Les Exilés et la pandémie en 2020. Journal des premiers jours

En pleine enquête sur les familles exilées hébergées en hôtels, nous ouvrons un journal sur un événement en cours.  
Un journal qui sera fait de traces éparses, attrapées entre janvier et juillet 2020. À partir de morceaux de mémoire pris à travers la France, morceaux de vie, de récits, d’écrits, de transcription, de scènes, tous sujets à discussion concernant le covid. Comme une pâte à pain, la mémoire se fabrique en cours de route, elle est en train de se faire, elle se fait en marchant et en revenant sur nos pas, plusieurs fois, un peu comme lorsque vous avez perdu vos clés quelque part. 

Durant le premier confinement, un jour ou deux par semaine (avec une autorisation!), nous avons arpenté quelques villes françaises, de Seine Saint-Denis et d’ailleurs. Une habitude prise lors d’enquêtes antérieures en milieu populaire, sur la vie en cité, l’usage des services publics, la scolarité, la santé au quotidien. Apprendre à prendre des notes sur le banal. Prêter attention à ce qui ne se voit pas, selon la visée de Georges Perec (1974). L’insignifiant, si vous y prêtez du temps, se déchire lentement à la vue. L’insignifiant se tient là où il n’y a pas de discours, retiré sous l’herbe. Mais cette fois, l’événement n’est pas banal! C’est la panique à bord dès le mois de février. Pourtant, il essaime des centaines de nouvelles conduites, des séquelles corporelles en quantité, des traces dans l’esprit, dans les réactions sociales, des gestes angoissés, incertains, changeants. 

Nous donnerons donc à lire une séquence chaque quinzaine, un moment singulier à mettre en débat dans le sens où, encore une fois, la mémoire se discute, se forme de plusieurs forces qui avancent malgré nous. La forme du récit proposée entend mêler description et analyse dans le même mouvement1. 

L’avant 

Depuis dix ans, en raison du manque de place dans les hébergements d’urgence des grandes métropoles françaises, les institutions d’aide sociale hébergent des familles exilées dans des hôtels à bas prix pour une nuit, quelques jours, et parfois plusieurs mois. En 2018, la moitié des personnes hébergées étaient des enfants (Fondation Abbé Pierre, 2018), pour un total de près de 50 000 personnes en 2019 (Fondation Abbé Pierre, 2020). 

Les autorités publiques n’ont pas recours à n’importe quels hôtels. Ces établissements bon marché franchisés ont été construits au milieu des années 1980, à la périphérie des villes et à proximité des grands axes de circulation. À l’origine, ils étaient destinés à accueillir les professionnel-les en déplacement et les automobilistes en vacances, qui souhaitaient faire une halte sur la route. La surface et l’équipement des chambres sont réduits au strict minimum : neuf mètres carrés, deux lits, un lavabo, parfois une douche, aucun rangement. Dans les années 2010, ne correspondant plus aux attentes de la clientèle, cette offre hôtelière tombe en désuétude et sert alors à désengorger les centres d’hébergement.  

Parce que les familles exilées en France sont le plus souvent réduites à l’attente, attente de papiers, de titres de séjour, et ce pendant plusieurs années, l’espace même de l’hébergement donne un relief particulier à cet arrêt, cette arrestation du temps. Comment habiter en famille dans ces hôtels, le plus souvent situés en périphérie des grandes villes? Comment habiter dans une zone industrielle, à proximité d’une autoroute, loin des transports en commun, des commerces et des services publics? Comment cuisiner? Comment dormir?  

Ces questions ont guidé notre enquête ethnographique menée pendant 18 mois, de septembre 2018 à avril 2020, principalement dans quatre hôtels de la région parisienne et, de manière plus occasionnelle, dans une quinzaine d’hôtels sur d’autres sites à travers la France2. Nous avons suivi une vingtaine de familles et rencontré les responsables de ces hôtels. Une grande partie de l’enquête s’est déroulée dans les halls, les couloirs et les cuisines partagées, en observant les exilé-es lorsqu’ils et elles circulaient, s’arrêtaient et discutaient.  

Sur les 20 familles que nous avons rencontrées, 10 sont originaires d’Afrique de l’Ouest, 5 d’Europe de l’Est, 4 du Maghreb et une d’Afrique centrale. Toutes vivent dans ces hôtels depuis plus de six mois, bien qu’ayant connu d’autres hôtels auparavant. Certaines sont restées dans le même hôtel pendant sept ans, d’autres en ont déjà changé dix fois en trois ans. Il faut savoir que 44 % des familles étrangères hébergées en région parisienne le sont depuis plus de deux ans (Fondation Abbé Pierre, 2020). Aussi, puisque la plupart d’entre elles sont en situation irrégulière, ces familles sont hébergées dans le cadre du système de protection de l’enfance (dite Aide sociale à l’enfance), qui est géré en France par les collectivités locales. 

Le choc 

Notre enquête s’est achevée par le surgissement de la pandémie de COVID-19 et des contraintes sanitaires du confinement — ne plus bouger de son domicile, sans trop savoir jusque quand. Pour les familles hébergées à l’hôtel, l’épreuve de l’attente est redoublée, et le mot est faible : temps suspendu, temps affaibli, corps contraints dans l’espace domestique, interdiction de sortir, incertitude immense. Nous avons gardé contact avec quelques personnes hébergées et quelques gérants, et nous avons lu la presse locale pour essayer de suivre leur quotidien. Nous avons fait des incursions dans ces hôtels barricadés, sans ravitaillement ni soins.  

Il faut se souvenir du flot d’injonctions discriminantes entre jeunes et aîné-es3, vivant seul-es ou en famille, avec des symptômes : mais quels symptômes? Pourquoi tu tousses encore? Dans quel état de panique générale étions-nous lorsqu’il a fallu fermer sa porte définitivement, pour un temps indéterminé, un temps long, excepté l’heure de sortie quotidienne autorisée4? Une heure sur vingt-quatre, souvent non utilisée tant la peur était là. Il faut lire les pages qui suivent, un carnet de notes au présent, avec ce trouble d’une contamination dont on ne savait rien, presque rien, du probable et du possible. C’est ce journal d’une pandémie que nous proposons ici5

Journal 

Nous remontons l’horloge au début de l’année 2020. Notre étude sur les éxilé-es hébergé-es en hôtel se termine mal, en février et mars 2020. Nous étions alors très angoissé-es, au point où l’on ne savait comment écrire l’arrivée du covid dans ces chambres de 9 mètres carrés, déjà confinées par elles-mêmes. Que dire, qu’écrire dans cette absurdité? Comment finir un rapport alors que les exilé-es se retrouvent déjà enfermé-es dans des hôtels hébergeant parfois jusqu’à 300 personnes, dont des enfants, avec l’arrivée possible du monstre par l’unique portail collectif? Nous sommes renversé-es. 

Nous sommes le 24 mars 2020, au petit matin. Près du centre commercial du Millénaire, à Aubervilliers, 500 Afghan-es, Érythréen-es, Somalien-nes, ou encore Soudanais-es sont transporté-es dans des stades couverts et quelques hôtels. « Nous avons prévu de mettre au maximum 100 personnes dans des gymnases qui, en temps normal, pourraient en accueillir 200, de façon à ce qu’il y ait au minimum 1 mètre entre chaque lit », précise Mme Mialot, de la préfecture. On respecte la règle du fameux mètre… entre les lits. Avant c’était touche-touche.  

Toujours le 24 mars. La nouvelle arrive d’Aulnay-sous-Bois. Le responsable de la sécurité du centre commercial O’parisnord est décédé du COVID-19. Un grand costaud, à cheval sur les règles, mais qui savait parler aux jeunes. Alain Siekappen-Kemayou. Demain, le centre sera fermé. 

29 mars 2020. Nous n’osons pas nous déplacer jusqu’à l’un de ces hôtels, pour prendre des nouvelles des effets de l’état d’urgence, déclaré depuis dix jours. Celui de l’Oise à Clairon nous est inaccessible depuis plusieurs semaines déjà. Nous n’osons trop y penser. On s’empêche d’y penser. Car comment respecter le mètre de sécurité sanitaire exigé, dans un couloir d’un mètre 29 de large? Se coller au mur de face, de dos, ou carrément s’engager dans un saute-mouton géant? Le temps ne coule pas tout seul. Il peut être immobile. Le temps provisoire, l’attente d’un mouvement, prend chair.  

Ce 1er avril, c’est la fin de rédaction de notre rapport sur les Exilé-es en hôtel. Premier jour de levée de la protection hivernale protégeant les locataires de toute expulsion. Pour certain-es, la sortie des hôtels sera autorisée comme avant. Nous nous informons. Nous rappelons l’hôtel d’Ellis. Ni Paul, le gérant, ni Marina, l’intendante, ne répondent. Nous ne parvenons pas à finir ce texte sans avoir quelques nouvelles, à savoir si le coronavirus circule dans le lieu. Dans l’attente : est-ce qu’on nous rappellera? Nous appellerons d’autres hôtels demain. Demain. On décroche, mais personne ne répond. On insiste durant deux heures. Essayer après-demain. 

2 avril. Comme un télégramme de l’hôtel d’Ellis : Paul répond, lâche quelques informations, mais doit raccrocher assez vite parce qu’il a à faire. Le corps du veilleur de nuit décédé est resté 40 heures dans sa chambre. Aucun-e médecin légiste n’était disponible. Les pompes funèbres n’avaient plus de volontaires pour déplacer les corps. Sera-t-il testé? Non, le médecin a noté sur la fiche « COVID-19 ». Toutes les familles se barricadent dans leur 9 mètres carré. Elles n’en sortiront pas de la semaine. La Croix-Rouge a promis de livrer des repas demain. Demain encore, rien.  

5 avril. À l’hôtel des Marins, Bruno le directeur s’affaire : il lui faut absolument occuper les jeunes. Il leur a interdit de sortir plus loin qu’autour de l’hôtel. Il craint qu’ils et elles ne s’aventurent jusqu’à la plage et prennent une amende de police. Personne n’a le droit de sortir. « Des jeunes comme ça, de 15-16 ans, ça tourne vite en rond », dit-il. Alors, Mohammed, l’éducateur, propose d’aller courir une fois par jour. Et Bruno s’active, il a passé la matinée au téléphone avec des associations locales : on devrait lui livrer du matériel de sport dans la semaine, il compte transformer une salle du rez-de-chaussée en salle de sport! « On fait encore avec les moyens du bord », conclut-il. Demain, il attendra encore le matériel. 

5 avril. Pendant ce temps, 60 exilé-es de Grande-Synthe sont conduit-es à l’hôtel de Flers-en-Escrebieux, au sein d’une zone commerciale.  

6 avril. À Seinette, à quelques kilomètres de Creil, l’un des premiers foyers de covid en France, toutes les familles sont enfermées, repas portés devant les chambres. Ça ne change pas beaucoup de l’habitude. L’hôtel est en pleine forêt. Il fait encore froid. Les enfants jouent dans les couloirs sonores. 

7 avril. L’hôtel de Saint-Martin-Boulogne accueille 14 exilé-es de Boulogne. Comme des sardines, à trois par chambre.  

7 avril. Passage éclair à l’hôtel de Houilles. Gilles, le gérant, et sa compagne au téléphone. Un peu pessimiste. Il ne voit pas quoi proposer, sauf du petit bricolage aux enfants. Mais le magasin de fournitures vient bêtement de fermer. Il voulait s’approvisionner abondamment en peinture, cadres et supports pour faire des essais. « C’est terrible de ne pas avoir de papier! Ou vais-je chercher du papier? Des feutres? Je vais téléphoner à l’association Emmaüs, ils auront sûrement. Je vais même y passer vite. Car la cocotte-minute monte, monte! Et j’ai pas de salle, en plus ». Dans le hall, par terre, les enfants jouent et se bousculent. Les mères hurlent. « Après, ça déconne. J’ai alors décidé d’obliger les mères à sortir avec leurs bambins deux heures par jour, marcher autour, dans le quartier, entre McDo fermé, Lidl ouvert, salle municipale fermée, bref, qu’elles marchent, qu’elles marchent pour les aérer ».  

8 avril. Une femme de l’hôtel de Voreppe positive au coronavirus. Toutes les familles en quarantaine.  
Alimentation portée par la banque alimentaire.  

9 avril. Hôtel de Gémenos, 60 familles exilées confinées pour cause de soupçon de coronavirus. 

10 avril. Le virus gagne du terrain dans ces espaces surpeuplés. C’est le cas des deux centres de l’association Coallia à Noisy-le-Sec, et des centres installés dans les hôtels à Aulnay-sous-Bois. À Aulnay, le chef de service parle d’un centre coupé en deux, un côté pour les personnes positives et l’autre pour celles et ceux qui ne toussent pas.  

13 avril 2020. Neuf personnes ont été dépistées positives au coronavirus. Elles vivaient dans cet ancien hôtel Formule 1 mis à disposition depuis trois ans pour les migrant-es. Les résultats du dépistage qui a suivi montrent que 38 nouvelles personnes sont contaminées. Les migrant-es ont donc été réparti-es dans trois sites différents : le campus du Centre de Formation des apprenti-es de Niort, l’ancien hôtel Formule 1 et un hôtel Ibis budget. Des secouristes bénévoles prennent la température. Une association apportera la nourriture. 

Post-scriptum 

Durant ces terribles mois de 2020, toute notre enquête s’effrite comme une falaise tombant à l’eau. Toutes nos observations sur les modes d’habiter aussi. Tous les petits équilibres précaires observés — de la cuisine collective au lavomatique, des accompagnements scolaires aux tournées des guichets — n’ont plus d’existence. Car la tournée des guichets est un vrai travail à mi-temps où chaque famille organise ses cheminements avec des « ordres de priorité » suivant les dangers qui se présentent. Alors que notre enquête soulignait la capacité des familles exilées à trouver des solutions en circulant un maximum dans la ville, transmettre des pratiques à leurs enfants, maintenant une forme de vie quotidienne aussi stable que possible, voilà que tout s’écroule en quelques semaines. Alors que la culture matérielle dans les relations sociales, les habitudes de vie, ce socle fragile, notamment au sein de la famille, se retransmettait, la mise en arrêt survient sans autre parade possible. Ces mois où tout fut soudain suspendu emportaient sur leur chemin les adaptations durement apprises. Le monde s’effondrait et l’enquête avec, car avec un « contact zéro », c’est l’isolement sans témoin, avec comme dernier refuge ces 9 mètres carré contraints, chaque mètre sans bouger. 

Cette fois nous avons appris une chose, la paralysie des institutions, des droits sociaux, conduit à la rupture des sociabilités et à une des plus grandes solitudes pour les individus fragiles, d’autant plus lorsqu’ils et elles sont étrangers-ères. Nous avons surtout appris que ce que nous appelons l’État social, sur un ton un peu majestueux, ne tient qu’à quelques fils. L’édifice est extrêmement fragile. Une pandémie peut le mettre à terre en quelques semaines. Il pourrait aussi ne pas pouvoir se redresser, se reconstruire.  

Mais il se peut que cet effondrement nous ait fait toucher du doigt ce que veut dire un mouvement de désaffiliation, synonyme d’impuissance, qui court à partir du moment où la protection économique si fragile, la protection sociale tremblante et la protection des proches se retirent simultanément. Lorsqu’on ne peut plus bouger, lorsqu’on ne parvient plus à faire bouger un service, une institution, une ressource économique, ses proches, lorsque cette structuration sociale s’efface, on est désaffilié-e au sens strict du terme6. L’événement en somme, ce serait ce mouvement souterrain de désaffiliation. Et c’est à cet endroit précis que les inégalités de vie éclatent au visage. Lorsque le corps est à vif, la violence surgit.  

Il n’y a plus de tournée. Sans tournée, il n’y a plus de ressources. Sans ressources, il n’y a plus d’échange de bons procédés. Il ne reste plus que la charité.  

Notes

  1. Voir La possibilité d’une sociologie narrative (Hellegouarch et al., 2022).
  2. Pour en savoir plus, voir Exilés : ce qu’habiter à l’hôtel veut dire (Laé et Overney, 2020). https://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/exiles_hotels2501web.pdf
  3. Les jeunes scolarisés pouvaient rester ensemble, en groupe, ce qui n’était pas permis aux personnes âgées résidant en établissement. 
  4. En mars 2020, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement français a décrété l’interdiction de tout déplacement hors du domicile, sauf exception pour raisons professionnelles, de santé, ou autre motif impérieux, et dans la limite d’une heure par jour pour les déplacements brefs, liés à l’activité physique ou à la promenade. Les personnes hors de leur domicile devaient se munir d’une autorisation écrite, justifiant que leur déplacement relève d’une des
    exceptions mentionnées.
  5. Cet article est notamment inspiré de la publication Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine–Saint-Denis en temps de pandémie (Laé, 2022).
  6. La désaffiliation selon Castel (1995) n’est pas une absence de liens, mais l’absence d’inscription du sujet dans des structures qui portent un sens.

Références

Hellegouarch, S., Laé, J.-F., Madec, A., Murard, N., et Potin, E. (2022). La possibilité d’une sociologie narrative. Revue des sciences sociales, 68, 89-105. https://doi.org/10.4000/revss.9272 

Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Fayard. 

Fondation Abbé Pierre. (2018). La parole à Christine Laconde. « L’hôtel meublé, souvent synonyme de mal-hébergement ». « et les autres? » Journal de la fondation Abbé Pierre, 101, 13. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/sites/default/files/et_les_autres_n101_-_octobre_2018.pdf 

Fondation Abbé Pierre. (2020). L’état du mal-logement en France 2020. Rapport annuel #25. https://fondation-abbe-pierre.fr/sites/default/files/reml2020_rapport_complet_web.pdf 

Laé, J.-F. et Overney, L. (2020). Exilés : ce qu’habiter à l’hôtel veut dire. Plan urbanisme construction architecture (PUCA). https://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/exiles_hotels2501web.pdf 

Laé, J.-F. (2022). Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine–Saint-Denis en temps de pandémie. Syllepse. 

Perec, G. (1974). Espèces d’espaces. Éditions Galilée.