Saisir l’itinérance au prisme des ruptures sociales et des expériences de fragilisation

« Être en situation d’itinérance, ce n’est pas seulement de ne pas avoir de toit sur la tête. C’est toutes les difficultés qui sont associées à la désaffiliation sociale, finalement, qui font d’une personne qu’elle est en situation d’itinérance. » (Intervenant-e, Capitale-Nationale) 

L’itinérance s’inscrit dans un processus marqué conjointement par une désaffiliation sociale et une absence de « chez-soi ». Cette idée de processus décrit l’itinérance non pas comme un état fixe, stable et inhérent, mais comme une trajectoire de vie caractérisée par de multiples défis, ruptures, obstacles et contraintes. En d’autres termes, ce processus renvoie à une difficulté « à s’accrocher », à un lieu, à un emploi, à un réseau social, ou aux services d’aide. Tout au long de leur parcours de vie, les personnes peuvent être confrontées à des portes qui se ferment, les excluant au fur et à mesure de différentes sphères de la vie sociale, comme la famille, les amis, l’école, le tra-vail, le logement, les services d’aide, ou encore la citoyenneté. Au fur et à mesure que les personnes en situation d’itinérance, ou à risque de le devenir, font l’expérience de ces difficultés dans leurs parcours de vie, la zone d’intégration s’éloigne et se voit remplacée par une « spirale » (Gélineau, 2008) de zones de vulnérabilité, de désaffiliation et d’assistance, qui s’enchevêtrent au fil des évènements.  

Dans le cadre du Deuxième portrait de l’itinérance au Québec1, nous avons participé au quatrième volet portant sur l’approfondissement des connaissances2. Notre étude qualitative comprenait deux objectifs : d’abord, documenter la diversité des réalités et des perceptions de l’itinérance dans toutes les régions du Québec, en portant une attention particulière à l’itinérance dite « cachée ». Ensuite, documenter les points tournants dans les trajectoires d’itinérance des personnes, et plus spécifiquement les sorties d’institutions et les pertes de logement, en raison des préoccupations soulevées autour de ces enjeux et des possibles points d’ancrage pour intervenir sur ces facteurs précipitants. Pour ce faire, nous avons réalisé 31 groupes de discussion, auprès de 245 intervenant-es, et 44 entretiens semi-dirigés auprès de personnes en situation d’itinérance.  

Les intervenant-es participant-es ont été sélectionné-es pour leur connaissance fine des différentes formes que prend l’itinérance, en particulier l’itinérance cachée, dans leurs régions. Nous avons ainsi interrogé des membres des tables en itinérance et des comités régionaux intersectoriels en itinérance, des intervenant-es du milieu communautaire et du réseau de la santé et des services sociaux, des travailleurs-euses de rue et des intervenant-es sociaux-ales.   

Pour ce qui est des personnes en situation d’itinérance, nous avons privilégié des personnes ayant connu l’itinérance à la suite de sorties d’institutions ou de perte de leur logement (principalement pour répondre au 2e objectif du mandat de projet de recherche), sans toutefois nous limiter uniquement à ces points de bascule. Le recrutement a été réalisé majoritairement grâce à des informateurs-trices clés, dont des intervenant-es de terrain et des responsables d’organismes communautaires. Malgré une explication claire des objectifs de l’étude, nous étions toutefois tributaires de ces contacts et des personnes acceptant de participer. Cela étant dit, toutes les personnes rencontrées ont eu besoin, à un moment ou un autre de leur vie, de se chercher un endroit où dormir, ou ont fréquenté régulièrement les organismes communautaires pour subvenir à leurs besoins. Elles ont également toutes vécu des passages en institution ou une perte de logement, bien que cela n’ait pas toujours été le point de bascule vers l’itinérance dans leur parcours de vie. 

Une analyse thématique et un croisement des narratifs de l’ensemble des témoignages recueillis ont permis de dresser un portrait de l’itinérance et des différents points tournants et de bascule3. Cet article présente les principaux constats qui ont émergé de ces deux objectifs (pour une compréhension plus complète, voir le rapport final).  

Profil des personnes en situation d’itinérance interrogées 

Nous avons rencontré 44 personnes en situation d’itinérance, âgées de 20 à 77 ans (moyenne d’âge : 45,5 ans). 

» Genre :  

Hommes : 57% 

Femmes : 43% 

» Groupes d’âge les plus représentés :  

50-59 ans : 35,7% 

30-39 ans : 26,2% 

» Lieu de résidence au moment de l’entrevue : 

Grands centres urbains : 27 personnes 

Villes de taille moyenne : 10 personnes 

Petites villes ou villages en milieu rural de la Côte-Nord : 7 personnes 

» Lieu d’origine :  

Canada : 89%, dont une majorité du Québec (84%), venant principalement de Montréal (27,3%). 

Étranger : 11%, venant des États-Unis, du Mexique, de Cuba, de pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest (la plupart ont migré au Canada à l’âge adulte). 

Être chez soi 

Si la situation d’itinérance ne peut être réduite qu’au seul problème du logement, l’analyse des témoignages révèle qu’elle renvoie toujours à un problème de logement, comme discuté par Grimard (2011). Selon les intervenant-es, cette notion de « chez-soi », au cœur du phénomène de l’itinérance, est définie comme « un espace privé qui procure un sentiment de bien-être et de fierté ». À l’instar des concepts de « domiciliation » (Laberge et Roy, 2001) et de « sécurité ontologique » (Morin et al., 2009), soit le sentiment d’être en contrôle et en sécurité dans son environnement quotidien, le « chez-soi » ne se limite pas uniquement à l’obtention d’un logement pour « transformer une maison en foyer » (p.4). Il implique également un ensemble de significations pour les personnes qui l’occupent, et pour celles avec qui elles sont en interaction. Plusieurs auteurs-trices se sont attardé-es à définir diverses conditions ou dimensions de la sécurité ontologique en lien avec le chez-soi : la constance et la permanence de l’environnement social et matériel, le fait de disposer d’un lieu ou d’un contexte permettant les routines quotidiennes, le contrôle et l’autodétermination au sein de son milieu de vie, le fait de disposer d’un lieu à l’abri de la surveillance du monde extérieur favorisant l’intimité et d’un milieu sécuritaire favorisant la (re)construction identitaire (Dupuis et Thorns, 1998; Padgett, 2007).  

On peut ainsi penser que les milieux fréquentés quotidiennement par les personnes en situation d’itinérance, ou à risque de le devenir, ne respectent pas ces dimensions nécessaires au développement et au maintien de la sécurité ontologique, comparativement au fait de vivre dans un logement stable et sécuritaire (Dorvil et Boucher-Guèvremont, 2013). 

« On peut en avoir à chaque soir un toit, mais si on n’a pas de domicile fixe, de place à nous, pour moi, on est en situation d’itinérance. Parce qu’on se définit aussi par rapport à notre milieu de vie et ça fait partie, en quelque sorte, de notre fierté et de pouvoir s’ancrer à quelque part. » (Intervenant-e, Côte-Nord) 

Cette notion d’absence de « chez-soi » recoupe des conditions de vie matérielles particulières et précaires, comme le fait de vivre en milieu d’hébergement, dans la rue, chez des proches ou même chez des personnes qui exploitent cette situation de précarité. Elle renvoie aussi à des conditions de vie symboliques faisant défaut, comme le sentiment d’appartenance ou de sécurité, l’impression d’exister et la reconnaissance citoyenne. Ces conditions vécues par les personnes en situation d’itinérance ne sont donc pas propices au développement et au maintien de la sécurité ontologique, notamment en raison du manque d’intimité et de contrôle sur son environnement, et de l’insécurité physique ou psychologique. Ce double processus de désaffiliation sociale et d’absence d’un « chez-soi » sécuritaire au plan matériel et symbolique conduit les personnes en situation d’itinérance à déployer de multiples stratégies pour s’organiser et se débrouiller dans un contexte précaire et instable.  

Vulnérabilité, camouflage, ancrage  

Les définitions de l’itinérance s’inscrivent sur un continuum allant d’une définition pointue à une définition très large. Elles peuvent ainsi concerner des situations spécifiques, par exemple les personnes habitant temporairement chez un-e membre de la famille, des ami-es ou des connaissances, ou s’étendre à toutes les formes d’itinérance invisible, ou cachée, comme coucher dans un endroit non conçu pour l’habitation humaine, tels un garage ou une étable (conditions qui, selon d’autres, relèvent plutôt de l’itinérance visible). Elles peuvent également englober divers aspects de précarité domiciliaire, considérés comme autant de facteurs de risque de l’itinérance, comme le fait d’habiter un logement insalubre, surpeuplé, être à risque de violence, d’actes dégradants ou d’expulsion, ou encore le fait de consacrer à son loyer une proportion très importante de son revenu.  

Entre le risque d’itinérance (situation domiciliaire précaire), l’itinérance visible (dans la rue ou dans les services dédiés aux personnes en situation d’itinérance, comme les refuges), et l’itinérance cachée, les frontières sont floues. Cet exercice difficile de catégorisation s’explique par le fait que les personnes peuvent rapidement passer d’une situation à une autre selon les expériences de vulnérabilité qui marquent leurs trajectoires, les stratégies de survie qu’elles mettent en place, les disparités régionales quant à l’offre et à l’accessibilité des services disponibles, ainsi que l’organisation territoriale. Ces distinctions entre les différentes formes d’itinérance permettent néanmoins d’apporter des précisions sur la signification de l’absence de « chez-soi », sur les mécanismes de désaffiliation sociale et sur les lacunes des ressources d’aide. Les caractéristiques propres à chacune de ces formes d’itinérance suggèrent que ce phénomène se construit comme un processus de fragilisation en constante mouvance.  

En ce qui a trait à la notion de risque d’itinérance, les témoignages des personnes rencontrées ainsi que la compréhension des intervenant-es révèlent qu’il s’agit d’une situation où les personnes possèdent un « chez-soi », mais se retrouvent exposées à diverses vulnérabilités individuelles et sociales. Si les personnes à risque d’itinérance possèdent un « chez-soi », elles font toutefois face à des situations de grande précarité économique, sociale et relationnelle pouvant les faire basculer, d’un instant à l’autre, vers l’itinérance et la désaffiliation, ce qui renforce leur vulnérabilité. L’image employée par certain-es intervenant-es pour illustrer cette notion de risque d’itinérance est celle de la « goutte de trop » qui propulserait les personnes vers l’itinérance, cachée ou visible.  

« Finalement, je me suis fait agresser sur la rue. Il m’a laissée pour morte. Il m’a laissée… il m’a tout fendu. J’ai été trois jours dans le coma. J’ai dégringolé. […] Pourtant je n’ai jamais fait de dépression, jamais dans ma vie… moi, je suis reconnue même trop pour être une résiliente, une battante, la fille qui fait des manifestations pour le positif, t’sais. Je suis toujours au-devant des autres, aider tout le monde. Là, j’ai tombé bas. Là, j’ai commencé à déménager. Pis j’ai fait neuf déménagements depuis… trois ans. » (Personne rencontrée, Capitale-Nationale) 

L’itinérance cachée est identifiée comme un mode de vie « organisé » pour éviter l’exposition à la rue et la stigmatisation qui peut en découler. Selon les témoignages, cette forme d’itinérance est perçue comme le résultat de contraintes externes, telles que des difficultés d’accès aux services et l’absence de choix relativement au logement, et ce, dans un contexte marqué par les pressions sociales et politiques visant à camoufler cette réalité. Il s’agit d’une condition plus situationnelle que chronique, qui semble être la forme d’itinérance la plus courante, surtout dans les régions rurales et en périphérie des centres urbains, bien qu’elle y soit également présente dans les centres plus urbains. Elle peut prendre plusieurs formes, comme vivre dans des lieux insalubres, surpeuplés, non sécuritaires ou non destinés à être habités de manière permanente, être hébergé-e « d’une place à l’autre » en mobilisant son réseau social, ou encore avoir recours à des échanges de services pour obtenir un endroit où dormir. Certains comportements ou stratégies, notamment prendre soin de son apparence ou chercher à se fondre dans la masse, peuvent contribuer à l’invisibilisation des personnes en situation d’itinérance. 

Pour sa part, l’itinérance visible est associée à une présence ancrée et marquée dans l’espace public, parfois chronique, ce qui engendrerait des conséquences négatives pour les individus (par exemple une désaffiliation sociale plus grande, des impacts négatifs sur la santé physique et mentale, des comportements à risque, du profilage social, une judiciarisation, ou une désorganisation sociale et civile). Selon les témoignages des personnes rencontrées et des intervenant-es, les hommes vivraient davantage en situation d’itinérance visible comparativement aux femmes, et ce type d’itinérance serait plus présent dans les centres urbains, associé à l’image du « clochard qui dort sur un banc de parc ». Selon les intervenant-es interrogé-es, les personnes en situation d’itinérance visible auraient un rapport paradoxal à l’égard des services et des ressources d’aide, dans le sens où, selon leurs trajectoires et leurs contextes de vie, certaines d’entre elles ne mobilisent pas ces ressources et ne souhaitent pas être étiquetées comme vulnérables.  

L’existence de ces différentes formes d’itinérance illustre le fait que ce phénomène ne peut se comprendre à la lumière d’une conception dichotomique « exclusion/inclusion », sans tenir compte d’un continuum de vulnérabilité et de lacunes dans les dispositifs d’assistance. L’itinérance devrait plutôt se conceptualiser sous forme d’un processus de fragilisation qui va en s’accentuant, partant d’un ensemble de vulnérabilités individuelles et sociales qui précarise la situation de domiciliation (risque d’itinérance) à un mode de vie organisé au quotidien afin de contrer la précarité domiciliaire et d’éviter la rue (itinérance cachée), jusqu’à une chronicisation du mode de vie dans l’espace public (itinérance visible).   

Enchevêtrements 

Les témoignages révèlent la difficulté de distinguer clairement les points tournants vers l’itinérance. Les divers problèmes vécus par les personnes ont plutôt tendance à s’additionner, à s’accumuler et à s’enchevêtrer, si bien qu’il est difficile, pour les personnes elles-mêmes, de dire ce qui les a propulsées vers l’itinérance.  

Cet enchevêtrement de fragilisation n’est pas sans évoquer la notion de la « spirale d’itinérance », employée par Gélineau et al. (2008) pour désigner l’interaction entre les différents facteurs fragilisants et les déclencheurs de l’itinérance qui précarisent les conditions de vie des personnes et les maintiennent dans une situation d’instabilité. Les participant-es ne décrivent donc pas un seul point de bascule de l’itinérance, mais plutôt un enchevêtrement de points de fragilisation qui jalonnent leurs parcours de vie et qui les poussent vers l’isolement et l’exclusion sociale. Parmi les difficultés individuelles rencontrées, les témoignages révèlent des problèmes de santé mentale et physique, des problèmes de dépendances (incluant la dépendance aux substances, la dépendance affective et la dépendance au travail), ainsi que des expériences de victimisation et de conflits, notamment dans la famille.  

« J’ai marché un peu dans la pluie et j’ai cru que j’ai attrapé froid. […] Le problème, c’est que ça n’a pas disparu et j’ai commencé à avoir des douleurs dans ma poitrine. […] Une pneumonie chronique. […] Quand je suis devenu malade, je ne suis pas allé au travail, je n’ai pas averti avant, c’est pour ça. […] J’étais trop malade pour faire ça et puis la dame n’était pas contente, parce qu’elle n’a pas reçu le loyer en temps. Quand je suis allé à l’hôpital, ils m’ont gardé, ils m’ont donné des antibiotiques. […] [À la sortie de l’hôpital], je suis allé à l’appartement et j’ai trouvé toutes mes affaires dehors, dans la rue. Quand j’ai appelé à mon travail, la dame a répondu : “Vous n’avez plus un travail ici. Donnez-nous une adresse pour vous envoyer [le dernier chèque de paie]”. » (Personne rencontrée, Laval) 

Selon les intervenant-es, ces difficultés individuelles participent, de près ou de loin, au passage à l’itinérance, entre autres en faisant obstacle à l’accès et au maintien à l’emploi, au logement et aux services d’aide.  

« À partir du moment où il y a une désorganisation, où la personne a un suivi en santé mentale, se désorganise et n’est plus capable de faire son budget, n’est plus capable d’aller à ses rendez-vous, c’est à ce moment-là souvent que ça dégringole. Cette désorganisation-là est un point de bascule vers l’itinérance. » (Intervenant-e, Abitibi-Témiscamingue) 

Les témoignages révèlent des trajectoires de vie marquées par d’innombrables ruptures interpersonnelles pouvant entraîner un isolement social, tel que documenté ailleurs (Winetrobe et al., 2017). Il peut s’agir de la fuite d’un milieu conflictuel et violent, du départ précipité d’un milieu familial, d’une séparation ou du décès d’un-e conjoint-e ou d’un-e proche, de l’exclusion d’une communauté, d’un déplacement vers une nouvelle région ou de la perte de la garde d’enfants. Toutes ces situations engendrent un effritement du réseau social qui propulse, de manière plus ou moins rapide, les personnes vers l’itinérance.  

Ruptures 

Les ruptures relationnelles ne sont pas qu’interpersonnelles. Les ruptures géographiques et institutionnelles font aussi parties de ces expériences qui fragilisent les parcours de vie. En région, les difficultés d’accès ou de disponibilité des services amènent les personnes à se relocaliser, à composer avec des interventions inadaptées à leurs besoins ou à s’en priver. Comme d’autres travaux le documentent (ConcertAction femmes Estrie, 2016; MacDonald et Gaulin, 2019), l’accessibilité des moyens de transport semble particulièrement lacunaire dans les régions rurales et éloignées.  

« Le transport [dans notre région], c’est difficile pour les gens qui sont sur l’aide sociale, qui doivent payer une chambre à 500$ et qui ont 650$, et là ils doivent manger et s’acheter des produits d’hygiène. Il ne t’en reste plus épais pour le transport. Donc là, tu fais comment pour aller à tes rendez-vous, faire tes démarches ou être autonome? » (Intervenant-e, Outaouais) 

De plus, la complexité et la rigidité du système d’assistance représentent un obstacle majeur dans les trajectoires des personnes qui les poussent vers l’itinérance. La lourdeur administrative des démarches, les délais d’attente, les conditions de vie au sein des ressources d’aide et l’exclusion des services et des ressources d’aide sont des facteurs qui non seulement propulsent vers l’itinérance, mais qui freinent aussi la réinsertion sociale et empêchent les personnes d’exercer leur pleine citoyenneté. Ces éléments nous amènent à penser qu’il est nécessaire de recentrer le débat sur l’enjeu majeur du non-recours. En effet, le resserrage des critères d’admission à certains programmes, services ou ressources ou la complexification des démarches administratives ont des impacts majeurs, tant pour les personnes en situation d’itinérance qui ne font pas valoir les droits qu’elles sont susceptibles d’avoir, que pour les intervenant-es, qui, pris-es dans la logique de bureaucratisation, deviennent des « gestionnaires de l’assistance », particulièrement en matière d’aide sociale (Bourbeau, 2015).  

« Quand on prend un lit de crise qui offre au maximum sept jours d’hébergement de dépannage, avec quelqu’un qui n’a aucun revenu, juste de faire la demande d’aide sociale à sa première journée, il y a un dix jours d’attente à l’aide sociale. Fait qu’il part après son sept jours et il n’a pas de revenu, il n’a pas de confirmation d’aide sociale. Et ça, c’est si sa demande est déposée et qu’il ne manque aucun papier là. Fait qu’on s’entend que c’est exclusivement de dépannage et temporaire pis on se retrouve à avoir des gens qui sortent du lit de crise et qu’on redemande un autre lit de crise ailleurs, un peu partout. » (Intervenant-e, Saguenay-Lac-Saint-Jean)

Transitions 

 Les témoignages illustrent que les passages en institution, comme les hôpitaux, les milieux carcéraux, les Centres jeunesse, ou les centres de thérapie et de désintoxication, peuvent fragiliser les trajectoires des personnes, sans les préparer adéquatement à leur sortie ou à leur transition vers d’autres services. Selon les propos recueillis, les longs passages en institution, particulièrement dans le système d’assistance publique, peuvent nuire aux conditions de vie des personnes, par exemple entraîner une perte de revenus, de logement et d’autonomie. À cela s’ajoutent des sorties de ces institutions souvent précipitées et peu coordonnées avec les ressources externes à ces milieux.  

Ce constat est cohérent avec d’autres travaux qui montrent que les services offerts pour les personnes en situation d’itinérance sont souvent fragmentés et non coordonnés (Kumar et Klein, 2013), ce qui contribuerait à augmenter le phénomène des « portes tournantes » (Currie et al., 2018). Par conséquent, les institutions semblent miser sur la débrouillardise individuelle des personnes, sans tenir compte de leur situation domiciliaire lors de leur passage au sein des services.  

Dans un contexte où les ressources d’aide sont restreintes et où les délais d’attente sont fréquents, le fait de contacter une ressource, comme un refuge, la veille ou le jour même de la sortie d’un-e patient-e rend impossible une planification adéquate.  

« Ça arrive extrêmement régulièrement qu’on a des téléphones des hôpitaux, par exemple, pour nous dire : “Madame doit sortir là, aujourd’hui. Donc allez-vous la prendre, sinon elle va être dans la rue.”  
Ça, c’est quelque chose qui arrive […]. Et comme on n’a pas de place, eh bien on vient de créer finalement une situation d’itinérance. » (Intervenant-e, Capitale-Nationale) 

Il semble que la méconnaissance du phénomène de l’itinérance et de sa complexité empêche les institutions de porter un regard sur les enjeux domiciliaires et de planifier adéquatement les transitions vers les ressources d’aide. L’absence d’une prise en compte des réalités post-institutionnalisation entraîne une certaine invisibilisation quant à la situation de précarité domiciliaire.  

Nuances 

Malgré la diversité des réalités propres aux différentes régions du Québec, l’étude a permis de mettre en lumière l’existence d’une compréhension commune du phénomène de l’itinérance chez les intervenant-es. D’une part, l’itinérance est perçue comme un phénomène complexe, marqué par la désaffiliation sociale et l’absence d’un « chez-soi » stable et durable. D’autre part, il existe des nuances dans les situations d’itinérance entre le risque d’itinérance, l’itinérance visible et l’itinérance cachée, cette dernière occupant une place majeure, comparativement à l’itinérance visible. 

Le passage à l’itinérance renvoie par ailleurs à un processus marqué par de nombreux points de fragilisation. Cela inclut une spirale de fragilisation individuelle, relationnelle et sociale qui pousse les personnes vers l’isolement et l’exclusion sociale, des institutions qui fragilisent les trajectoires des personnes en raison de la méconnaissance de l’itinérance et du manque de planification vers la sortie, ainsi que des obstacles structurels et discriminatoires qui fragilisent l’accès et le maintien en logement. Face à ces constats, l’adaptation des interventions aux réalités et aux besoins des personnes, l’amélioration des pratiques collaboratives, ainsi que la transformation des structures et des institutions sont à envisager afin d’agir sur le phénomène de l’itinérance au Québec. 

Bien que cette synthèse ne s’y attarde pas, notre étude montre également qu’il est primordial de considérer les multiples spécificités des parcours et des contextes, pour mieux comprendre le phénomène de l’itinérance. Les particularités régionales, ou de genre, par exemple, influencent entre autres l’accès et le maintien en logement, et sont autant de nuances qui se profilent dans les trajectoires et les points de bascule vécus par les personnes.  

Ce projet a mis à jour une réelle appropriation par les acteurs-trices concerné-es d’une perspective nuancée sur le phénomène de l’itinérance. Ils et elles le comprennent comme un processus de désaffiliation sociale, manifestée par une combinaison de facteurs structurels, institutionnels et individuels qui entravent les parcours de vie des personnes, menant à des ruptures sociales et à un déni de citoyenneté. À partir d’une conception de l’itinérance en termes de responsabilité collective, ce projet soulève l’importance d’encourager la mise en place de services d’accompagnement social selon une approche globale, et ce, tout au long du parcours de vie des personnes. Cette idée de l’accompagnement a d’ailleurs été récupérée dans le Plan d’action interministériel en itinérance 2021-20264 comme piste d’action essentielle pour répondre, réduire et prévenir l’itinérance au Québec.

Notes

  1. https://www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/itinerance/portrait-de-l-itinerance-au-quebec/
  2. Le rapport final est disponible pour consultation à l’adresse suivante : https://www.cremis.ca/publications/articles-et-medias/deuxieme-portrait-itinerance/
  3. Dans ce projet, nous nous sommes intéressé-es aux « points de bascule » en tant qu’évènements précis qui provoquent subitement la situation d’itinérance : sortie d’institution; perte de logement par exemple. Nous les distinguons des « points tournants » qui font plutôt référence à des situations contextuelles qui peuvent entraîner, à plus ou moins long terme, l’itinérance : la violence conjugale, la toxicomanie, des problèmes de santé, la précarité, entre autres.
  4. https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2021/21-846-01W.pdf

Références

Bourbeau, A. (2015). Techniciens de l’organisation sociale. La réorganisation de l’assistance catholique privée à Montréal (1930-1974). McGill-Queen’s University Press.  

ConcertAction Femmes Estrie (2016). Femmes itinérantes à l’abri de la violence : Étude sur les besoins des femmes en situation ou à risque d’itinérance. https://docs.wixstatic.com/ugd/5a543a_3181bace1f5b455d821e3b22fc0e907e.pdf 

Currie, L. B., Patterson, M. L., Moniruzzaman, A., McCandless, L. C., et Somers, J. M. (2018). Continuity of Care among People Expe-riencing Homelessness and Mental Illness: Does Community Followup Reduce Rehospitalization?. Health Services Research, 53(5), 3400-3415. https://doi.org/10.1111/1475-6773.12992 

Dupuis, A. et Thorns, D. C. (1998). Home, home ownership and the search for ontological security. The Sociological Review, 46(1), 24-47. https://doi.org/10.1111/1467-954X.00088 

Gélineau, L., Pagès, A., Desgagnés, J.-Y., Gaudreau, L., Fréchette, A. et Morency-Carrier, M.-C. (2018). Pauvreté et intervention sociale en milieu rural : présentation du dossier. Nouvelles pratiques sociales, 30 (1). https://doi.org/10.7202/1054258ar 

Grimard, C. (2011). Les refuges pour hommes itinérants à Montréal, lieux de passage ou d’ancrage? Enquête sociologique sur une institution paradoxale. Thèse de doctorat, Université de
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Kumar, G. S., et Klein, R. (2013). Effectiveness of case management strategies in reducing emergency department visits in frequent user patient populations: a systematic review. The Journal of emergency medicine, 44(3), 717-729. https://doi.org/10.1016/j.jemermed.2012.08.035 

Laberge, D. et Roy, S. (2001). Pour être, il faut être quelque part : la domiciliation comme condition d’accès à l’espace public. Sociologie et sociétés, 33(2), 115-131. https://doi.org/10.7202/008314ar 

MacDonald, S-A., et Gaulin, D. (2019). The invisibility of rural homelessness in a Canadian context. Journal of Social Distress and the Homeless, 29(2), 169-183. https://doi.org/10.1080/10530789.2019.1688540 

Morin, P., Crevier, M., Couturier, Y., Dallaire, N., Dorvil, H. et Johnson-Lafleur, J. (2009). Signification du chez-soi et intervention psychosociale à domicile dans les programmes de soutien à domicile, Enfance/Jeunesse/Famille et Santé mentale. CSSS-IUGS. http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Signification_du_chez-soi_corr 2011.pdf 

Padgett, D. K. (2007). There’s no place like (a) home: Ontological security among persons with serious mental illness in the United States. Social Science & Medecine, 64, 1925- 1936. https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2007.02.011 

Winetrobe, H., Wenzel, S., Rhoades, H., Henwood, B., Rice, E. et Harris, T. (2017). Differences in Health and Social Support Between Homeless Men and Women Entering Permanent Supportive Housing. Womens Health Issues, 27(3), 286-293. https://psycnet.apa.org/doi/10.1016/j.whi.2016.12.011