance économique semblait aller de pair avec des politiques publiques robustes promouvant les droits sociaux.

Dans cette foulée, les velléités de l’article 45 de la Charte des droits et libertés de la personne sont insuffisantes. Comme le veut la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse dans le bilan de ses 25 ans, le droit au logement doit être reconnu de façon explicite à assurer un niveau de vie décent. La situation qui se vit actuellement au Québec en matière de logement (pénurie, politiques publiques déficitaires, sélection discriminatoire de locataires) nous force à constater que de plus en plus de ménages pauvres ainsi que des individus isolés vivent dans des situations alarmantes. Selon le Regroupement des Comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ, 2005), le coût des loyers est devenu l’obstacle numéro un à l’accès au logement et met en péril le droit au maintien dans les lieux. Le logement s’avère beaucoup plus que le simple fait d’avoir un toit sur la tête, c’est le point d’ancrage de l’individu dans sa famille, sa communauté et la société.

L’étiquette

Selon plusieurs auteurs, la persistance des attitudes et croyances négatives vient de l’ignorance des gens face aux maladies mentales. Un rapport de Santé Canada (2002) rapporte que s’y greffent la superstition et le manque d’empathie, faisant de la discrimination et de la stigmatisation une des plus tragiques réalités de la santé mentale. L’image stéréotypée que conserve la population sur les personnes présentant une maladie mentale est projetée en l’occurrence par les médias, internalisée par l’auditoire et devient un mythe dont il est difficile de se défaire.

Durant longtemps, en psychiatrie/santé mentale, la parole du fou était nulle et non avenue. Encore aujourd’hui, toute personne qui a expérimenté la maladie mentale sait que ses droits peuvent être violés par le processus psychiatrique du diagnostic, de l’étiquetage et du traitement. Jusqu’à présent, les campagnes anti-stigma ont eu pour effet d’encourager plus de gens à se faire traiter, à prendre sans rechigner tous leurs médicaments mais non à les pousser à défendre leurs droits de citoyens. Plus encore, toute défense de droits, dont le droit au logement, est interprétée par le système psychiatrique comme un symptôme de maladie. Dans un tel contexte, où est la possibilité d’empowerment ?

Selon l’OMS (2001), les pays doivent formuler une politique générale de santé qui accorde une place prépondérante aux spécificités de la santé mentale, « en raison notamment de la stigmatisation et des violations des droits de l’homme dont sont victimes bon nombre de personnes atteintes de troubles mentaux et du comportement, et parce que celles-ci ont besoin d’une aide pour trouver un logement ou obtenir des allocations » (p. 19). Patricia Deegan (1993), ex-patiente psychiatrique devenue directrice de programme au Northeast Independant Living Program et consultante nationale au National Empowerment Center aux États-Unis, disait : « C’est important de comprendre qu’il s’agit de se rétablir non seulement de la maladie mentale, mais surtout des conséquences d’avoir été étiquetée malade mentale ».

Références

Alexander, L. A. et B. B. G. Link (2003). « The impact of contact on stigmatizing attitudes towards people with mental illness ». Journal of Mental Health, June, 12, 271-289.

Becker, D. et al. (1998). « Job terminations among persons with severe mental illness participating in supported employment ». Community Mental Health Journal, 34(1), 71-82.

Caan, W. et al. (2000). « Wounded healers speak out », Nursing Standard, 15(2), 22-23.

Deegan, P. E. (1993). « Recovering our sense of value after being labelled mentally ill », Journal of Psychosocial Nursing, 31(4), 7-11.

Dorvil, H., A. Beaulieu et P. Morin (2001). « Les responsabilités de l’État à l’égard de la désintitutionnalisation : le logement et le travail », Éthique publique-Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, 3(1), 117-126.

Dorvil, H., P. Morin, A. Beaulieu et D. Robert (2005). « Housing as a Social Integration Factor », Housing Studies, 20(3), 437-519.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir, Paris, Gallimard.

Kothari, M. (2007). Rapport spécial des Nations Unies sur le logement convenable. Mission au Canada, Ottawa. Disponible en ligne : http://www.frapru.qc.ca/Docs/KothariFr.html

Organisation mondiale de la santé (2001). La santé mentale dans le monde, Genève, OMS.

Philo, G. et J. Secker (1999). « Media and Mental Health », in Franklin, B. (dir.) Social Policy, the Media and Misrepresentation, Londres, Routledge, 135-145

Regroupement des Comités Logement et Associations de Locataires du Québec (RCLALQ) (2005). Pour une politique de l’habitation au Québec, Montréal, 35 p.

Santé Canada (2002). Rapport sur les maladies mentales au Canada, Ottawa, Santé Canada

Sief, M.E. (2003). « Media frames of Mental Illnesses; The potential impact of negative frames », Journal of Mental Health, 12(3), 259-269.

Ulysse, P. J. et F. Lesemann (2004). Citoyenneté et Pauvreté. Québec, Presses de l’Université du Québec.