Orientation sexuelle, intervention et hétéronormativité : quelqu’un dans votre vie?

Après une dizaine d’années de pratique clinique en psychologie, j’ai développé un grand intérêt professionnel pour la question de l’orientation sexuelle. J’ai alors décidé d’approfondir mes connaissances sur la diversité sexuelle et de suivre une formation d’une année au Centre d’orientation sexuelle de l’Université McGill (COSUM), une clinique externe de l’hôpital général qui offre des services à des personnes qui ne sont pas hétérosexuelles.¹ Les personnes homosexuelles, bisexuelles ou transsexuelles peuvent y recevoir des services – des consultations psychologiques individuelles ou participer à des groupes de psychothérapie – pour les aider à surmonter certaines difficultés relationnelles ou identitaires liées à leur orientation sexuelle.²

Dépathologiser le regard

J’y suis allé chercher des réponses à certaines des questions qui m’habitaient : qu’est-ce que l’orientation sexuelle ? Quelles sont les difficultés vécues et l’aide que l’on peut apporter à ces personnes en psychothérapie ? Quels sont les services que l’on peut offrir aux personnes qui vivent des difficultés dans l’acceptation de leur orientation sexuelle ou des difficultés relationnelles ?

Les gens essaient souvent de trouver une cause à leur orientation sexuelle : « est-ce parce que mon père était absent ? Est-ce parce que ma mère était trop protectrice ? » La souffrance ressentie par les personnes qui viennent consulter provient du rejet qu’elles subissent de la part de leur milieu. Ce rejet les pousse parfois à cacher leur orientation sexuelle, à vivre comme si elles étaient hétérosexuelles, à développer une faible estime de soi et une peur de l’intimité affective se traduisant parfois par la difficulté de s’affirmer et de se mettre à risque en acceptant d’avoir des rapports sexuels non-protégés. L’intervention auprès de ces personnes a des retombées significatives sur leur santé et la qualité de leurs relations interpersonnelles.

La psychothérapie ne porte pas sur les causes de l’orientation sexuelle : les intervenants s’appuient sur le constat de l’existence d’une diversité dans les orientations sexuelles et travaillent avec les personnes l’homophobie intériorisée provoquée par l’hétérosexisme. Le but de la psychothérapie est de mettre la personne à l’aise avec son orientation sexuelle et, parfois, de l’amener à dépathologiser le regard qu’elle porte sur elle-même tout en misant sur les changements qu’elle peut apporter à son environnement. Ce travail suppose d’être capable de nommer l’hétéronormativité ambiante qui exclut ceux qui n’appartiennent pas à la majorité.

À la suite de cette formation, j’ai tenté de spécialiser ma pratique privée en banlieue de Montréal auprès de cette clientèle aux prises avec des problèmes concernant leur orientation sexuelle. J’ai constaté que les gens qui vivent en banlieue préfèrent consulter au centre-ville de Montréal, notamment parce qu’ils espèrent y trouver une meilleure expertise sur ces questions et qu’il autorise un plus grand anonymat. Avec l’ouverture d’un poste à l’équipe VIH du CLSC des Faubourgs en 2002, j’ai décidé de venir pratiquer au centre-ville au contact d’une clientèle de toutes les orientations sexuelles et à proximité du « village », un territoire où réside une partie importante de la population gaie de Montréal.

Tout à bâtir

À ma grande surprise, lorsque j’ai franchi les portes du CLSC, rien n’indiquait un accueil spécifique à propos de l’orientation sexuelle. Le CLSC ne semblait consacrer que peu de moyens à cet enjeu et semblait peu impliqué auprès de la communauté gaie. La santé gaie était systématiquement réduite à la question du VIH et à la prévention des ITSS. Alors que je pensais pouvoir mettre en application ce que j’avais étudié, tout était à bâtir.

Quelques années auparavant, des médecins du CLSC s’étaient intéressés à la santé gaie et souhaitaient mettre sur pied un programme dédié à cette clientèle, à l’instar d’un centre spécialisé en diversité sexuelle au centre-ville de Toronto. Ce projet a, semble-t-il, rencontré une certaine résistance, notamment de la part de gestionnaires qui craignaient que le CLSC des Faubourgs soit identifié comme étant le « CLSC des gais », au détriment du reste de la population vivant sur le territoire. Au fait de cette histoire, j’étais conscient de l’importance de ne pas ghettoïser la clientèle et de lui offrir des services appropriés de manière intégrée dans les programmes existants, tout en élargissant les services à des groupes/populations plus spécifiques, par exemple, les aînés gais, les familles dans lesquelles se posait la question de l’homoparentalité ou encore, les personnes transsexuelles.

Au sein de l’équipe VIH, nous étions témoins de la souffrance des gens qui apprenaient un diagnostic de séropositivité au VIH et, souvent, nous devenions les confidents des difficultés qu’ils vivaient en lien avec leur orientation sexuelle. Tout en ayant l’impression d’être dans une situation d’impuissance sur le terrain, j’ai commencé à me documenter sur l’orientation sexuelle : des recherches indiquaient que les hommes gais subissaient de multiples problèmes de santé et connaissaient des taux élevés de suicide, tout en étant davantage sujets à la toxicomanie, la prostitution, la pauvreté et la dépression que les hétérosexuels.

Avec l’aval de la hiérarchie, des collègues de l’équipe VIH et moi avons créé le comité sur la condition homosexuelle et bisexuelle en 2005, au moment de la fusion des différents CLSC du territoire dans le CSSS Jeanne-Mance. Ce comité avait deux objectifs : à l’interne, il visait à sensibiliser et former les intervenants à cette question afin qu’ils offrent de meilleurs services et, à l’externe, il visait à avoir une plus grande visibilité auprès de la communauté et ainsi, être plus au fait des attentes et besoins de la population.

Un questionnaire a été envoyé aux équipes du CLSC des Faubourgs pour connaître les services en place, les pratiques que les intervenants avaient développées ainsi que les besoins qu’ils avaient. Certains d’entre eux avaient bénéficié de formations sur l’orientation sexuelle données par un chercheur ainsi que par des intervenants du COSUM.

Dans l’ensemble, les employés y exprimaient qu’ils n’avaient pas de préjugés envers les personnes homosexuelles et qu’il fallait les traiter comme tout le monde. Cette réponse m’avait interpellé : peut-on les traiter comme tout le monde s’ils ont des conditions de vie et des valeurs particulières ? À mes yeux, les « traiter comme tout le monde » équivaut à nier leur réalité en pensant l’intervention à partir d’un schème hétérosexuel. L’intervention doit tenir compte des caractéristiques de la personne, que ce soit son origine ethnique ou son orientation sexuelle, qui peuvent la conduire à vivre de la discrimination et subir de la souffrance. Dans d’autres cas, il peut être utile pour comprendre un comportement, la toxicomanie par exemple, de tenir compte de l’orientation sexuelle.

Nous n’avons pas réalisé d’étude pour connaître les besoins de la clientèle, mais l’équipe VIH était impliquée dans la communauté, que ce soit à travers les liens noués avec des organismes communautaires ou grâce à la tenue de kiosques lors des évènements de la fierté gaie, nous permettant ainsi de prendre le pouls de la communauté.

À la suite du questionnaire, j’ai élaboré avec l’aide d’une étudiante en sexologie que je supervisais une formation traçant les grandes lignes de l’intervention auprès de la clientèle homosexuelle et bisexuelle, et destinée aux intervenants de notre CSSS. Une autre formation était déjà proposée par la Régie de la santé, mais elle n’était pas obligatoire. De plus, il nous semblait important qu’elle soit donnée par des intervenants à l’interne, connus dans les murs du CSSS. La formation portait sur l’intervention auprès de la clientèle homosexuelle et bisexuelle. Elle expliquait ce qu’est l’orientation sexuelle, donnait un aperçu de l’état de la recherche sur le sujet et proposait des pistes concrètes pour intervenir de manière moins exclusive et hétérosexiste. Par exemple, plutôt que de préjuger de l’orientation sexuelle de quelqu’un et demander : « Avez-vous une femme dans votre vie ? », on peut ouvrir le questionnement avec un « Avez-vous quelqu’un dans votre vie ? ».

Sur la glace

En lisant sur le sujet, nous nous sommes aperçus que les enjeux soulevés étaient peu documentés et qu’il fallait l’aide de chercheurs, car nous n’avions ni le temps ni la formation pour les creuser. Mon travail m’a amené à côtoyer en 2007 des chercheurs de l’équipe de recherche Sexualité et genre : vulnérabilité et résilience (SVR) de l’UQAM, dont Bill Ryan, et ils se sont montrés intéressés à l’idée de mener une étude sur les besoins de la clientèle du CSSS. J’ai été libéré pour participer à leurs réunions d’équipe où nous étions, avec le directeur de RÉZO3, les seuls membres non-chercheurs. Si la recherche donne aux praticiens une plus grande rigueur dans leur pratique clinique, elle permet aux chercheurs de cibler avec plus de réalisme certains éléments dans leurs projets, contribuant à bonifier simultanément la recherche et l’intervention. À un moment donné, en raison de rejets de nos demandes de subvention et de problèmes financiers, le projet de recherche a été mis sur la glace. Parallèlement, en dépit de l’élargissement progressif du comité à des membres d’autres équipes du CSSS, dont des femmes de toutes orientations et des hommes hétérosexuels, le comité a passé un certain temps sous respirateur artificiel en raison d’un roulement important de personnel.

Lorsque j’ai rejoint l’équipe Services courants, j’ai pratiqué en clinique à temps plein, ce qui m’a poussé à quitter le comité et a permis à François Pépin, intervenant social en milieu scolaire au CSSS, de prendre la relève. Par un concours de circonstances surprenant, j’ai eu le plaisir de voir mes petites idées aboutir. Je n’étais plus dans le comité, mais le fait que les activités continuent était un signe qu’il était plus solide. Au niveau gouvernemental, la réduction de l’homophobie est devenue une priorité officielle ; les gestionnaires se sont associés au mouvement et ont officiellement reconnu le comité comme un comité du CSSS. Jean Dumas, qui travaillait déjà avec Séro Zéro et connaissait la condition homosexuelle, est arrivé au CSSS dans le cadre de son projet postdoctoral. Le fait que les activités se poursuivent sans que j’y sois est un signe rassurant. L’année dernière, les travaux ont porté sur les adolescents gais et, cette année, ils portent sur le transsexualisme en lien avec un organisme d’aide aux transsexuels.

Aux balbutiements

Je me dis parfois que c’est un miracle que le comité se soit rendu où il est en dépit des obstacles rencontrés. Les gestionnaires font face à des contraintes qui les empêchent souvent de libérer les intervenants pour siéger sur ce type de comité. C’est pourquoi la reconnaissance officielle du comité par le CSSS a été si importante. De même, nous nous sommes heurtés à des préjugés dans nos milieux de travail, à une vision étroite de la santé gaie (associée au VIH), à un roulement important de personnel ainsi qu’à plusieurs rejets de demandes de subvention nous laissant parfois les bras ballants.

Dix années se sont écoulées depuis le jour où j’ai mis le pied au CLSC des Faubourgs avec mes rêves de mieux-être pour les personnes de toutes les orientations sexuelles. La persévérance a servi et la promotion de la santé gaie passe avant tout par une collaboration soutenue entre le milieu de la recherche, le milieu clinique et la population, unis pour une meilleure compréhension de ce qu’est la santé gaie.

Des défis majeurs restent à affronter tant du côté des intervenants que de la population. La prévalence des ITSS est plus élevée que la moyenne montréalaise sur le territoire, mais nous en sommes encore aux balbutiements en matière de connaissance des besoins de la population. Comment assurer  la formation des intervenants à la question de la diversité sexuelle, compte tenu du roulement de personnel ? La question gaie est abordée de manière diffuse à travers les programmes, mais sans vision transversale en matière de prévention. Au centre-ville de Toronto, il existe une clinique dédiée aux personnes homosexuelles, bisexuelles et transsexuelles avec des services sociaux, de la psychothérapie et un centre de crise. Qu’en est-il ailleurs ? Pour ma part, je suis davantage en faveur d’un modèle d’intégration dans les programmes existants plutôt que pour une clinique dédiée à cette population, mais différentes options sont à explorer.

Aujourd’hui, je travaille à temps plein à l’unité de médecine familiale (UMF) pour familiariser les médecins avec la psychothérapie. La santé gaie et l’orientation sexuelle ne sont pas des sujets abordés dans la formation des médecins qui identifient l’homosexualité à un risque plus élevé d’ITSS, mais non à la prévention et à la santé physique et mentale dans une perspective globale.

Notes

1 : En anglais, l’acronyme est MUSIC pour McGill University Sexual Identity Centre.

2 : Cette clinique n’est pas sectorisée et elle est accessible sur simple référence d’un médecin. Les services sont offerts après une évaluation par un psychiatre.

3 : RÉZO est un organisme communautaire qui « privilégie une approche globale de la santé et fournit aux hommes gais et bisexuels séronégatifs ou séropositifs des connaissances et des moyens pour développer et maintenir un plus grand contrôle sur leur santé physique, mentale, affective et sociale. » (http://www.rezosante.org/mission.html)