Récits de pratique en santé mentale, toxicomanie et itinérance : des pas franchis

Ce texte fait partie d’une banque de 50 récits de pratiques d’intervention en itinérance1. Elles ont été documentées en collaboration avec quatre Équipes Itinérance au Québec (Hurtubise et Babin, 2009) et les trois équipes cliniques du projet Chez soi à Montréal (Hurtubise et Rose, 2013). Ces récits de pratiques sont disponibles sur le site web du CREMIS dès l’automne 2013 (www.cremis.ca).

Dans le récit qui suit, la spécialiste en dépendance de l’équipe de Suivi intensif dans le milieu (SIM) du projet Chez soi2 raconte diverses interventions liées à la toxicomanie auprès de personnes souffrant de troubles sévères de santé mentale. Dans le parcours d’un grand nombre de personnes desservies par l’équipe SIM, se chevauchent itinérance, problème de santé mentale et dépendance. Ce qui a signifié par le passé un cumul d’obstacles à l’accès aux services. Comment faire des pas avec les personnes malgré la consommation ? Si, traditionnellement, les soins de santé sont pensés par « problème », ils sont ici saisis simultanément dans l’intervention. La personne y est également reconnue dans sa globalité, au-delà des problèmes et des situations de crises.

Afin d’adopter une approche à la fois ouverte et proactive en regard de la toxicomanie, l’équipe SIM identifie quelques balises. Règle no 1. Ne pas paniquer et apprendre à vivre avec la réalité de la consommation en tant qu’intervenant. Ce qui demande un certain travail sur soi. Règle no 2. Il y a toujours quelque chose qui peut être fait. Lorsque la personne n’est pas prête à cesser de consommer, et une fois réalisée l’évaluation des risques, on continue de l’accueillir, sans tabous ni jugements, en faisant de l’éducation là où c’est possible.

Ce récit relate les suivis auprès de trois personnes qui témoignent d’un désir variable d’agir sur leur toxicomanie. Plusieurs stratégies d’intervention seront adoptées selon les contextes, afin de susciter un sentiment d’ambivalence à l’égard de la consommation, d’en réduire les risques, d’identifier sa fonction dans la vie de la personne ou d’accompagner un projet de vie. Au fil des différents suivis, la spécialiste en dépendance de l’équipe SIM identifie les pas franchis avec les personnes, parvenant notamment à amorcer avec elles une discussion sur leur santé mentale.

Réduction des méfaits

Les gens que nous accompagnons ne souhaitent pas nécessairement modifier leur consommation. Nous n’avons pas une vision prônant l’abstinence. La consommation est d’abord comprise comme le moyen qu’adopte une personne à un moment de sa vie pour survivre. Et nous l’accompagnons là-dedans. Ça demande beaucoup de nuances et de flexibilité. Il y a un travail à faire sur soi comme intervenant pour accepter l’impuissance et pour dédramatiser la toxicomanie.

Les Alcooliques Anonymes ont aidé de nombreuses personnes qui étaient résolues à cesser de consommer et qui avaient besoin de soutien. Cependant, l’abstinence n’est pas le seul chemin. L’approche de la réduction des méfaits s’inscrit dans la reconnaissance qu’il y a non seulement des pertes, mais également des gains liés à la consommation et que certaines personnes choisissent de continuer de consommer. C’est ce qui m’intéresse dans le travail en dépendance : ce principe d’aller chercher à l’extérieur de soi quelque chose pour surmonter la douleur. Je ne juge jamais ce que les personnes consomment. Qui sommes-nous pour dire que ce n’est pas la bonne façon de faire face à ses difficultés ? C’est aussi de voir la valeur des personnes au-delà du problème de dépendance.

Quand on travaille avec la réduction des méfaits, on sort de la culpabilité et cela contribue à l’honnêteté dans la relation thérapeutique. Nous cherchons le chemin le plus agréable pour accéder à une meilleure qualité de vie, sans connaître ce chemin à l’avance. Mon travail est de mettre de l’avant la notion de choix, sans culpabiliser les personnes. La moralisation ne fonctionne pas en dépendance : les personnes connaissent les risques qu’elles courent, mais lorsque, peu à peu, le choix devient responsable et conscient, elles veulent cesser de consommer parce qu’elles constatent qu’elles utilisaient inadéquatement la consommation pour faire face à une réalité difficile.

Lorsque, en tant qu’intervenants, nous voulons faire naître un questionnement chez la personne au sujet de sa consommation, si nous n’avons rien à proposer pour susciter l’ambivalence, la personne restera sur le chemin qu’elle connaît déjà. Pourquoi arrêterait-elle de consommer si elle est à la rue et qu’elle doit se battre à tous les jours pour les quelques dollars issus de la quête ? Pourquoi cesser de consommer lorsqu’il faut vivre avec ses souffrances et qu’on ne sait pas où aller ? Avec le projet Chez soi, ce que nous offrons à ces personnes pour faire pencher la balance, c’est un appartement, un suivi, des intervenants, un engagement dans leur projet de vie.

En attendant

Olivier boit beaucoup d’alcool combiné à des médicaments achetés sur le marché noir. À son entrée au projet Chez soi, il était régulièrement hospitalisé pour coma éthylique. À une occasion, il est même tombé tête première dans nos locaux, tellement il était intoxiqué, et nous avons appelé les ambulanciers. Il a 21 ans. Avec Olivier, nous avons fait une belle intervention de réduction des méfaits en collaboration avec les infirmières et la psychiatre de l’équipe. Nous avons regardé avec lui quelles étaient les substances les moins dangereuses lorsqu’elles sont combinées à l’alcool et nous avons fait de l’éducation : « la cocaïne est déjà mieux que des Benzodiazépines, le mélange des Ativan et de l’alcool mène au coma ». Olivier a été très réceptif à cette proposition.

Nous avons ensuite intensifié le travail de réduction des méfaits. Nous lui avons dit que nous craignions qu’il quitte les bureaux avec ses médicaments et qu’il les surconsomme. Nous lui avons proposé de diminuer les doses, mais Olivier n’a pas voulu :

– Non, je ne veux pas que vous diminuiez les médicaments, ça m’aide à dormir, à fonctionner, c’est important pour moi.

– Mais Olivier, que proposes-tu ?

– Je vais la prendre devant vous.

C’est de la belle réduction des méfaits. Désormais, il vient chaque matin chercher ses médicaments, nous lui offrons une barre tendre et un jus d’orange et il prend ses médicaments devant nous. Ainsi, nous nous assurons qu’il a quelque chose dans le ventre et que ses médicaments font effet. Il vient tous les jours. Auparavant, il vendait ses médicaments ou il les accumulait et les surconsommait avec de l’alcool ; c’était très dangereux pour sa vie. Nous avons également convenu avec Olivier que lorsqu’il serait intoxiqué à l’alcool, nous ne lui donnerions que la moitié de la dose prescrite. Depuis, il n’est plus jamais venu chercher ses médicaments sous l’effet de l’alcool et il n’a pas été hospitalisé pour coma éthylique depuis plusieurs mois, alors qu’avant, c’était au moins  une  fois par mois.

Alors, nous avons fait cela avec lui. Il a quitté son logement et il est de retour à la rue. Il est intoxiqué, mais il est là, il continue de venir au bureau quotidiennement. Avec Olivier, je n’arrive pas à semer le doute, à susciter une ambivalence à l’égard de sa consommation. Parfois, il faut travailler sur soi comme intervenant, parce que la personne ne désire pas arrêter. Et c’est nous qui avons du mal à vivre avec l’impuissance de les voir ainsi s’intoxiquer.

Nous sommes au tout début de l’intervention au sujet de la consommation avec Olivier. Je le vois désormais chaque semaine, ne serait-ce que cinq minutes. Je tente en ce moment de voir avec lui ce qu’il consomme, car nous ne le savons pas. Ce sont de petits pas.

La mauvaise blague

Paul, 40 ans, est un homme très anxieux. Nous n’avions cependant jamais parlé d’anxiété, tant que nous n’avions pas parlé de consommation. Il disait : « tout va bien, je n’ai pas besoin d’arrêter de prendre de la bière ». Mais, à un moment donné, je me suis dit que Paul ne buvait pas une à deux grosses bières (trois à six petites bières) tous les jours pour rien. J’ai essayé de savoir avec lui à quoi ça lui servait. Sans même parler de consommation, j’ai commencé à lui faire remarquer certaines choses : « Paul, tu transpires beaucoup, tu as l’air un peu anxieux. » Puis à un moment donné, c’est sorti :

–  La bière me calme.

– Es-tu disposé à ce qu’on regarde d’autres moyens que l’alcool pour te calmer? Tu continues de boire, c’est seulement pour avoir d’autres moyens dans notre coffre.

– Oui.

C’était seulement cela. Nous pouvons faire de l’éducation au sujet de sa consommation, lui dire que l’alcool porte atteinte au foie, à l’estomac, mais il est intelligent : il se sent seulement coupable, car il a l’impression de s’autodétruire consciemment. S’il n’y avait pas un côté positif à la consommation, la personne cesserait. Si elle consomme, c’est qu’elle va y puiser quelque chose de satisfaisant. Trop souvent, nous ne parlons pas de ces bénéfices-là. Nous voulons seulement montrer à quel point la consommation est terrible. Mais du moment que la personne est en mesure de voir : « Voici ce que m’apporte la consommation. J’ai besoin de me calmer. Je ne savais pas que j’avais ce besoin-là. Maintenant, est-ce que je pourrais répondre à ce besoin autrement ? » Il n’y a rien qui pose problème avec la bière, c’est le sens que Paul lui donne qui ne fonctionne pas.

Paul m’a dit : « je ne savais pas que j’étais nerveux. » Il est tellement anxieux ! En discutant, nous avons pu découvrir que l’anxiété l’avait probablement mené à la rue parce que tout devenait une montagne pour lui. S’il n’a pas d’aide pour voir à ses comptes, il boit. Lorsqu’il reçoit son courrier, il se met à transpirer. Ouvrir son courrier, essayer de lire jusqu’à la fin le contenu de la lettre et comprendre tous les mots représentent un effort considérable pour lui. Il voit un chiffre, il pense que c’est une somme due. Il lit très vite et commence à paniquer, puis il ne voit plus rien, il n’arrive plus à ouvrir les autres lettres, il commence à faire du déni. Alors il va boire. Puis, il revient à son courrier, mais ce n’est plus une très bonne idée rendu là. Maintenant, chaque fois que nous le rencontrons, trois fois par semaine, nous ouvrons son courrier ensemble. Nous faisons également la liste des cinq choses les plus anxiogènes. Par la suite, nous pouvons faire quelque chose d’agréable parce qu’il se sent un peu plus détendu.

Je fais des échelles de 0 à 10 avec tous les participants pour coter à peu près tout : le moral, le goût de consommer, le bonheur, l’anxiété. Le but de ces échelles est que les personnes commencent à s’observer elles-mêmes, qu’elles s’approprient leurs humeurs. Nous pouvons ensuite discuter de beaucoup de choses :

– Pourquoi te cotes-tu à 7 et non pas à 2 ?

– Je ne suis pas à 2 parce que j’ai un appartement, parce que c’est beau, parce que tu es là, parce que j’ai vu ma sœur hier. Au fond, je suis peut-être à 8.

– C’est intéressant ! Et pourquoi pas 10 ?

– Parce que le soir, je vais consommer.

– Ah ? Pourquoi consommer jouerait sur ton niveau de bonheur ?

Cela amorce une réflexion : « pourquoi ça ne me rend pas heureux ? » Mon rôle comme intervenante est d’offrir aux personnes une occasion de réfléchir aux fonctions de la consommation sans que cela constitue une menace.

À la fin d’un mois, Paul a manqué d’argent et d’alcool ; il est probablement tombé en sevrage et il est devenu suicidaire. Il est parti en cure de désintoxication pour dix jours. J’avais vu beaucoup d’anxiété chez lui, mais j’avais moins vu l’aspect dépressif. Je l’ai rencontré au centre et nous avons identifié ensemble ce que j’appelle des « feux rouges ». Il en a identifié trois : le manque d’argent, le manque d’alcool et l’arrêt de ses médicaments. Si ces trois feux rouges sont allumés, Paul ne veut plus vivre. Alors, ce qu’il faut faire en réduction des méfaits, c’est de s’assurer qu’il a de l’argent et de l’alcool jusqu’à la fin du mois et qu’il prend ses médicaments. Il sait que ce sont ses feux rouges : il ne veut pas mourir, mais il est conscient que si ces trois lumières-là s’allument, les pensées suicidaires viendront. Ce sont nos ingrédients ; c’est comme une recette. Depuis sa sortie de la cure, Paul a un calendrier où il dresse chaque jour son budget, qu’il gère lui-même.

En prévention de la toxicomanie, le calendrier est très important pour garder une trace de ce qui se passe. Ça permet d’être dans la réalité telle qu’elle est maintenant et pas seulement avec des perceptions, des peurs, des impressions. Les athlètes olympiques gardent les traces du temps lorsqu’ils s’entraînent ; le coureur peut avoir l’impression que sa course a été plus pénible que la veille, mais en réalité, il a fait le même temps. J’aime garder des traces en consommation pour prendre le pouls de ce qui se passe vraiment. Ça permet aux personnes d’amorcer une introspection. Tant que la personne est dans le déni, dans la minimisation et dans l’objectif tellement lointain de l’abstinence, elle ne regarde pas la réalité.

Paul commence à comprendre son mécanisme. Il a recommencé à consommer un peu. Ce que j’apporte vise à lui permettre de devenir plus autonome et à se connaître, afin qu’il arrive à se dire : « Je suis très anxieux. Je pense que je devrais prendre une chose à la fois, me faire une liste et cocher. Parce que je vais boire et demain matin, je vais me sentir coupable, j’aurai la gueule de bois et je ne ferai rien de ma journée. Par contre, si j’ai tout fait ce que j’avais à faire aujourd’hui, peut-être que je pourrai me permettre une bière, ce sera une récompense, et non pas quelque chose pour geler mon anxiété qui est insupportable. » Voilà une très bonne intervention en réduction des méfaits. Ça reste une bière, mais la façon dont elle est prise est différente.

Lorsque nous avons trouvé les motifs de la consommation, l’étape suivante consiste à regarder si ça fonctionne. Je demande à Paul d’écrire sur un calendrier combien de bières il a consommées et à quel moment. Je lui demande également de coter son moral de 1 à 10. « Dimanche, j’ai bu deux grosses bières, mon moral était à 4. Lundi, deux grosses bières, mon moral était à 5. Mardi, une bière mon moral était à 7. Mercredi, je n’ai pas bu, mon moral était à 8.5. Ah oui ! C’est vrai, je suis allé magasiner ce jour-là, je me suis acheté un nouveau poisson pour mettre dans mon aquarium. »

C’est tellement évident ! Mais s’il ne le voit pas, c’est qu’il n’est pas prêt à le voir. Selon moi, Paul pense qu’il boit pour améliorer son moral, mais ça ne fonctionne pas. J’aimerais lui proposer un exercice, pour regarder les choses autrement. C’est presque de la thérapie d’impact : « Tu bois pour te détendre. Cote ton stress avant, puis cote ton stress après. » Le stress ne diminuera pas. C’est la mauvaise blague de la consommation.

Avec elles

Lorsque nous parlons de projet de vie, nous reconnectons les personnes avec qui elles sont vraiment. Elles ont longtemps gelé leurs émotions et il est affolant d’y faire face à nouveau. La consommation avait jusque-là permis de remettre à plus tard ses rêves, sa vie. Juliane a vécu dans la rue entre deux conteneurs pendant au moins sept ans : le travail du sexe, une grossesse, des horreurs, de la drogue injectable, de la délinquance, de la prison. Elle a 28 ans. Elle ne sait pas qui elle est, ce qu’elle veut. Dans son cas, non seulement l’ambivalence est là, elle a choisi l’autre chemin. « Je fais le choix d’être abstinente parce que ce n’est pas cohérent avec ce que je veux dans ma vie. J’ai un amoureux… » Elle a goûté à la violence qu’elle se faisait. Désormais, elle prend de la méthadone, vit en appartement, qu’elle a bien décoré, et cuisine. Son plan de rétablissement est de se reconnecter avec qui elle est. C’est là que le vrai travail commence.

La croisée des chemins est très anxiogène. Juliane le dit : « Je ne sais pas comment être avec moi. Je ne sais pas comment je ferai pour gérer ma vie à jeun. Pour moi, c’est insupportable. » Elle m’a montré ce qui est à la source du malaise de la consommation : « J’ai peur d’être connectée avec moi parce que tellement de souffrances vont ressortir. » L’inceste, les mauvais traitements, tellement de traumatismes vont remonter ! Comme intervenante, j’entends cela. Nous avons commencé à apprivoiser un peu ces situations qui éveillent des traumatismes. Il s’agit de regarder quelles sont les situations pour que nous soyons en mesure de faire un plan de crise. Juliane a un problème de bipolarité que nous sommes en train de stabiliser, bien que ce soit difficile avec la consommation. Nous avons commencé à explorer des stratégies de communication avec son conjoint. Comment exprimer que ça va moins bien ? À quoi puis-je me raccrocher ? Quels sont les moyens que je pourrais prendre pour aller respirer ? Il s’agit de commencer à s’accueillir dans ces moments-là, à s’apprivoiser. Juliane prend soin de son apparence physique, ça lui permet de s’ancrer. Elle peut également nous appeler n’importe quand. Dans la prévention de la rechute, le téléavertisseur est un outil extraordinaire.

Quand la personne a vraiment fait un choix de vie, nous pouvons travailler sur la rechute ; nous ne sommes plus tellement dans la réduction des méfaits. Juliane sait que lorsqu’elle rechute, c’est qu’il y a des choses en elle qui sont trop difficiles à vivre. Souvent, les personnes ont une résistance à parler d’un plan de rechute, parce qu’elles ne veulent pas rechuter. C’est comme si elles disaient : « ne me laisse pas là, à la croisée des chemins ». Je sais que ce que je propose est inconfortable, parce qu’il faut parler des deux chemins : la route sur laquelle les personnes étaient engagées et la route d’une vie qu’elles ne connaissent pas. Lorsque je prends cette nouvelle route avec elles, je ne sais pas où je vais, car ce sont les personnes qui disent où l’on va. Je ne suis pas celle qui est là-haut dans l’abstinence et qui dit quoi faire. Je suis en bas avec elles et je ne sais pas où nous allons, mais nous sommes ensemble dans cette aventure.