Stigmatisation, inégalités et santé : pour une vision sociale de la dentisterie

Propos recueillis par Joanna Mansour, Revue du CREMIS

En médecine dentaire, qu’est-ce qu’un bon étudiant et qu’est-ce qu’un bon professionnel ? Dans les facultés de médecine dentaire, l’accent est mis sur les compétences techniques, c’est-à-dire la capacité à réaliser des actes cliniques et chirurgicaux de bonne qualité. Ces « bons étudiants » feront de « bons professionnels » selon une vision traditionnelle. Cette vision est restrictive. Le dentiste ne devrait-il pas être à la fois un technicien et un travailleur social ? L’implication dans la communauté, le dévouement pour les populations plus pauvres, l’écoute des patients et l’intérêt doivent être valorisés au sein de la profession. Les futurs professionnels ne devraient pas choisir cette carrière que pour des raisons individuelles, à savoir une situation sociale et financière enviable. Les dentistes ont un rôle social à jouer qui dépasse le simple cadre d’une relation entre un patient et un professionnel.

Les coûts de la non-écoute

Lorsque je demande à mes étudiants, du point de vue du patient, qu’est-ce qu’un bon professionnel de la santé, ils répondent généralement qu’il s’agit d’une personne qui écoute ses patients et fait preuve d’empathie. Dans leur future pratique clinique, ces mêmes étudiants répondent qu’ils n’auront pas le temps : « on sera chronomètré, on n’aura pas le temps de parler à nos patients, on n’aura pas le temps de leur donner des conseils qui sortent un peu du cadre. Dans le cabinet dentaire, une minute équivaut à trois dollars. » Dans ce cas, arrêtez de leur dire bonjour ! Vous gagnerez trente secondes, donc un dollar et demi.

Écouter n’est pas une perte de temps. Lorsqu’on n’a pas vu une personne depuis six mois ou un an, il est intéressant de mieux la connaître et d’avoir une relation plus approfondie. Ce dialogue aide à comprendre ses intérêts, ses besoins, sa perspective et permet de créer une relation de confiance qui bonifiera les soins apportés. Lorsque ce climat n’existe pas, du temps est perdu à cause des hésitations du patient ou des rendez-vous annulés.

Le métier de dentiste n’est pas facile. Ce métier est éprouvant nerveusement et physiquement. Les gens viennent parfois en mal et ils ont souvent peur. Il faut beaucoup d’énergie et de concentration pour être capable d’accepter cette peur tout en exécutant les défis techniques du métier. Le corps en écope. Cette raison est souvent invoquée pour justifier une forte rémunération.

Sourire sans honte

Pour un professionnel, être en bonne santé se manifeste généralement par l’absence de maladies. Pour les citoyens ordinaires, les perspectives sont souvent différentes : la bonne santé correspond à être en forme physiquement et émotionnellement pour avoir la capacité de réaliser ses activités quotidiennes. Quant à la santé dentaire, c’est d’avoir de belles dents, pouvoir sourire sans honte d’avoir une dent manquante sur le devant, signe de carence sociale. Un beau sourire facilite la recherche d’emploi et l’accès à des relations sociales valorisantes. Par exemple, si on est célibataire et qu’on veut avoir un partenaire, il est préférable d’avoir de belles dents.

Dans l’éthique professionnelle en médecine dentaire, on cherche à préserver les dents autant que possible. Or, les personnes en situation de pauvreté ont souvent des dents qui ne leur plaisent pas, à un point tel que certains envisagent de se les faire arracher pour avoir un dentier. Que faire lorsque l’éthique sociale ne correspond pas à l’éthique professionnelle ? Il est difficile pour un professionnel de comprendre les motivations d’une personne qui vit dans un contexte social ou culturel différent, d’où l’importance du dialogue et de l’écoute pour éviter les réactions épidermiques de part et d’autre.

À la racine

Parler de prévention dentaire auprès des personnes en situation de pauvreté ne fait pas de sens si tout n’est pas fait pour faciliter l’accès aux services. Il faut que les professionnels fassent leur possible pour être à l’écoute des personnes en situation de pauvreté, mais cela ne règlera pas le problème de la pauvreté tant qu’il ne sera pas traité à la racine. Lutter contre les inégalités de santé, c’est d’abord lutter contre les inégalités sociales.

Avant le vote de la loi 112, en 2002, un député a dit : « Une loi contre la pauvreté ? Pourquoi ne pas faire une loi contre la pluie ? », sous-entendant que la pauvreté a toujours existé et que le Québec n’y fait pas exception. L’idée selon laquelle la pauvreté est inévitable est répandue. De plus, il y a une tradition de « taper » sur les pauvres, en les rendant responsables de leur sort. Dans cette perspective, on n’a pas envie de les aider. Néanmoins, ce n’est pas en leur faisant la chasse que les problèmes vont se résoudre. Il est inutile d’attribuer les problèmes à une communauté de personnes qui n’a ni le pouvoir, ni les moyens de se défendre. Un certain degré d’inégalités est difficile à éviter, mais on doit les combattre et les réduire de manière drastique. Il faut le vouloir et s’en donner les moyens. Lutter contre la pauvreté n’aide pas seulement les personnes en situation de pauvreté, mais tout le monde.

Il est aberrant que le Québec ait un taux de pauvreté aussi élévé alors qu’en 2002, il s’est doté d’une loi qui vise à réduire la pauvreté à un taux équivalent à celui des pays scandinaves. Depuis l’adoption de cette loi, les politiques ne vont pas réellement dans le sens de cet engagement. Une telle loi implique un défi de taille, c’est-à-dire agir à tous les niveaux : santé, logement, transport et emploi. Par exemple, pour que les gens puissent consulter leur professionnel de la santé dentaire, ils doivent pouvoir se déplacer à un prix raisonnable. Cinq dollars pour prendre le bus et aller chez le dentiste, c’est beaucoup, surtout si on a d’autres préoccupations comme se loger et se nourrir décemment. Avec le risque de subir des préjugés de la secrétaire, de l’hygiéniste dentaire, du dentiste ou des autres patients, l’expérience « d’aller chez le dentiste » est un rappel de leur situation de pauvreté.

Avoir un idéal

La vision sociale de la dentisterie doit être intégrée dans la formation des futurs dentistes, autant dans le mode de recrutement que d’enseignement. Par exemple, à la faculté de médecine dentaire de l’Université McGill, un cours sur la pauvreté est en préparation afin de sensibiliser les professionnels et les étudiants aux questions de pauvreté et lutter contre les clichés et les préjugés. Le dévouement pour autrui et la générosité envers le patient, valorisés dans l’image professionnelle du médecin, doivent l’être également dans le cabinet dentaire. L’intérêt du patient devrait passer avant celui du professionnel, tel qu’écrit dans le serment d’Hippocrate. Cependant, le problème ne peut pas être réglé qu’en changeant la mentalité des dentistes. Il faut rêver, mais agir aussi.

Ainsi, augmenter la couverture des soins aiderait largement les personnes à entretenir leur santé dentaire; celui qui ne peut payer devrait avoir droit à des soins gratuits. Le fluor, qui aide à réduire le nombre de caries en particulier chez les enfants, pourrait être intégré à l’eau potable comme c’est actuellement le cas dans certaines grandes villes telle New York. En favorisant des stratégies de recherche où l’accent est mis sur le croisement des savoirs et sur une approche participative, nous arriverons à des résultats qui rendent mieux compte de la réalité. Les dentistes ne sont pas pires que les autres. J’aimerais simplement qu’ils s’améliorent et qu’ils aient un idéal.