Espaces transitionnels et psychiatrie : le lieu et le lien

L’itinérance nous met en présence d’un système de communication qui s’incarne au travers des paramètres spatiaux au fondement même de nos identités individuelles et collectives. L’histoire du sujet itinérant se confond avec sa réalité géographique bouleversée. L’ampleur de sa désorganisation spatiale est le premier indicateur de sa détresse. L’investissement des lieux, l’harmonie des trajets et la permanence des frontières sont touchés à divers niveaux. C’est ce que nous allons voir en décrivant le processus thérapeutique qui a permis à une patiente itinérante de se réhabiliter et de retrouver son mouvement. Dans un deuxième temps, nous analysons la place et le rôle des différents éléments spatiaux en œuvre dans l’évaluation et le traitement de personnes itinérantes.

Paradis artificiels

Appelons-la Suzanne. Elle nous arrive maintenue attachée sur une civière dans une ambulance que la police escorte. Son dossier, à l’urgence de l’hôpital de Rouyn Noranda où elle est déjà passée récemment, nous indique qu’elle est originaire de la Gaspésie et qu’une agence de Québec organise ses tournées de danseuse. Lorsque nous la recevons, sa tenue est de circonstance : elle vient de se faire renvoyer manu militari de son club de troisième zone car elle était violente et s’en prenait aux clients qu’elle accusait de comploter contre elle. Dans cette région où elle transite, déracinée, emportée dans la tourmente, elle perd pied. Danseuse nue, cocaïnomane, dissociée, borderline et itinérante : une version boréale du film Recherche Suzanne désespérément !

Dans les couloirs de l’urgence, elle est agitée, à moitié nue et prête à repartir dans la nuit froide en rase campagne. Comme Madonna, emportée par le mouvement dans le film, Suzanne est perdue, sans lieu stable et reconnu, sinon ses éphémères saloons et ses motels défraîchis. Happée par un environnement qui change toutes les deux semaines et par un mouvement qui, sans cesse, la déporte, elle tente désespérément, comme d’autres en pareil cas, de se réchauffer et de se fixer dans les paradis artificiels de l’alcool et de la drogue. Ces substances précipitent sa chute : elle se dissocie, pour finalement se réfugier dans un délire en forme d’adversité. Son état commande une pause, le temps de se réapproprier cet électron libre qu’est devenu son corps. Elle nécessite une hospitalisation, contre laquelle elle s’insurge d’abord. À charge pour nous de la remettre en orbite.

Ébauche de lien

D’abord, en l’absence d’un lit disponible au département de psychiatrie, une chambre d’isolement à l’urgence. C’est de là qu’elle s’enfuit plusieurs fois lorsqu’elle va fumer à l’extérieur. Elle est ramenée, gelée, débraillée et vociférant. Pourtant, comme pour les patients maniaques désorientés, la mise à demeure forcée, le lieu clos, est indispensable à l’instauration d’un lien. Venant d’une région du Québec éloignée de 800 kilomètres — comme cela est souvent le cas avec les itinérants — se pose étrangement un premier dilemme : où l’hospitaliser ?  Plutôt que de la renvoyer, escortée en ambulance, dans son hôpital de secteur, nous choisissons de la traiter sur place, avec la perspective qu’elle puisse rentrer chez elle d’elle-même au terme de son séjour hospitalier.

En évitant de la cataloguer trop rapidement — borderline, toxicomane et délirante — ce que nous souhaitons en lui offrant une halte, c’est qu’elle retrouve son chemin. Notre lieu d’accueil devra lui permettre de retrouver d’abord un équilibre spatial. Nous espérons qu’elle retrouve ensuite sa mobilité et sa parole.

Une fois l’agitation et le délire dissipés, elle est transférée de l’urgence au service de psychiatrie, récemment rénové avec le souci d’établir un équilibre architectural et de permettre une circulation plus fluide entre les chambres et les espaces publics. Elle va dès lors pouvoir se mouvoir librement dans les limites du département. Elle est encore incapable de s’asseoir plus de trente secondes dans un bureau pour parler. Les dialogues avec les intervenants sont limités, allant de quelques pas faits ensemble dans le couloir à une promenade assistée dans l’hôpital. Sa surface d’évolution encore close va malgré tout s’agrandir et se complexifier. On note des étapes dans sa capacité à utiliser l’environnement transitionnel et la tutelle que nous lui offrons, dont elle accepte les contraintes. Lentement, ses déplacements se font de manière plus fluide, elle circule de manière plus respectueuse vis-à-vis des autres, avec lesquels elle établit des bribes de dialogue, des ébauches de lien.

Appropriation

Pour la protéger contre un extérieur vécu comme chaotique et menaçant, c’est d’abord la frontière entre le dedans et le dehors que nous allons rétablir pour elle, de manière unilatérale : une chambre close, puis un champ plus large, mais limité, un département fermé. À l’intérieur, elle apprend à reconnaître la diversité des frontières, chambres, salles communes ou corridors et à respecter les frontières du public et du privé. Témoigne de son évolution son ouverture à nous rencontrer dans un bureau, juste pour parler.

Dans le même temps, elle réintériorise ses propres limites. Les premiers temps, elle circulait dans le département en habit d’hôpital entrouvert, sans souci de sa nudité ; elle se déplaçait comme si elle était encore dans son club de danseuses. Ce n’est que lentement qu’elle reprend conscience et confiance en son corps, notamment lorsqu’elle retrouve ses habits. Elle a recommencé à se maquiller, à prendre soin d’elle et tous les soirs, elle lave ses vêtements pour les remettre le lendemain matin. Elle se retrouve.

Résumons le processus. Au moment où l’agitation, en rapport avec la fébrilité du dehors, s’estompe peu à peu, elle accepte son hospitalisation comme une pause pour se reconstruire. En rupture de lieu, Suzanne s’approprie progressivement le département pour en faire un territoire de réapprentissage de l’espace. Par étapes, elle se recompose, retrouve son intégrité et reconquiert sa mobilité. D’abord, au sein même du département fermé, puis de l’hôpital, ensuite dans la ville, avant, finalement, de repartir toute seule chez elle en autobus. Elle est allée retrouver sa mère, une femme de ménage qui a passé sa vie dans les motels. Un destin ?

Ce qui nous a servi de témoin dans ce relevé d’ethnographie clinique, c’est le corps. Une approche spatiale de l’itinérance va devoir intégrer une sémiologie gestuelle qui peut aller de l’agitation en rapport avec la fébrilité des milieux désignés de l’errance sociale à la prostration, et où le dernier lieu privé du sujet se résume aux limites de son corps. Son éventail symptomatique est large, il va de la prostration – état dans lequel le corps muet et souffrant devient la frontière de l’identité – jusqu’à l’agitation qui évoque la fuite des mots, en passant par la fusion, la symbiose anxieuse avec un univers menaçant magistralement représenté dans Le cri de Munch. On l’a vu avec Suzanne ; c’est en récupérant lentement son corps qu’elle retrouve son individualité et sa parole.

Mission accomplie : Suzanne est à nouveau sur orbite. Nous avons utilisé le lieu, non pour impérativement la sédentariser, mais plutôt pour lui redonner un mouvement équilibré en respectant ses trajets qui, depuis son enfance, organisent son histoire. Dans cette perspective, la psychiatrie vise moins la vérité de l’être que le retour de sa mobilité.

Équilibre

Cette histoire, je l’ai retenue parce que ce type d’itinérance, selon des formes et des modalités diverses, est fréquente chez les jeunes qui vivent dans les rues des métropoles. À Montréal, leur taux de suicide est sept fois plus élevé que la moyenne, déjà haute, des jeunes de leur âge. Parmi eux, 40 % souffrent de maladies mentales et ont déjà fait des tentatives de suicide. Lorsqu’on les rencontre, leur demande la plus fréquente est qu’on les loge ou, pour le moins, qu’on les localise. J’ai aussi choisi de présenter le cas de Suzanne, pour son happy end, pour montrer que l’itinérance n’est pas sans espoir et qu’elle peut avoir une fin. Bien sûr, il existe différentes formes et niveaux d’itinérance : de l’itinérance de circonstance – le décrochage passager de la personne suite à une rupture affective ou l’épuisement des recours à sa famille et ses amis – à l’errance absolue, sans parole et sans repère, véritable psychose spatiale.

Ma réflexion s’étaye sur l’histoire de Suzanne, ainsi que sur celles de centaines  d’hommes et de femmes en situation d’itinérance que j’ai reçus aux urgences psychiatriques depuis une trentaine d’années. Quels que soient les milieux dans lesquels j’ai exercé – métropole, régions éloignées ou réserves amérindiennes – quelles que soient les populations concernées – immigrés, minorités ethniques et sexuelles ou encore, citoyens mieux enracinés – chaque itinérant signale d’abord une perturbation environnementale qui place souvent le sujet fragilisé en situation de survie.

Ils nécessitent une thérapie spatiale, dont on détermine la forme – simple prothèse ou reconstruction – après avoir évalué l’état des paramètres à la base de notre équilibre géomental. Ces paramètres sont la stabilité des lieux, la sécurité des trajets et la permanence des frontières. C’est alors qu’on décide d’un plan de traitement pour permettre la réharmonisation du sujet avec son milieu. Celle-ci va permettre, en lui redonnant la parole, de mesurer la nature de ses problèmes et de ses besoins en relation avec son état mental.

Ancrage

L’inventaire des lieux de l’itinérant décline souvent leur histoire affective. Le palier choisi pour s’endormir sera celui d’un ancien amour. Le banc public élu pour s’arrêter sera celui du jardin au centre du quartier qu’on a habité et où on était reconnu. Une ultime résistance existentielle avant de sombrer, un dramatique S.O.S. La familiarité de l’environnement et sa subjectivité apparaissent comme un dernier rempart contre le risque d’être totalement désorienté. L’itinérant fait habituellement un retour sur les lieux de son histoire avant de la perdre. Le sujet va alors se réfugier dans ces lieux sociaux de l’itinérance que sont le mirage des grandes villes avec, en leur sein, des gares, des jardins et des métros, des lieux public détournés, qu’ils privatisent souvent a minima. On ne s’étonnera pas de les retrouver nombreux dans les prisons, où ils sont pris en charge, déchargés des contraintes de la rue.

L’itinérant, lorsque nous le rencontrons, est fondamentalement en rupture de lieu. Quand la patiente dit « qu’elle est éparpillée en plusieurs endroits », on doit aussi comprendre « en plusieurs liens » qui se dégradent, entraînant un désinvestissement du lieu. Le sujet itinérant va nous obliger à être à la fois le lieu et le lien, à lui assurer la sécurité du lieu pour rétablir le lien. La primauté et la priorité du lieu sont au fondement des programmes d’intervention Chez soi à Montréal et Housing First à New York, qui visent à offrir sans condition de sobriété ou de médication, un domicile à chaque personne itinérante souffrant de maladies mentales. Ce mouvement s’étend aujourd’hui et s’inscrit dans la tradition des accueils qui, partout dans le monde, proposent des abris à des itinérants.

Pour l’itinérant, le trajet se confond avec sa réalité. Il est, tout entier, ce trajet qui lui colle à la peau et inscrit son individualité. La plus ou moins grande désorganisation des parcours et des limites est un indicateur de l’intensité de sa détresse. Avec l’itinérant, le verbe se fait geste ; le discours est chorégraphié. Ce qu’il donne à voir et à comprendre, c’est un mouvement. Son écoute clinique sera attentive à l’amplitude et à la rythmicité des déplacements, à leurs circularités répétitives lentes ou, encore, à leurs emballements. À force d’être parcouru et répété, le trajet peut s’épuiser, générant des états dépressifs spatiaux. Le mouvement peut aussi se perdre dans sa dispersion, vouant alors la personne  à une errance sans bornes.

Sa demande d’aide signale souvent la volonté d’une pause dans ses déplacements précaires, parfois dangereux. Le thérapeute devra d’abord accepter de prendre momentanément en charge la trajectoire du sujet. Cette aire de repos du corps doit s’instituer aussi comme une étape de sens dans la réorganisation de ses trajets. Parfois, une simple balise symbolique, un ultime espace pour cet itinérant qui passe régulièrement à l’urgence : « Oui, j’ai mon côté urgence. Il reste toujours là. Ce n’est pas le côté rue. Tu parles d’autre chose, tu parles de toi-même, de ta vie ». Le plus souvent, un véritable ancrage provisoire est nécessaire pour ceux qui ont perdu l’usage commun de l’espace et nécessitent d’être orientés vers des refuges plus ou moins structurés. Des lieux intermédiaires qui vont permettre aux sujets de se réaccorder avec leur environnement et de retrouver la fluidité de leurs mouvements.

Comme un vêtement

À l’interface entre l’environnement et le corps, les limites qui nous bordent ordinairement s’estompent dans l’itinérance. L’existence de frontières diversement perceptibles, mais reconnues, scande notre rapport à l’espace ; elles établissent des lignes protectrices au plus proche de notre corps, entre le dedans et le dehors, le public et le privé, jusqu’au plus intime. La nécessité de maintenir la pérennité et l’intégrité du corps oblige les itinérants à rechercher en permanence un endroit où pouvoir se laver, manger et dormir en sécurité. En l’absence d’intimité, le corps est en permanence exposé, voire sollicité s’il s’agit de femmes. Dans l’impossibilité de tracer les limites de son propre territoire, l’une d’elles nous dira : « le domicile, c’est comme un vêtement qui habille, j’ai l’impression d’être nue ». Le lieu privé du sujet se résume aux limites de son corps sans voix. La peau devient la dernière limite, la sauver devient le premier impératif, une situation de stress intense et persistante, dont on souligne aujourd’hui les effets psychologiques dévastateurs.

La forme que prend leur désorganisation mentale évoque d’ailleurs, selon le Dr. Frohwirth, « celle d’une psychose carcérale inversée où, au lieu d’être confronté à un espace impersonnel et fermé, l’itinérant se trouve face à un espace ouvert et angoissant, difficile à marquer de son empreinte en l’absence de frontières reconnues.1 » La désorganisation environnementale se reflète dans le récit : le « je » s’estompe au profit d’un « on » indifférencié pour décrire un mode de survie. La disparition des frontières entraîne, chez les itinérants, des états de dilution spatiale qui ne sont pas sans évoquer la situation des jeunes psychotiques égarés dans la langue.

L’itinérant domicilie sa folie dans un espace irrationnel qui légitime et poursuit la déchéance du lien social. Dans un véritable no man’s land entre une organisation rigide et impénétrable de l’espace et un univers qui flirte avec la mort, le sujet itinérant est en situation d’urgence. Pour les évaluer, nous n’avons d’autres solutions, dans un premier temps, que d’observer l’état de leur dérive environnementale, de leur lieu, de leurs trajets et de leurs frontières. Menacés dans la simple itinérance passagère ou en ruine dans l’errance prolongée, ces trois paramètres sont à la base de notre langage spatial, son harmonie est au fondement même de nos identités. L’itinérance signale un vaste problème de société que l’on ne peut réduire à un simple problème social. Elle est le symptôme d’une spatialité en crise.

Réponse

La réharmonisation des trajets se fait autour d’un accueil hospitalier ou communautaire où l’itinérant va pouvoir se reposer, en sécurité. Sans vouloir à tout prix le sédentariser, le lieu va s’établir comme un point fixe à partir duquel les trajets et les frontières vont pouvoir se rétablir. Notre réponse immédiate consiste à proposer un lieu transitionnel dans lequel le sujet va pouvoir se retrouver avant de se repérer, en rétablissant sa mobilité et ses trajets. Le lieu intermédiaire que nous occupons doit permettre la reconquête de cet équilibre par une simple pause ou par un arrêt du mouvement. Ce lieu doit assurer le retour progressif du « je » dans le discours. La parole restituée nous donne un meilleur accès aux fragilités psychologiques préexistantes qui sont masquées, mais aussi aux accoutumances à l’alcool ou aux drogues. Comme pour les sujets psychotiques, le processus thérapeutique d’intensité et de durée variables demeure toujours incertain.

La reconstruction de l’identité est possible au travers du rétablissement des frontières spatiales. Elle passe par la maîtrise d’une gestuelle hypothéquée qui va de l’affaissement à l’emballement quand nous les recevons, qui va se resynchroniser, retrouver ses limites symboliques en cours d’hospitalisation au travers d’activités quotidiennes et ritualisées. La reconquête des frontières passe par la maîtrise de son environnement immédiat. Au carrefour de l’espace et d’une mort toujours possible, l’itinérant substitue au mot à mot de l’histoire, son dangereux pas à pas. Il actualise la nécessité d’une lecture spatiale du mental dans un monde social qui génère de nouvelles manières de vivre et de penser, mais aussi de réagir et de souffrir.

Références

1. Frohwirth, C. (1987). « Le sans domicile fixe », dans Leccia, J.-D. (dir.). Les urgences psychiatriques, Éditions médicales, SPECIA, p. 23.