Printemps érable et réveil politique : crier plus fort

« Je porterai mon carré rouge dans les grands vents mes amis mes frères mes sœurs mon amour mon fils – l’entendez-vous ? » (Keimed, 2012)

Dans la mouvance de la lutte étudiante amorcée au début de l’hiver 2012, le mouvement social du « printemps érable » signifie-t-il le réveil politique de bon nombre de Québécois ? Il faut remonter à l’année 2011 pour en observer les balbutiements. En mai, l’élection de 59 députés québécois du Nouveau Parti Démocratique (centre gauche) à Ottawa peut être interprétée comme un certain ras-le-bol face à la manière de faire de la politique et un refus des orientations des conservateurs de Stephen Harper. À l’automne, le mouvement des indignés, amorcé en Espagne au printemps (suivi par Occupy Wall Street à la fin de l’été et par Occupons Montréal et Québec à l’automne), attire l’attention et soulève un vent de sympathie auprès de bon nombre de citoyens. Clamer son indignation fait petit à petit son chemin dans la tête de bien des Québécois.

En février 2012 s’amorce la grève étudiante. Les revendications principales concernent le dégel des frais de scolarité, avec l’annonce d’une hausse des frais de scolarité à l’université de l’ordre de 1 625$ répartie sur cinq ans. D’autres revendications touchant la gestion, la nature et les finalités de l’enseignement universitaire sont également mises de l’avant. En face du mouvement étudiant se trouve un gouvernement aux orientations néolibérales, faisant face à plusieurs allégations de corruption. Le mouvement touche autant les étudiants universitaires que ceux du cégep qui, pour un bon nombre, aboutiront un jour à l’université.

Tambour battant

Le « printemps érable » n’aurait pas eu lieu sans cette surprenante et intense mobilisation étudiante. Lors de la journée de la première grande manifestation, le 22 mars 2012, les trois quarts des étudiants du Québec sont en grève pour des durées variables, dont environ 200 000 en grève illimitée. Une mobilisation menée tambour battant par des jeunes de moins de 30 ans, que l’on disait amorphes et apolitiques. Une génération qui étonne à bien des égards ; par son aisance à communiquer et à défendre ses points de vue ; par sa capacité à réfléchir l’université et le monde de demain. Les jeunes les plus engagés ne se positionnent d’ailleurs ni en victimes, ni en enfant-rois. Ils avancent et se battent en ayant le sentiment qu’ils peuvent réussir. Ces jeunes adultes semblent peu sujets aux doutes, collectivement en tous les cas, et leur nécessaire individualité n’exclut pas d’emblée l’autre pour pouvoir exister. Ils apparaissent tributaires d’une éducation familiale plus ouverte, moins dominée par la discipline. Plusieurs ayant été socialisés tôt à la garderie, on peut penser que la communication prime sur les rapports d’autorité.

C’est cette confiance qui leur confère la force de tenir tête à une argumentation institutionnelle fort bien construite (la « juste part », « l’investissement dans ses études », la « nécessité de payer ») et qui leur permet d’avoir la résilience nécessaire pour passer à travers les attaques virulentes des pouvoirs établis. Le mouvement étudiant (et plus particulièrement son aile dite « radicale », la CLASSE) fait face à la montée d’un discours institutionnel, médiatique et populiste de mépris, voire même de haine, vis-à-vis des jeunes. Durant toutes ces semaines, la fermeture continuelle du gouvernement et de ceux qui soutiennent ses positions, ainsi que la non-reconnaissance de la force du mouvement s’imposent comme leitmotiv. Les faits parlent d’eux-mêmes : pas de rencontres avant avril 2012 et peu d’avancées lors de ces rencontres sur le fond du litige, la hausse des frais de scolarité.

Au milieu du printemps, on assiste à une mise en scène médiatique qui associe le mouvement étudiant au vandalisme et au saccage, notamment au moment du congrès du Parti libéral du Québec à Victoriaville. Le port du carré rouge, symbole de la lutte, devient synonyme d’intimidation et de violence. Cette thématique sert d’abord de prétexte pour retarder les négociations et faire pression sur les négociateurs étudiants. Cette dite violence est ensuite utilisée pour légitimer le projet de loi 78, qui limite le droit de manifester, et pour marginaliser une partie du mouvement, jugée plus radicale. Des pratiques de profilage et des arrestations dites préventives de jeunes qui arborent le carré rouge se multiplient dans certains lieux publics, notamment au moment du Grand Prix de la Formule 1, au début du mois de juin. Alors qu’on compte plus de 3 000 arrestations depuis le début du conflit, les médias de masse passent quasiment sous silence la répression qui a cours à Montréal et dans d’autres villes universitaires ; une réponse à la crise qui dépasse l’entendement, mais qui semble à l’image des pratiques répressives qui ont cours ailleurs en Occident au printemps 2012.

Espaces d’affirmation

Face à l’évident blocage institutionnel, la rue et les espaces publics sont pris d’assaut, devenant rapidement les principaux espaces d’affirmation du mouvement étudiant et du printemps érable. Le 22 avril, journée mondiale de la Terre, le mouvement étudiant vient en appui à d’autres acteurs de la société civile militant autour des enjeux environnementaux au Québec. Déferle sur Montréal un quart de million de personnes en quête d’une vision progressiste du bien commun. Une marche hautement symbolique de par la rencontre d’acteurs hétéroclites, issus de toutes les générations, provenant de plusieurs régions du Québec, mobilisés contre l’inhumanité et la marchandisation du monde.

L’adoption du projet de loi 78 à la mi-mai vient à nouveau marquer un élargissement du mouvement étudiant, mobilisant tous ceux et celles qui aspirent à prendre une part plus active au devenir de la cité, à redonner un sens aux mots citoyens et démocratie, à redevenir citoyens, qu’ils soient ou non dans des groupes de pression organisés. Le message qui se transmet, entre autres par l’appel à la désobéissance civile de la CLASSE le lundi 21 mai, est la légitimité de la lutte sociale actuelle : « oui, nous avons le droit de parler » ; « oui, nous avons le droit d’exprimer haut et fort nos idées » ; « non, nous n’attendrons pas les élections ».

La rue se transforme alors en symbole de la désobéissance : les fameuses manifestations nocturnes à partir du parc Émilie Gamelin vont se buter certains soirs à de lourdes interventions policières. Le mouvement des casseroles, plus festif et intergénérationnel, prend aussi son envol suite à l’adoption de la loi spéciale. Chaque rassemblement de plus de cinquante personnes dans la rue devient un geste de désobéissance civile au regard de la loi. Au même titre, la manifestation du 22 mai, qui regroupe plusieurs centaines de milliers de personnes, est rapidement déclarée illégale mais « tolérée tant qu’il n’y a pas d’actes illégaux de commis », selon le jargon employé sur twitter à chaque manifestation, par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM).

L’occupation de la rue durant le printemps québécois fut haute en couleurs, débordante d’imagination. Que l’on pense à la ligne rouge dans le métro, aux maNufestations, aux casseroles, les différents acteurs du printemps québécois s’organisent un peu partout pour vivre la démocratie autrement. Apparaissent des assemblées populaires de quartiers (APEQ) et des assemblées populaires autonomes (APA). Enfin, en juillet, la CLASSE amorce une tournée estivale des régions, qui vise à rencontrer les citoyens pour discuter avec eux du manifeste « Nous sommes avenir ». À ces espaces réels se superposent des espaces virtuels sur les réseaux sociaux, où se déploie une créativité tout aussi manifeste. Le Web 2.0 devient un immense vecteur d’informations, de liens, d’idées, voire de défoulement collectif ; un véritable espace démocratique en soi.

Ré-encastrer le conflit

Au point de départ, le mouvement du printemps québécois témoigne de l’incapacité d’un dispositif institutionnel de discussion à jouer réellement son rôle. Le dispositif mis en place à la fin 2010 pour discuter de la question du financement des universités était miné avant même d’amorcer les échanges.1 Le gouvernement et ses partenaires universitaires avaient déjà décidé qu’il y aurait un dégel des frais de scolarité. Ce blocage a renforcé les postures idéologiques de chaque partie, faisant émerger le conflit latent, la dichotomie entre « eux » et « nous ». En optant pour une lecture « paternaliste » de la démocratie, celle des citoyens qui se rangent derrière le père expert de la nation, le gouvernement a rallié une partie de la population. Cependant, tel que le souligne Blondiaux (2008: 100), l’orientation néolibérale a coupé les vivres à un exercice qui aurait pu revitaliser les institutions démocratiques.

C’est dans la rue, à travers l’occupation des places réelles et virtuelles, que se réinvente la démocratie. On peut parler d’« espaces publics oppositionnels ou autonomes, où des conceptions alternatives peuvent être pratiquées et données à voir » (Neveu, 2011 : 204). Ces dernières décennies, la rue a été accaparée pour l’essentiel par les marchands, perdant ainsi sa dimension d’espace public, de lieu de rencontres ouvert. Avec le printemps québécois, la rue est redevenue l’espace pour se faire entendre, afin de « crier plus fort pour que personne ne nous ignore ». À l’image de ce que l’on observe depuis le printemps des Indignés en Espagne, la rue et les places publiques deviennent des espaces de rencontre, d’échange, de création, de délibération et de lutte, retrouvant ainsi leur sens premier (Giovanopoulos, 2012). La réappropriation de la rue apparaît d’abord comme une réponse au mépris, à la violence institutionnelle et à l’absence d’écoute ; une réponse à la non-légitimité d’une loi qui protège des pouvoirs établis. Mais elle est aussi signe que durant toutes ces semaines, on se donne collectivement non seulement le droit de parler, de crier, mais aussi le droit, voire le devoir, de désobéir. Peut-être parce que désobéir confère le sentiment d’exister, comme citoyen et comme peuple, que nous sommes arrivés « à ce qui commence », pour reprendre les mots de Gaston Miron.

S’il est trop tôt pour analyser en profondeur le sens et la portée de ce mouvement, on peut d’ores et déjà noter une importante remise en question des institutions politiques existantes. Si des jeunes et des moins jeunes prennent la rue et s’organisent pour vivre autrement la démocratie, c’est peut-être pour témoigner, comme le souligne Rancière, que « nous ne vivons pas dans des démocraties. […] Nous vivons dans des États de droit oligarchiques » (2005 : 81-82). Tout y est toléré et possible, pour autant que l’on ne dérange pas ceux qui monopolisent le pouvoir, le capitalisme financiarisé. Dans une oligarchie, il n’est pas interdit de fonder un journal afin de faire contrepoids aux journaux québécois dominés par les valeurs néolibérales. Le rapport de domination n’est pas régi par un interdit ou un obstacle physique. Au contraire, les lois du marché donnent l’impression et véhiculent l’idée que c’est réalisable. Mais la vraie question est la suivante : est-ce qu’on a les moyens économiques de le faire ? Est-ce que c’est une avenue possible ? Il en va de même pour les institutions politiques. Pour avoir accès aux lieux de décisions, dans une démocratie représentative libérale, il faut de l’argent pour être candidat et se présenter dans les rangs d’un parti qui a des chances de prendre le pouvoir. Ce faisant, comme le soutient Rancière (2005), la politique, institutionnalisée dans l’État, tend à faire disparaître le politique, qui est émancipation.

En ce sens, s’il est encore trop tôt pour parler de réveil, on peut parler d’un ré-encastrement du politique dans la vie de la société québécoise. Pour reprendre les mots de Rancière : « La véritable participation, c’est l’invention de ce sujet imprévisible qui aujourd’hui occupe la rue, de ce mouvement qui ne naît de rien sinon de la démocratie elle-même. La garantie de la permanence démocratique, ce n’est pas le remplissage de tous les temps morts et les espaces vides par les formes de la participation ou les contre-pouvoirs ; c’est le renouvellement des acteurs et des formes de leurs actions, c’est la possibilité ouverte d’émergence nouvelle de ce sujet à éclipses » (1998 : 111).

Notes

1. En décembre 2010, le gouvernement libéral tient une consultation sur le thème de « L’avenir des universités et leur contribution au développement du Québec », qui rassemble les principaux partenaires du monde de l’éducation. L’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) appelle au boycott de l’événement, alors que la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et les grandes centrales syndicales quittent la rencontre en cours de route.

Références

Blondiaux, L. (2008). Le nouvel esprit démocratique, Paris, Éditions Du Seuil.

Giovanopoulos, C. (2012). « La démocratie est née dans les places », Dans : D’Athènes à Wall Street, # indignés ! Échos d’une insurrection des consciences, Textes rassemblés par la revue Contretemps, Paris, Éditions La Découverte, pp. 83-87.

Keimed, O. (2012). « Nous portons notre carré rouge pour rester libres », Dans Pour un printemps. Un livre citoyen, Montréal, Artmour.

Neveu, C. (2011). « Démocratie participative et mouvements sociaux : entre domestication et ensauvagement », Participations, 1 : 186-209.

Rancière, J. (1998). Aux bords du politique, Paris, Folio Essais.

Rancière, J. (2005). La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions.