Programmation scientifique

Les inégalités sociales sont reconnues comme étant parmi les principaux déterminants de la santé et du bien être. L’augmentation des écarts en termes de revenus et de conditions de vie entre les différentes catégories de la population s’accompagne d’une augmentation des écarts sur le plan de la santé et de l’espérance de vie. Agir sur les inégalités présume la compréhension des facteurs qui les sous-tendent.

Les individus sont insérés dans un univers complexe de rapports sociaux. Depuis 2004, les travaux de recherche menés au CREMIS/CAU-CSSS Jeanne-Mance s’inscrivent dans cette vision. Si les conditions matérielles de vie ont un impact direct sur les personnes à chaque étape de leur vie et sur leurs chances de s’en sortir, la nature des rapports sociaux dans lesquels elles sont insérées est tout aussi importante. Ces rapports peuvent être marqués par la dévalorisation, la marginalisation et la stigmatisation, comme ils peuvent être caractérisés par le soutien et la reconnaissance.

La programmation scientifique pour la période 2013 à 2018 est construite autour de trois axes de recherche complémentaires : (1) Analyse et lectures critiques des milieux de vie et de l’intervention en première ligne ; (2) Pratiques novatrices en première ligne visant l’amélioration des soins et services et la réduction des inégalités sociales et (3) Co-construction des savoirs : initiatives de participation citoyenne et d’implication des utilisateurs de services et de leurs proches.

Axe transversal 1 : Analyse et lectures critiques des milieux de vie et de l’intervention en première ligne

Connaître les conditions matérielles de vie et les rapports sociaux inégalitaires et leur impact dans les trajectoires de vie et de santé des personnes constitue un préalable nécessaire au développement de pratiques prometteuses en première ligne (Marmot 2005, Rasanathan K. at al. 2011, Breton 2013).

Les rapports inégalitaires sont souvent de nature collective (par exemple, entre les hommes et les femmes, les groupes d’âge, les minorités et majorités ethniques ou racisées, les classes sociales et les regroupements fondés sur d’autres critères d’appartenance, telles l’orientation sexuelle, la santé mentale ou la condition sociale). Or, l’intervention se fait de plus en plus au niveau individuel – l’individu, l’usager, le patient (ou son environnement immédiat) étant souvent vu comme la source de son problème. Les déterminants collectifs échappent à cette approche individualisée, d’où l’importance de regarder de près les traitements différentiels stigmatisants et discriminants qui visent les individus en tant que membres de groupes et non en tant qu’individus.

Les inégalités sociales peuvent en effet se mettre en place à travers des pratiques stigmatisantes (projection sur une catégorie de la population de traits négativement connotés) ou discriminantes (traitement inéquitable de ces personnes). Les soins et les services de première ligne s’inscrivent dans un environnement qui est marqué par ces pratiques stigmatisantes et discriminantes. Par exemple, la stigmatisation qui a été identifiée par Kovandzic et al (2011, 2012) comme une des barrières principales dans l’accès aux soins en santé mentale, en constitue un exemple d’actualité.

En s’intéressant à ces différents rapports inégalitaires et à leurs traits communs, la programmation scientifique nous permet de se rapprocher de l’expérience des personnes pouvant vivre plusieurs identités stigmatisées en même  temps. Elle permet ainsi de décloisonner les regards et de repenser l’organisation de services qui peuvent avoir de la difficulté à reconnaître la multidimensionnalité ou l’«intersectionnalité» des rapports sociaux.

Mettre l’accent sur les trajectoires de vie et de santé permet de voir les rapports sociaux inégalitaires en action ainsi que leur impact sur les personnes, notamment par le biais des traces laissées dans le corps sous la forme de problèmes de santé physique et mentale (Belle et al 2003 ; Wilkinson 2004 ; McAll 2007, 2008, 2009 ; Roy et al 2012). Ces traces constituent une porte d’entrée sur les inégalités, témoignant de la nature parfois violente de ces rapports sur les plans physique et symbolique, en même temps que la compréhension de l’impact des rapports sociaux inégalitaires sur la santé permet d’ouvrir de nouveaux champs de pratiques en prévention et promotion de la santé. 

Axe transversal 2 : Pratiques novatrices en première ligne visant l’amélioration des soins et services et la réduction des inégalités sociales

La programmation scientifique ne se limite pas au développement d’une connaissance critique concernant les rapports inégalitaires existants et les pratiques en première ligne qui risquent de les reproduire. Notre objectif est de s’appuyer sur l’apport des sciences sociales qui proposent une nouvelle compréhension de ces rapports pour développer des pratiques de médecine, de médecine familiale, de soins infirmiers et d’organisation communautaire, entre autres, qui peuvent contribuer à l’amélioration de la santé des populations qui sont touchées par ces inégalités. Le développement et l’implantation de pratiques cliniques et organisationnelles prometteuses pour favoriser l’accès à des services sociaux et de santé adaptés aux besoins des personnes présentant des problèmes de santé chroniques et complexes, améliorant ainsi la santé des populations, est ainsi au centre de la programmation.

À la frontière entre les établissements de santé et de services sociaux et l’univers de l’action sociale qui les entoure, il y a foisonnement de pratiques de différents ordres, dont plusieurs sont fondées sur une longue expérience d’intervention auprès des populations concernées et sont marquées par la reconnaissance et l’accompagnement. L’étude des trajectoires de vie nous permet de constater l’effet de ces rapports vécus plus positivement. Par exemple, on peut mieux comprendre l’impact de la reconnaissance, du soutien et de la valorisation à travers l’apport d’intervenants en première ligne qui prennent le temps de connaître les personnes dans leur globalité et leur fournissent un accompagnement et un support. Pour certaines personnes, cela veut dire «exister» en tant qu’individu, être reconnu avec son nom, son histoire, son expérience familiale et professionnelle, ses compétences, son potentiel, ses projets, quel que soit son âge, son genre, son orientation sexuelle, son état de santé ou d’handicap, son revenu, son ethnicité ou sa condition sociale.

Ces pratiques doivent être sensibles aux dimensions matérielles et relationnelles des inégalités et aux risques de les reproduire. Ne pas disposer des fonds nécessaires pour bien s’alimenter et se loger a des conséquences directes sur la santé physique et mentale des personnes, mais se heurter au regard stigmatisant d’autrui dans ses rapports quotidiens a également un effet destructeur. D’où la nécessité de développer des pratiques non-stigmatisantes qui peuvent contribuer à la réduction des inégalités sociales comme déterminants majeurs de la santé (Freudenberg et al 2010). Il y a nécessité de regarder de plus près, de documenter, d’évaluer et de faire connaître plus largement (ou de faire évoluer) ces pratiques.

La programmation permet le développement et l’expérimentation d’autres types de pratiques de première ligne fondées sur le croisement des savoirs disciplinaires, expérientiels et gestionnaires. Nous nous intéressons particulièrement aux pratiques de médecine, de médecine familiale, de sciences infirmières, de travail social, d’organisation communautaire, d’ergothérapie et d’autres domaines d’intervention sociale, psycho-sociale et de santé qui constituent des pratiques alternatives de citoyenneté fondées sur la reconnaissance des personnes comme citoyens à part entière.

Axe transversal 3 : Co-construction des savoirs : initiatives de participation citoyenne et d’implication des utilisateurs de services et de leurs proches

Notre programmation ouvre un champ de collaboration et de co-construction de savoirs. La co-construction des savoirs est identifiée par Whitehead et al (2010) comme un processus crucial – les connaissances ainsi produites étant plus fiables, plus valides, plus riches et plus efficaces pour orienter l’action.

Le troisième axe de la programmation vise, entre autres, le développement de pratiques alternatives de citoyenneté, destinées à favoriser la réappropriation du pouvoir d’agir et d’orienter son action de la part des populations concernées. Cet axe de la programmation se traduit par la volonté d’expérimenter différentes formes de co-construction de savoirs, de participation et de prise de parole afin de renverser la tendance à la hiérarchisation de ces savoirs. Les membres de l’équipe PRAXCIT du CREMIS expérimentent notamment de nouveaux modèles participatifs, en faisant appel, par exemple, au théâtre-forum, à l’ethnothéâtre et à la créativité artistique et audiovisuelle.

La participation des utilisateurs des services ou des patients dans l’organisation des soins et la gestion de la qualité des services est une préoccupation centrale de la programmation. Par exemple, face à des maladies chroniques ne pouvant pas être guéries présentement et avec lesquelles les personnes doivent donc composer vraisemblabement pour le reste de leur vie, l’expérience devient une source riche de savoirs. La validité de ces savoirs expérientiels n’est pourtant pas toujours reconnue et constitue en soi un vecteur important de rapports sociaux inégalitaires (Buchbinder 2010, Fassin 2012). Au cœur de la programmation se trouve ainsi la création des conditions nécessaires pour bien ancrer les services de première ligne dans les besoins et réalités des personnes, un manque de compréhension de la part des professionnels de la santé pouvant mener à un non-recours aux services pour des problèmes subséquents et ultimement à une détérioration de l’état de santé.

Notre programmation scientifique, qui réunit des praticiens, des gestionnaires et des chercheurs issus des sciences sociales et des sciences de la santé, constitue ainsi un espace inédit de co-construction des savoirs où les populations concernées par les services sont considérés comme des partenaires à part entière et ce, autant dans l’élaboration de projets de recherche que dans le développement de nouvelles pratiques. La coprésence, dans le même établissement, des sciences sociales et des sciences de la santé, avec l’apport de «praticiens-chercheurs», de «gestionnaires-chercheurs» et de personnes et groupes issus des populations concernées, offre une occasion rarement rencontrée de faire avancer les connaissances et les pratiques en première ligne (Bambra C, et al 2010). Elle permet d’éclairer l’interaction complexe entre les dimensions biologiques, psychologiques et sociales dans la vie des personnes et des populations (Roy 2008) et de faire de notre centre un véritable laboratoire de recherche pour le développement de pratiques et de programmes conçus par et pour la première ligne.