L’intervention par les pairs-aidants auprès des jeunes de la rue : entre deux mondes

Montréal, un jeudi soir du début décembre. Une fille dans la vingtaine monte à bord de l’autobus de L’Anonyme.1 L’air timide, elle cherche à s’informer des risques reliés à la consommation de certaines drogues. « En apprenant que je n’étais pas une intervenante comme les autres et que j’avais déjà eu des expériences comme les siennes, elle a pu se dégêner et se confier à moi », explique Allyce, paire-aidante au Groupe d’intervention alternative par les pairs. « Je lui ai donné des conseils par rapport à l’injection. Je lui ai montré des techniques qu’on n’enseigne pas généralement. »

Le Groupe d’intervention alternative par les pairs (GIAP) œuvre auprès des jeunes de la rue du centre-ville de Montréal depuis presque vingt ans. Comme son nom l’indique, cette démarche d’intervention accorde une place centrale aux anciens jeunes de la rue, à qui l’on reconnaît une expertise sur la base de leurs expériences de vie, de leur connaissance des réalités de l’itinérance et de la toxicomanie, et de leur volonté d’aider leurs semblables. La proximité entre leur vécu personnel et celui des personnes en difficulté est garant de la légitimité de leurs interventions, leur permettant de vaincre certaines des réticences initiales que peuvent avoir plusieurs personnes en situation de précarité à l’égard de l’école, du système de santé ou de la police. Ce faisant, le GIAP contribue à définir un modèle d’intervention misant sur le rôle rassembleur des pairs, qui jouissent d’un savoir expérientiel et de la crédibilité qui s’ensuit auprès des populations visées comme des milieux d’intervention.

Milieux de vie

Selon Marie-Noëlle L’Espérance, coordonnatrice du GIAP depuis juin 2008, c’est l’expérience de vie du pair qui constitue son principal outil de travail et lui permet d’établir un contact privilégié avec les jeunes de la rue. « Ça lui permet d’être plus à l’aise lorsqu’on aborde des sujets reliés à la drogue, à l’injection, au milieu carcéral ou encore, à la vie dans la rue. On sort du bureau et on amène l’intervention dans les milieux de vie, pour offrir un contact de première ligne. L’originalité de l’approche permet souvent de créer rapidement des liens, même en cas de crise », explique-t-elle. Allyce appuie ses propos et, se référant à une intervention récente auprès d’un jeune qu’elle connaît, elle avance : « Je vais pouvoir dire à quelqu’un : « Calme-toi, je sais de quoi tu parles. Arrête de brailler, on va aller ensemble prendre une marche et s’en parler ». Le langage que je vais utiliser et le fait que je ne sois pas nécessairement considérée comme intervenante va déstabiliser un peu la personne en crise et lui permettre de s’ouvrir plus facilement. »

Interrogées quant à la spécificité de la pratique d’intervention par les pairs, Marie-Noëlle et Allyce parlent d’emblée d’une démarche holistique, basée certes sur la réduction des méfaits, mais arrimée à la spécificité de chaque personne en difficulté. Par exemple, le problème de toxicomanie d’une femme enceinte va être appréhendé en rapport à l’ensemble de sa santé, plutôt que comme un unique « bobo à guérir ». Ainsi, au lieu de considérer d’entrée de jeu l’objectif du sevrage, le modèle d’intervention par les pairs suggère de considérer les différentes facettes du milieu de vie de la personne, son alimentation, les contextes de consommation, ce que la drogue lui apporte. « La consommation peut être un moindre mal pour une personne, si c’est cette consommation qui la tient en vie », explique Marie-Noëlle. « Pour une femme enceinte, le fait de se nourrir convenablement, par exemple, peut déjà être un très bon début. »

Le groupe d’intervention par les pairs auprès des jeunes de la rue a vu le jour en 1992 au centre-ville de la métropole, alors que des membres du personnel de la Clinique des jeunes du CLSC des Faubourgs2, préoccupés par la faible utilisation du système de santé par les jeunes de la rue, décident d’assurer une présence là où se trouvent ces derniers.

Réalisée avec le soutien de trois organismes communautaires (En Marge 12-17, Passages et Le Bon Dieu dans la Rue), une première activité (C’est dans la rue que ça se passe) est assez concluante pour que les intervenants s’associent à une équipe de chercheurs. Ceux-ci auront pour mandat d’évaluer les impacts du projet au niveau de la prévention de la transmission du VIH et des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS).3

Évaluation

Un premier rapport d’évaluation du projet mené au CLSC des Faubourgs est publié en 1996 par une équipe de chercheurs sous la direction de Céline Mercier. Il fait suite à six mois d’expérimentation du modèle d’intervention par les pairs (Mercier et al., 1996). Les chercheurs concluent à l’efficacité de l’entraide par les pairs dans un contexte de prévention auprès des jeunes de la rue et y vont de plusieurs recommandations qui guideront l’amélioration du projet. En 2006, l’efficacité de la démarche fait l’objet d’une seconde recherche menée dans le cadre de la mission universitaire du CSSS Jeanne-Mance, coordonnée cette fois par Céline Bellot, chercheure associée au CREMIS et professeure à l’École de service social de l’Université de Montréal. Les chercheurs soulignent à nouveau les forces d’un projet d’intervention qu’ils qualifient de « informel, au ras du sol, souple, ouvert, évolutif, innovateur » (Bellot et al, 2006: 42).

D’après les chercheurs qui en ont fait l’évaluation, trois dimensions distingueraient l’intervention par les pairs d’autres types d’intervention plus traditionnels. D’abord, les objectifs de chaque intervention sont érigés en commun avec la personne ciblée par l’intervention et le pair-aidant concerné, en conformité avec une démarche qui se veut collective. De fait, les pairs sont partie intégrante de la prise de décision et non de simples exécutants. Également, face aux approches d’intervention traditionnelles visant la normalisation des conditions de vie des jeunes de la rue, le GIAP propose une approche plus humaniste. Le projet encourage effectivement le développement du mieux-être des individus plutôt que l’éradication des pratiques à risque ou la stabilisation des problèmes de santé, comme le souligne le rapport de Bellot et al. (2006 : 63) : « L’intentionnalité derrière la dimension collective n’est pas de diriger ou de contrôler ces liens mais, bien au contraire, de constituer un passage hors du temps et de l’espace, pour s’apprivoiser, se lier, définir un « intervenir » et un « vivre ensemble », où chacun y trouve son rôle et sa place et son plaisir. »

Ensuite, les chercheurs soulignent l’unicité du type de partenariat instauré entre le GIAP et les pairs-aidants, d’une part, et les organismes communautaires, les institutions publiques du milieu, les gestionnaires et les autres intervenants, de l’autre. Il s’agit d’un partenariat ancré dans des valeurs communes (empowerment, réduction des méfaits, approche humaniste et respect) et reconnaissant la spécificité et la complémentarité des expertises de chacun. Les pairs travaillent en étroite collaboration avec les intervenants des organismes partenaires ayant une formation professionnelle. Leur travail est donc complémentaire à celui des autres intervenants : ils parviennent notamment à rejoindre les jeunes dans leur milieu, là où d’autres n’ayant pas leur expérience peuvent avoir plus de difficulté à établir un contact.

Une présence

C’est la flexibilité de l’intervention par les pairs qui distingue ce modèle d’autres types d’intervention auprès des mêmes clientèles. « On ne travaille pas dans un bureau et on est proche du vécu des pairs, alors on dépasse les liens hiérarchiques qui ont tendance à s’établir entre les intervenants et les personnes qui reçoivent l’intervention », estime pour sa part Marie-Noëlle L’Espérance. C’est d’ailleurs la souplesse de ce modèle qui permet d’espérer que la pratique novatrice d’intervention par les pairs-aidants soit transposée auprès de jeunes de la rue d’autres pays ou encore, d’autres types de populations vulnérables. Le projet connaît déjà des émules en milieu scolaire, où des élèves particulièrement performants ou engagés se voient confier le soutien académique ou personnel d’autres élèves, sous la responsabilité d’un professeur ou d’un orthopédagogue. Dans le domaine de la santé, le Plan d’action en santé mentale 2005-2010 reconnaît l’efficacité de l’approche d’entraide par les pairs en suggérant qu’elle fasse partie intégrante du tiers des équipes de suivi intensif et de soutien variable dans les centres de santé et de services sociaux (CSSS) (MSSS, 2005 : 52). Si variés soient-ils, ces projets ont tous en commun de concevoir le pair comme un allié potentiel et un passeur d’informations entre deux mondes a priori difficilement conciliables, à l’image du modèle du GIAP.

Espoir

Même si la mission du GIAP mentionne explicitement la prévention de la transmission des ITSS et la réduction des méfaits, Marie-Noëlle autant qu’Allyce estiment que les effets de l’intervention par les pairs peuvent également être ressentis à d’autres niveaux. Faisant ainsi écho aux conclusions des deux rapports d’évaluation, elles suggèrent que les pairs-aidants tirent souvent eux-mêmes profit de ce mode d’intervention, qui les aide tantôt à se prendre en main, tantôt à se libérer de dépendances personnelles. « Ça m’a permis de cheminer, de me responsabiliser, d’occuper mon temps d’une façon plus constructive finalement. Si je n’avais pas fait le projet, je ne serais pas rendu où je suis présentement », suggère l’un de ces pairs.

Depuis la publication des deux rapports d’évaluation, le projet d’intervention par les pairs a continué à se consolider. En 2008, la gestion du projet, qui était réalisée conjointement par le CSSS Jeanne-Mance et Cactus Montréal, est devenue la responsabilité exclusive de Cactus Montréal. En 2011, l’équipe compte six organismes partenaires (PACT de rue, L’Anonyme, Dans la rue, Clinique des jeunes de la rue du CSSS Jeanne-Mance, Cactus Montréal et Plein Milieu), auprès de chacun desquels est déployé un pair. Au-delà des actions entreprises par les pairs, il semble que ce soit parfois leur simple présence qui contribue à alimenter l’espoir chez les jeunes de la rue : « Je pourrais dire oui, tu sais, dans un sens oui [ce pair est mon modèle]. Il y a des choses que j’admire quand même beaucoup chez lui. Je prendrais toutes ces choses-là et j’essaierais pas de les fitter sur moi mais, d’une façon, de les mettre à mon image. Je pense que c’est plus ça qui me fait évoluer puis être meilleur. » (Bellot et al. 2006 : p.48).

Notes

1 : L’Unité d’intervention mobile l’Anonyme œuvre en prévention des comportements à risque en allant à la rencontre de jeunes en difficulté. Elle travaille notamment en partenariat avec le Groupe d’intervention alternative par les pairs en accueillant et en supervisant le travail d’un pair-aidant.

2 : Le CLSC des Faubourgs fait maintenant partie du CSSS Jeanne-Mance.

3 : Cette activité a été financée par la Régie régionale de la santé et des services sociaux.

Références

Bellot, C., Rivard, C., Mercier, C., Fortier, J., Noël, V. et M.-N. Cimon (2006). Le projet d’intervention par les pairs auprès des jeunes de la rue du centre-ville de Montréal : une contribution majeure à la prévention, Rapport de recherche déposé au Collectif des Pairs.

Mercier, C., Fortier, J. et J. Cordova (1996). L’intervention par les pairs auprès des jeunes de la rue du centre-ville de Montréal, Rapport de recherche remis à la Régie régionale de la Santé et des services sociaux de Montréal-Centre.

Ministère de la Santé et des Services Sociaux (2005). Plan d’action en santé mentale 2005-2010 : La force des liens, Publications gouvernementales, Québec.