Reconnaissance, justice et peuples autochtones: un projet de santé communautaire menacé par l’Église catholique au Guatemala

Une histoire qui doit être racontée

C’est l’histoire d’un groupe d’autochtones du Guatemala qui a décidé de prendre sa santé en main en revalorisant les pratiques culturelles et les savoirs traditionnels et en misant sur les ressources locales et sur les soignants traditionnels que sont les prêtres et les sages mayas, les guérisseurs et les sages-femmes. C’est aussi de l’histoire d’un projet dont l’existence se joue présentement à travers une lutte qu’a dû d’entreprendre ce groupe face à l’église catholique. Cette histoire se rend aujourd’hui jusqu’à vous grâce au Dr. David Barbeau, médecin et chercheur-praticien au CREMIS, impliqué auprès de cette association depuis ses débuts. Pour le Dr. Barbeau, il est important que l’histoire de Médicos Descalzos soit connue et entendue, pour la valeur du projet en soi et parce qu’il est encore possible d’influencer la suite de l’histoire, mais également parce que cette histoire reflète bien les défis auxquels sont confrontés les autochtones de manière plus globale en Amérique et ailleurs dans le monde.

Une prise en main collective

Chinique, 1987. Ce petit village est situé dans les hauts plateaux du Quiché, une province du Guatemala peuplée à environ 80% d’autochtones (les Maya-Kichés). Le pays émerge à peine d’une guerre civile sanglante et meurtrière qui perdure depuis le début des années 60 et qui a culminé au début des années 80 avec ce que l’on a tristement appelé la « politique de la terre brûlée ». Une époque noire de récoltes brulées, de massacres de communautés entières et d’assassinats ciblés de leaders autochtones soupçonnés à tort d’appuyer et de supporter la guérilla. C’est dans ce contexte encore fragilisé et tendu qu’un petit groupe de leaders indigènes de Chinique demande à Benoît Charlemagne, un prêtre français établi dans la région, son soutien pour trouver un lieu dans lequel il pourrait développer un projet visant la promotion de la médecine traditionnelle maya afin de pallier aux difficultés d’accès à des soins de santé de base. Grâce à l’appui d’amis français et de fonds locaux, une maison est achetée au coût de 12 000 dollars. Mais à l’époque, les groupes autochtones qui cherchaient à s’organiser étaient encore suspectés par l’armée et le gouvernement d’être des groupes révolutionnaires. Pour cette raison, Benoît Charlemagne et le comité local de développement demandent à l’évêque du Quiché de mettre la maison au nom du diocèse du Quiché, croyant ainsi se protéger. Bien que ce choix fût probablement le meilleur à faire à ce moment, l’histoire nous apprendra qu’ils avaient peut-être tort. Peu de temps après, une docteure française, Anne Bourgey, envoyée par l’association française « Médecins aux pieds nus » arrive dans le village pour débuter le travail avec un groupe local composé de quatre indigènes. Elle restera sur place durant 7 ans afin d’assurer la pérennité de l’association local             e Médicos Descalzos qui globalement vise à étudier et revaloriser la médecine traditionnelle maya afin d’en promouvoir l’utilisation judicieuse pour favoriser l’accès à des soins de santé primaire aux populations rurales du Guatemala. L’association cherche également à tisser des liens de collaboration  avec les institutions du réseau de santé publique du pays.

Un espace d’échange, de promotion et d’actualisation des savoirs ancestraux

Après plus de 15 ans d’évolution, le travail de Médicos Descalzos se consolide autour de quatre pôles, soit la prévention et le traitement des maladies courantes, la santé maternelle et infantile, la santé psychosociale et psychoculturelle et la production de remèdes dérivés des plantes médicinales. L’action de Médicos Descalzos repose en grande partie sur le renforcement des pratiques traditionnelles de soins et la valorisation du travail et du rôle des « tradipraticiens » issus du milieu local, principalement les sages-femmes et les prêtres mayas. Ainsi, à travers ce projet sont revalorisées et mobilisées les ressources traditionnelles auxquelles font appel les communautés depuis des millénaires mais dont l’utilisation décline  en partie parce qu’elles sont décriées par « l’establishment » religieux et médical qui voit dans ces pratique au mieux du charlatanisme et au pire de la sorcellerie.  À cet égard, l’organisation offre un espace d’échange et de promotion des savoirs ancestraux, documente ces pratiques de soins, valide ces savoirs à l’aide des connaissances scientifiques sur le sujet, produit du matériel didactique en vue d’une réappropriation de ces savoirs et pratiques par les communautés locales indigènes. Elle offre aussi des formations aux tradipraticiens associés à Médicos Descalzos ainsi qu’aux « soignants naturels » (mères de famille, promoteurs de la santé) et au personnel des cliniques institutionnelles de santé. En misant sur les ressources disponibles localement et adaptées culturellement aux autochtones, Médicos Descalzos offre une alternative en matière d’accès à des soins de santé et libère ces populations de leur dépendance face au système institutionnel qui, dans bien des cas, ne leur convient pas ou ne peut pas répondre à leurs besoins.

Une existence en péril : enjeux de pouvoir, de reconnaissance et de justice

Ce projet est riche au niveau social, culturel et médical, mais son existence est actuellement en jeu depuis l’automne 2007, puisque le nouvel évêque qui a été nommé dans la province du Quiché, Monseigneur Mario Molina, a l’intention de récupérer la maison dans laquelle s’enracinent les actions de Médicos Descalzos depuis 20 ans ; cette maison, dont  l’achat a été financé par des fonds français, a été entièrement rénovée et agrandie au cours des ans grâce à des financements internationaux obtenus par Médicos Descalzos. De fait, un groupe de catholiques et le prêtre de Chinique revendiquent cette maison auprès de Monseigneur Molina en dénonçant le fait que Médicos Descalzos ne soit pas une association catholique, puisqu’elle travaille étroitement avec des prêtres mayas et valorise les pratiques culturelles indigènes.  Sur papier cette maison appartient bel et bien au diocèse du Quiché. Cependant, lorsqu’elle a été mise au nom du diocèse du Quiché, un document stipulant que le comité de la maison pouvait avoir l’usufruit de ce bâtiment tant qu’il y serait développés des projets contribuant au mieux-être de la collectivité a aussi été signé. Malheureusement, il semble que la légalité de ce document soit douteuse. Une campagne de protestation s’est orchestrée cet automne et l’évêque du Quiché a reçu de nombreuses lettres visant à le sensibiliser à la cause de Médicos Descalzos mais cela ne l’a pas ébranlé. Médicos Descalzos a même proposé une cohabitation au groupe de catholiques de Chiniquemais cette proposition a été rejetée. En décembre dernier, Médicos Descalzos recevait un avis sommant les responsables de l’association de remettre les clés de la maison et ce, dès janvier 2008. Devant cette injustice flagrante et les retombées positives de ce projet sur la santé globale des communautés autochtones du Quiché, les membres ont choisi de refuser de remettre les clés au diocèse et ont organisé une résistance pacifique. Ils ont fait appel à un avocat et ont obtenu des appuis de nombreuses associations et personnalités locales et internationales. C’est une lutte à poursuivre. Toutefois, les forces en présence sont inégales : un petit groupe composé principalement d’autochtones tradipraticiens s’opposant à la volonté de l’église catholique : c’est un peu David contre Goliath.

D’après Dr. Barbeau, ce conflit part d’une incompréhension du projet au niveau local par une partie de la communauté ladina (métis) du village face à ce groupe d’autochtones. Cette histoire semble également liée à des enjeux de pouvoir pour l’Église catholique qui « perd du terrain » face au foisonnement des religions protestantes et évangélistes en Amérique latine et au réveil des peuples autochtones qui revendiquent, entre autres, le droit d’exercer leur religion et d’avoir recours à leur système traditionnel de soins. Ce revirement de la part de l’Église face aux groupes marginalisés et défavorisés soulève des questionnements, au Guatemala, mais également ailleurs en Amérique. Comment expliquer que le soutien apporté depuis des décennies aux organisations indigènes se volatilise subitement et se transforme en mépris et en injustice ? Les porte-parole de la théologie de la libération qui se faisaient défenseurs des droits des peuples marginalisés semblent de plus en plus être en marge d’une Église qui durcit ses positions en matière de justice sociale.

Sortir du corridor d’injustices

La situation que traverse Médicos Descalzos est complexe, puisqu’elle s’inscrit dans un contexte social fragile. Mais au cœur de ce conflit se trouvent des services de santé accessibles physiquement, socialement et culturellement à une population indigène qui, autrement, n’aurait que peu ou pas de recours pour maintenir et améliorer sa santé. À la lumière de l’histoire qui vient de vous être contée, il apparaît que lutter pour la santé des populations indigènes, c’est lutter pour des services accessibles, mais également travailler à la reconstruction d’un tissu social effrité et à la sortie du corridor d’injustices dans lequel sont enfermées ces communautés. C’est sortir d’un discours dominant qui explique les problèmes de santé par la vulnérabilité biologique, les mauvais comportements et l’incapacité à s’adapter à un environnement moderne. C’est aussi reconnaître l’histoire culturelle et sociale des populations indigènes, le racisme dont elles sont l’objet ainsi que les valeurs et les aspirations locales.