Pauvreté et action communautaire : les affaires de tout le monde

Après une longue expérience dans les milieux privé, parapublic et communautaire, William A. (Bill) Ninacs a cofondé la Coopérative de consultation en développement La Clé en 1993 à Victoriaville. Cette coopérative accompagne et soutient des organismes et des communautés dans leurs démarches de développement, dans une perspective de solidarité et de justice sociale. Ses interventions se font par de la formation, des services conseils ainsi que des travaux de recherche et d’évaluation. À travers La Clé, Bill poursuit son engagement dans la lutte à la pauvreté, en mettant à l’œuvre le bagage social et économique qu’il a acquis au fil de ses multiples expériences professionnelles. Avec l’organisme Accès travail, La Clé a notamment amorcé un projet de mobilisation vers une « stratégie globale et intégrée de lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale », avec comme axe prioritaire le parcours vers l’emploi. Ce projet mobilisera des acteurs sociaux, institutionnels, communautaires et privés, et représente pour Bill Ninacs une « nouvelle étape » à franchir pour le mouvement communautaire victoriavillois.

« Pour moi, joindre les univers économique et social a toujours été une passion. Je pense que c’est dans ce sens-là que j’ai toujours voulu agir. Je n’ai jamais pensé que les affaires devaient être seulement entre les mains des acteurs économiques. Je pense que les affaires, ce sont les affaires de tout le monde ! »

Gestionnaire et comptable de formation, Bill Ninacs a intégré le milieu communautaire de Victoriaville dans les années 70, avec le souhait d’y insuffler une certaine vision d’« affaires », sans toutefois sombrer dans une vision « traditionnelle » du développement économique. « Lorsque j’ai quitté le secteur privé pour travailler dans le communautaire, c’était pour travailler sur les questions de pauvreté, ici, dans les Bois-Francs. »

Dans les débuts du mouvement communautaire à Victoriaville, il n’y avait qu’un seul organisme, soit le Centre de relèvement et d’information sociale (CRIS) : « À l’époque, à Victoriaville, que ce soit pour obtenir de la nourriture, fuir son mari violent, avoir un toit sur la tête, les gens arrivaient à une même porte, un seul organisme qui s’appelait le CRIS, le Centre de relèvement et d’information sociale.1 On travaillait avec cette idée que les gens avaient le droit de participer aux décisions qui les concernaient et que c’était par le biais de réponses collectives qu’on pouvait répondre à des besoins collectifs. Il fallait donc identifier les besoins collectifs, mettre ensemble des gens qui vivaient des problèmes similaires et trouver avec eux les réponses à leurs besoins. Bien que le fond était là, on ne parlait pas encore d’empowerment ni d’autonomie, mais simplement de répondre aux besoins primaires des personnes. » La plupart du temps, cette réponse touchait à la fois les dimensions sociales et économiques de la pauvreté. Le CRIS a été un véritable incubateur d’organismes, donnant naissance en l’espace de cinq ou six ans à une vingtaine d’organismes communautaires : groupe de consommation, association de locataires, association de familles monoparentales, boucherie et garage coopératifs.

Après quelques années de travail au sein du CRIS et ensuite de l’ACEF, Bill Ninacs ouvre un bureau de comptabilité avec comme clientèle, entre autres, presque tous les groupes communautaires de la région : « Cela m’a permis de voir l’ensemble de ce qui se passait. J’ai alors tenté de partager mes connaissances en donnant des cours de comptabilité adaptés aux groupes communautaires et, de ce fait, influencer la façon dont les organisations sociales utilisaient les techniques d’affaires ».

La « Corpo »

En 1984, Bill Ninacs participe à la création à Victoriaville de la première corporation de développement communautaire québécoise, qui fut le résultat d’un processus autonome de concertation entre les organisations communautaires de la région, enclenché plusieurs années auparavant : « Certains leaders du mouvement communautaire local avaient décidé de présenter un projet de concertation au premier Sommet socioéconomique régional. À l’époque, j’étais directeur général adjoint du CLSC Suzor-Côté et on m’avait demandé d’accompagner les personnes qui devaient défendre le projet lors des rencontres préparatoires. Au moment de la fondation, j’ai été élu au conseil d’administration et j’ai participé au premier comité de sélection de l’agent de développement. Quelques mois plus tard, on m’a recruté pour remplacer la coordonnatrice qui quittait parce qu’elle ne se sentait pas à l’aise avec les liens à faire avec le développement local et, plus particulièrement, avec le développement économique. Mon expertise en cette matière a donc été mise à contribution dès le début des activités de la Corpo. »

Bill a été coordonnateur jusqu’en 1990. L’équipe de trois personnes a réalisé de nombreuses activités au fil des années, dont plusieurs visaient le renforcement des organisations du milieu : la gestion d’une police d’assurance-collective, le regroupement d’achats, un bulletin de liaison mensuel, un centre de documentation, des sessions de formation, des ateliers de réflexion et la production et la distribution de diverses publications. Mais les membres avaient également droit à des services de soutien en lien avec leur fonctionnement tant administratif que démocratique. « Deux dossiers illustrent assez bien comment mon expérience de gestionnaire a pu être mise à contribution. D’abord, il y a eu la mise sur pied par la Corpo de DEJA, organisme voué au développement de l’entrepreneuriat jeunesse. Le programme gouvernemental visait spécifiquement les jeunes prestataires de la sécurité du revenu. Notre objectif était de leur permettre de connaître des modèles alternatifs d’entreprise, notamment la coopérative et l’organisme sans but lucratif, ce qui n’aurait pas été le cas si le milieu plus conventionnel de développement économique avait parrainé ce projet. »

Cependant, c’est surtout le dossier de la Place communautaire Rita-Saint-Pierre qui a permis à Bill d’utiliser tout son bagage. Il s’agissait de la prise en charge de l’ancien centre administratif d’Hydro-Québec qui s’est faite à partir de principes établis par tous les membres de la Corpo : « Ces principes exigeaient, entre autres, que l’édifice serve à l’ensemble du communautaire et non seulement aux locataires. La gestion, assumée par la Corpo, avait une visée d’animation communautaire en même temps que d’administration. » La Place communautaire Rita-St-Pierre abrite encore aujourd’hui au-delà de trente organisations communautaires. Ce projet novateur a permis la consolidation des opérations des organismes par la rationalisation de l’utilisation de locaux, l’organisation de services collectifs et l’application d’une politique de tarification qui tenait compte de la capacité de payer. Le partage d’informations, d’expertises et de ressources était rendu possible par la proximité des différents groupes. De plus, la réouverture d’un restaurant populaire, l’organisation de trois nouveaux organismes –  une résidence pour jeunes sans abri, une halte-garderie et une coopérative de travail en entretien ménager – et l’expansion de certaines activités ont créé plusieurs nouveaux emplois permanents, dont quelques-uns pour les personnes à faible revenu : « Aujourd’hui, on appellerait ça une entreprise d’économie sociale. »

De cette expérience à la « Corpo », Bill a retenu entre autres que la formation est essentielle, surtout lorsque le développement doit reposer sur des valeurs alternatives : « Je connaissais déjà l’importance des compétences techniques, mais j’avais drôlement sous-estimé la nécessité de développer un esprit critique, ce qui inclut une capacité d’autocritique, et d’aiguiser la capacité d’analyse lorsqu’on doit innover et prendre les risques que l’innovation implique. Nous sommes souvent sortis des sentiers battus à la Corpo, mais la compétence qui le permettait appartenait malheureusement à un groupe restreint de personnes, à l’équipe permanente et à quelques membres du conseil d’administration, et ceci n’a pas permis la pérennité de nos expérimentations lorsque d’autres personnes les ont prises en main. »

« Ceci m’a amené à comprendre que ce n’est pas parce que les personnes appauvries contrôlent les ressources dont elles ont besoin qu’elles sauront les exploiter de façon efficace. En fait, le contraire est souvent arrivé, car les modèles de fonctionnement disponibles n’avaient rien d’alternatifs. De plus, ça prend souvent des connaissances supérieures pour pouvoir réussir certaines initiatives. Par exemple, l’utilisation de l’endettement comme outil de développement n’a pas été bien comprise et le remboursement prématuré d’emprunts s’est fait au détriment du soutien aux groupes les moins bien nantis. En vérité, c’est assez difficile de savoir comment exploiter un capital lorsqu’on n’en a jamais possédé. »

Il a également constaté que la Corpo et chacun des groupes manquaient cruellement d’outils pour évaluer leur travail : « Certaines données quantitatives étaient toujours disponibles, mais ça ne nous donnait pas nécessairement l’heure juste par rapport aux changements souhaités. C’est pour cette raison que j’ai sauté sur l’occasion de m’inscrire au programme de maîtrise en développement économique communautaire offert au New Hampshire, car ça m’offrait la possibilité d’approfondir les causes et surtout les conséquences de tous ces gestes que j’avais posés depuis mon départ de l’entreprise privée. Et c’est dans ce milieu anglophone que j’ai pris conscience que l’objectif de prise en charge que je visais en était un d’empowerment.2 Je souhaitais que les personnes pauvres et/ou exclues aient la possibilité de faire les choix qu’elles voudraient sur le plan économique et social, et qu’elles puissent transformer ces choix en décision. »

Mobilisation et expérimentation

Quarante ans après avoir quitté le secteur privé, Bill Ninacs poursuit différents projets de lutte contre la pauvreté dans les Bois-Francs, notamment à travers la coopérative La Clé qu’il a cofondée dans les années 90. Après avoir appuyé les organismes d’intervention sociale dans le développement de compétences économiques, Bill Ninacs souhaite maintenant investir le milieu des affaires, pour y importer une vision sociale : « Cela ne veut pas dire que je renie le travail qui a été fait antérieurement, mais qu’il faut simplement passer à une nouvelle étape. » Reconnaissant l’important apport des entreprises d’économie sociale dans la lutte à la pauvreté, il croit cependant qu’il faut aujourd’hui franchir un pas de plus : « Le milieu communautaire a été très bon pour travailler sur des questions sociales, mais plutôt faible par rapport aux questions économiques, sinon pour revendiquer certains droits. De leur côté, les acteurs économiques s’occupent des questions économiques, et soutiennent que ce sont les acteurs sociaux qui devraient s’occuper du reste. Jusqu’à maintenant, on a tendance à se maintenir dans des silos. Le défi aujourd’hui, c’est d’amener à une même table les acteurs sociaux et économiques, pour dire que le phénomène touche les deux, et trouver une façon commune pour faire en sorte que la pauvreté soit un jour enrayée. »

À travers un projet de mobilisation porté par la coopérative de travail La Clé et Accès travail, un organisme de développement de l’employabilité dans les Bois-Francs, Bill Ninacs souhaite donc aller plus loin que la simple collaboration entre les secteurs communautaire et privé, pour qu’ils deviennent capables de développer une vision commune et une stratégie globale et intégrée de la lutte contre la pauvreté, avec comme axe prioritaire le parcours vers l’emploi. Dans les Bois-Francs, de nombreux acteurs interviennent à chacune des étapes de ce parcours, mais leurs efforts sont rarement coordonnés et les liens de collaboration sont peu nombreux. La participation des employeurs aux différentes actions visant l’intégration en emploi est quasi inexistante et leur rôle ne fait pas consensus chez les autres acteurs sociaux. Pourtant, le parcours vers l’emploi ne peut se réaliser sans que soient disponibles des emplois de qualité et un milieu de travail adéquat, permettant d’atteindre et de maintenir une certaine autonomie.

Le processus amorcé se fera notamment à travers un travail de mobilisation, de concertation et d’expérimentation. Un comité de stratégie formé des principaux acteurs impliqués dans le parcours vers l’emploi (parmi lesquels, les entreprises) sera ainsi créé afin de réaliser un diagnostic collectif de la situation de la pauvreté menant au développement d’une vision commune du changement souhaité. Parallèlement à cette démarche, l’organisme Accès travail expérimentera une approche intégrée d’insertion sociale et professionnelle visant les personnes éloignées du marché du travail depuis longtemps. L’approche s’inspirera de celle développée en 2011 dans le cadre d’une recherche-action, en élargissant toutefois la population cible et en s’adjoignant de nouveaux partenaires qui travailleront davantage en concertation afin de co-construire et consolider un nouveau modèle d’intervention. Un mécanisme formel de communication permettra à Accès travail et au comité de stratégie de s’alimenter mutuellement et de façon continue de l’expérience de l’autre.

Ces acteurs, agissant de façon intersectorielle et concertée, pourront ainsi développer une responsabilité partagée vis-à-vis du parcours vers l’emploi des personnes en situation de pauvreté, en rassemblant progressivement leurs interventions et leurs activités afin d’éviter les dédoublements et d’assurer la cohérence : « L’intégration se manifestera lorsque chaque acteur ajustera et réajustera autant de fois que nécessaire son intervention en fonction des actions des autres acteurs pour réaliser les objectifs communs qu’ils se sont donnés. »

Autonomie et interdépendance

Pour Bill Ninacs, il y a encore beaucoup de travail à faire pour réduire la pauvreté et les inégalités, de manière à ce que chacun puisse s’épanouir et trouver une réponse à ses besoins. « Moi, je ne peux pas marcher. Je suis une personne handicapée. Ainsi, je pourrais facilement dire : je ne peux pas passer une entrevue pour un emploi, parce que je ne peux pas marcher. Mais je peux avoir un fauteuil roulant pour me déplacer. Mon fauteuil roulant ne m’appartient pas. Il appartient à la société. C’est la RAMQ qui me le prête. Je suis donc dépendant de la société. Est-ce que cela m’empêche d’être autonome ? J’espère que non : qu’on m’assure la ressource pour maintenir mon autonomie, et non pas pour nuire à celle-ci. La question, ce n’est pas d’être indépendant, mais d’être autonome, de telle façon que la société va tenter de combler mes besoins pour que je sois capable d’assurer mon épanouissement. Et comme personne autonome, je vais tenter à mon tour de jouer mon rôle comme citoyen actif. Ça me plaît de savoir que je peux contribuer aux Centres de la petite enfance même si je n’ai pas d’enfants de cet âge-là. D’où l’idée non pas de développer l’indépendance des personnes comme le souhaite le courant actuel d’individualisme, mais de développer l’autonomie dans une perspective d’interdépendance sur laquelle doit reposer un véritable projet de société. Parce que c’est l’interdépendance qui nous permet d’avoir des liens de solidarité. »

Notes

1 : Raymond Roy et Jean-Guy Morissette, intervenants issus du mouvement humaniste chrétien (prêtres ouvriers), influencés par la théologie de la libération et les courants autogestionnaires, ont été les principaux porteurs de ce projet. Voir : Ninacs, W. A. (1991).  « L’organisation communautaire en milieu semi-urbain/semi-rural », dans L. Doucet et L. Favreau (dir.), Théorie et pratiques en organisation communautaire, Sillery, Presses de l’Université du Québec, pp. 257-272.

2 : Voir : Ninacs, W. A. (2008). Empowerment et intervention : développement de la capacité d’agir et de la solidarité, Québec, Presses de l’Université Laval.