Abolir les catégories « apte » et « inapte » à l’aide sociale

Appui de dix médecins du centre affilié universitaire CSSS Jeanne-Mance – CLSC des Faubourgs – à la demande du Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ): Dr. David Barbeau (Membre du CREMIS), Dr. Jeanne Bouisset, Dr. Diane Roger-Achim, Dr. Nathalie Lauzier, Dr. Claude Rajotte, Dr. Paul Pelletier, Dr. Chantal Gervais, Dr. Samuel Harper, Dr. Dominique Hotte, Dr. Isabelle Larocque.

Monsieur Sam Hamad
Ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale
Docteur Yves Bolduc
Ministre de la Santé et des Services sociaux

Messieurs les Ministres,

Le 18 novembre 2009, le Front commun des personnes assistées sociales du Québec a présenté au Ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale une pétition visant à éliminer les catégories « apte » et « inapte » à l’emploi utilisées pour calculer le montant des prestations mensuelles d’aide sociale. Actuellement, une personne seule jugée apte à l’emploi reçoit en prestations d’aide sociale 564 $/mois. Ce montant peut être augmenté de 120 $/mois si la personne présente certaines conditions, dont une inaptitude temporaire à l’emploi pour raison médicale. Les personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi pour une période prolongée reçoivent quant à elles 858 $/mois. À des fins de comparaison, mentionnons que Développement et Ressources humaines Canada a calculé qu’en 2007, le revenu mensuel permettant d’assurer le minimum vital d’une personne seule se chiffrait à 1106 $/mois. Les personnes vivant de prestations d’assurance sociale au Québec sont donc loin de ce minimum même si elles sont jugées inaptes au travail.

C’est aux médecins qu’on a confié la responsabilité de déterminer si une personne est apte ou inapte au travail de façon temporaire ou prolongée. On demande également aux médecins de se prononcer sur les limitations fonctionnelles de la personne et sur ses capacités à améliorer son employabilité. Lorsqu’un patient est jugé inapte de façon permanente, son dossier est soumis à un comité qui déterminera en fin de compte si le patient est admissible ou non à recevoir le montant maximal.

Ce système engendre des coûts administratifs importants et place les médecins et les patients dans une position extrêmement inconfortable pour différentes raisons. Les raisons expliquant l’aptitude ou l’inaptitude d’un patient à travailler débordent largement la sphère médicale et ne correspondent pas nécessairement à des diagnostics précis. L’analphabétisme, le décrochage scolaire précoce, la négligence pendant l’enfance, les troubles d’apprentissage, une personnalité difficile, bref, ce genre de conditions qui expliquent bien souvent l’inaptitude à l’emploi ne sont pas des diagnostics reconnus.

Ces demandes colorent négativement la relation patient-médecin. Cela peut engendrer une perception négative du patient chez le médecin ou encore provoquer chez le patient un sentiment de rejet, de colère ou d’injustice en cas de refus.

Ces formulaires devraient être remplis par des médecins qui connaissent bien les personnes qui en font la demande. Près de 25 % des personnes au Québec n’ont pas de médecin de famille (près de 35 % à Montréal). Comme il est difficile d’obtenir un rendez-vous avec un médecin lorsqu’on n’a pas de médecin de famille, la personne qui estime ne pas être en mesure de travailler en raison de sa santé doit souvent s’adresser à un médecin qu’elle ne connaît pas lors d’une consultation sans rendez-vous. Or, procéder à l’évaluation complète d’une telle demande pour en arriver à une réponse juste et éclairée est impossible dans ce contexte. Les formulaires sont donc souvent remplis rapidement sans évaluation approfondie et certains médecins refusent de le faire.

Le temps médical requis pour remplir ces formulaires pourrait être utilisé à autre chose. Dans un contexte de pénurie médicale, il est désolant que des médecins doivent consacrer du temps à ce genre de travail. De plus, cela engendre des coûts pour le système (rémunération des médecins, frais d’administration).

Le formulaire de l’aide sociale demande aux médecins de préciser si un patient est apte à suivre des formations ou des programmes augmentant son employabilité. Or, les médecins n’ont aucune idée des programmes existants ni de leurs exigences. On peut également se questionner sur leur efficacité pour favoriser le retour sur le marché du travail.

En règle générale, les médecins veulent le bien pour les personnes qui les consultent. Or, le montant minimal actuel accordé par l’aide sociale ne permet pas le maintien d’une bonne santé (mauvaise alimentation, logement insalubre et bruyant, isolement social, etc.) et les impacts psychologiques sont dévastateurs (réduction de l’estime de soi, trouble de l’adaptation, anxiété, dépression). Pour aider ces personnes à hausser leur maigre revenu mensuel, le médecin doit trouver un diagnostic qui justifie l’incapacité au travail. Mais apposer une étiquette d’inaptitude est lourd de signification et la grande majorité des personnes qui viennent nous voir avec ce formulaire n’aspirent en fait qu’à se trouver un travail qui leur convient. La réalité est que beaucoup de personnes qui font la demande d’un certificat d’invalidité médicale pourraient effectuer certains travaux, à leur rythme, dans un cadre qui leur est adapté ; des conditions que le marché du travail actuel n’est pas en mesure de fournir.

Devant un formulaire d’aide sociale qu’on lui demande de remplir, et plus encore face à une personne qu’il ne connaît pas, le médecin éprouve souvent de la colère, de l’impatience, de la tristesse… parce qu’il a l’impression de perdre son temps, parce qu’il n’a pas été formé pour ça, parce qu’il ne possède pas toutes les données du problème, parce qu’aussi et surtout, il ressent la honte et l’impuissance de la personne devant lui qui lui tend ce formulaire.

Par la présente, nous vous demandons d’abolir ces catégories de l’aide sociale et, par le fait même, de retirer aux médecins la responsabilité de juger ces inaptitudes. La façon la plus simple d’atteindre cet objectif nous semble l’instauration d’un revenu minimal d’insertion garanti qui pourrait être fixé dans un premier temps, comme le FCPASQ le suggère, au montant actuel octroyé aux personnes en incapacité permanente soit 858 $/mois. Nous pensons que ce geste contribuerait à améliorer la santé et l’intégration des personnes assistées sociales tout en permettant de récupérer du temps médical qui pourra être utilisé à meilleur escient. Il faut aussi considérer que cet argent sera immédiatement redistribué dans la société québécoise puisqu’il servira à faire des achats ou des paiements de biens essentiels courants. Car ce n’est pas avec 858 $/mois que l’on peut s’acheter des REER ou mettre de l’argent à l’abri dans des paradis fiscaux !

Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à notre demande.