Mouvement des Centres d’amitié autochtones : porter la cause

On retourne à Chibougamau, à la fin des années 60, au dépanneur du coin. Assis à l’extérieur, un homme attend depuis plusieurs jours que quelqu’un le mène à Mistissini. Des femmes cries des communautés environnantes dorment chez l’un et chez l’autre en ville, en attente de services médicaux pour leurs enfants, faute d’espace pour se rassembler. Ces personnes sont dans une situation d’« errance cachée ». Après avoir traversé plusieurs délocalisations en raison de l’exploitation des ressources minières et forestières, la communauté crie aux alentours de Chibougamau est isolée et marginalisée. Le village d’Oujé-Bougoumou n’existe pas encore à l’époque et plusieurs Autochtones se retrouvent à Chibougamau pour diverses raisons; ils ne sont pas organisés et ne savent pas où aller. Sentant le besoin de se donner un lieu de rassemblement, un groupe décide en 1969 de mettre sur pied le premier Centre d’amitié autochtone au Québec, le Centre indien cri de Chiboumagau, inspiré de la formule du centre d’amitié née dans les années 50 en Ontario, au Manitoba et en Colombie-Britannique, alors que plusieurs villes connaissent une première vague de migration des Autochtones. Des rencontres de salon, on passe à une formule plus structurée, avec un centre d’hébergement, des repas et divers services d’accompagnement psychosocial. Encore actif aujourd’hui, le centre abrite une boutique d’artisanat et un comité jeunesse, produit un bulletin trimestriel et organise chaque année une Semaine de sensibilisation à l’élimination de la discrimination raciale.

On compte présentement dix Centres d’amitié autochtones au Québec et environ cent vingt au Canada. Au Québec, ils sont localisés dans les villes de Chibougamau, Val d’Or, La Tuque, Sept-Îles, Montréal, Québec, Joliette, Senneterre, Saguenay et Trois-Rivières. Il s’agit d’un mouvement pancanadien, conçu par et pour les Autochtones, qui ont décidé de se donner des lieux de rassemblement et des services « culturellement pertinents ». Quarante ans plus tard, au Regroupement des Centres d’amitié autochtones du Québec (RCAAQ), nous constatons que ces lieux sont devenus de véritables espaces démocratiques pour les citoyens autochtones dans les villes, pour lesquels le besoin de se rassembler est toujours aussi présent.

Se donner des services

La population autochtone en milieu urbain au Québec est 16 fois plus importante en 2008 qu’en 1980 et représente 42% de la population autochtone. Dans les débuts des centres d’amitié, cette migration des Autochtones vers la ville n’était pas habituelle. Certains quittaient leur communauté afin de se trouver un emploi ou de pouvoir étudier. Beaucoup sortaient des pensionnats où plusieurs avaient été victimes de sévices. D’autres Autochtones qui s’étaient enrôlés durant la Deuxième Guerre mondiale avaient dû « s’émanciper » de leur statut d’« Indien » et ne retournèrent jamais vivre dans leur communauté d’origine. On comptait aussi des femmes qui s’étaient mariées avec des non-Autochtones. Ces femmes n’avaient plus le statut d’« Indiennes » selon la Loi sur les Indiens, tout comme leurs enfants. Ces personnes aux parcours diversifiés se sont unies pour créer les services dont elles avaient besoin.

Les motifs qui « poussent » ou « incitent » aujourd’hui les personnes à quitter leur communauté vont de la fuite de la violence ou de logements surpeuplés à la recherche d’un emploi ou la volonté de poursuivre des études. D’après une étude menée entre 2007 et 2009 par le regroupement (RCAAQ, 2009), ces citoyens autochtones qui arrivent en milieu urbain et fréquentent les centres d’amitié rencontrent plusieurs difficultés socioéconomiques, reliées notamment au racisme, que 44,4% disent avoir vécu. Parmi les répondants à cette étude, 58,4% affirment aussi connaître des problèmes financiers et environ 30% soutiennent avoir des difficultés à trouver un emploi ou un logement. Près du tiers des répondants ne connaissent pas les services offerts par les Centres de santé et de services sociaux (CSSS). Malgré ce portrait, la majorité d’entre eux a le sentiment d’avoir amélioré leur qualité de vie en quittant leur communauté. Le premier besoin exprimé par les personnes dans cette étude est toujours, quarante ans plus tard, d’avoir un lieu de rassemblement. Ainsi, la mission des Centres d’amitié autochtones est demeurée la même, partout au Canada. Elle s’articule en trois finalités, soit l’amélioration de la qualité de vie des citoyens autochtones dans les villes, la promotion de la culture autochtone et l’encouragement d’une cohabitation harmonieuse entre tous les citoyens des villes.

Au fil des années, les services dispensés par les centres d’amitié ont évolué pour mieux répondre à cette mission. Ayant commencé avec des services d’hébergement et de repas, ces centres ont offert avec le temps un véritable continuum de services, de la périnatalité à la mort. Au Québec, si on additionne tout ce que les centres peuvent offrir, on dénombre environ soixante-dix services.

Portes ouvertes

C’est une « approche culturellement pertinente » centrée sur l’empowerment qui distingue les centres d’amitié des services offerts dans le réseau de la santé et des services sociaux au Québec. Cette approche holiste vise le développement de l’autonomie des personnes par un accompagnement, qu’elles soient Inuits, issues des Premières Nations ou même, non-autochtones. Cette politique de « portes ouvertes » stipule que toute personne qui se présente au centre d’amitié a le droit de recevoir un service sans égard à son statut au terme de la loi, son lieu de résidence ou sa nation d’origine. Par exemple, au Centre d’amitié autochtone de Sept-Îles, où la population est composée majoritairement d’Innus, un Atikamekw de passage peut se présenter et recevoir un service pertinent. Il ne s’agit pas seulement d’offrir un service individuel, mais d’accompagner la personne en considérant sa famille et sa communauté, comme cela s’est toujours fait chez les peuples autochtones.

La programmation de services couvre l’ensemble de la vie des personnes. On ne travaille pas en silos et la programmation est multisectorielle. L’intervention se fait dans les domaines de l’éducation, de la santé, des services sociaux et de la réinsertion professionnelle. La spiritualité est aussi une dimension importante. Par exemple, pendant qu’on intervient en périnatalité avec une maman, le papa peut recevoir des services de guérison par rapport à une expérience traumatisante vécue en lien avec les pensionnats indiens. Les centres essaient aussi d’intégrer les aînés dans les activités avec les jeunes au sein du programme préscolaire autochtone pour les 0-6 ans. Cela favorise la transmission de la culture autochtone malgré la rupture culturelle produite par la période des pensionnats. Le volet jeunesse est aussi omniprésent dans les centres et transcende tous les secteurs. Dans le contexte démographique actuel d’une forte natalité, une véritable transformation des rapports sociaux ne sera possible qu’en formant les jeunes.

Par-delà ces services, les centres d’amitié sont des espaces démocratiques qui permettent aux citoyens autochtones dans la ville de venir débattre et exprimer leurs préoccupations. Les conseils d’administration sont formés par des Autochtones et, à chaque année, une assemblée générale annuelle ouverte à tous permet de délibérer sur les orientations à adopter collectivement. Par exemple, quelqu’un qui n’a aucune scolarité peut venir siéger à un conseil d’administration, recevoir de la formation et, après quelques années d’implication, se dire « je suis capable d’aller siéger ailleurs, de débattre et de prendre des décisions bien réfléchies ». Cette personne n’aura pas davantage de scolarité, mais cette expérience pourra malgré tout faire une grande différence dans sa vie et celle de sa famille.

On voit souvent des gens qui arrivent en ville avec de « faibles compétences en employabilité ». Les Autochtones, favorisés à l’embauche dans les centres, peuvent occuper une tâche « x » et, avec de la formation continue et de l’encadrement, ils peuvent éventuellement devenir cadres dans un centre d’amitié. Cet impact social est difficile à quantifier, mais il semble qu’autant pour sa famille que pour les centres d’amitié, il se traduit par la capacité à prendre des décisions, convaincre, argumenter et être actif comme citoyen. Comme entreprises d’économie sociale, les centres d’amitié représentent le principal employeur d’Autochtones en ville au Québec. Les Autochtones en milieu urbain n’ont pas seulement besoin de services; ils sont un moteur économique et social pour la ville elle-même. Ces centres permettent d’agir sur les préjugés à leur égard et de changer leur image.

Préjugés et partenariats

La discrimination envers les Autochtones est très enracinée en ville. Il y a 40 ans que les centres d’amitié existent au Québec et, par rapport à la discrimination, nous avons le sentiment que plus ça change, plus c’est pareil. Le principal défi aujourd’hui pour améliorer la qualité de vie des gens, c’est qu’ils soient capables de s’affirmer comme citoyens autochtones dans la ville, d’être reconnus en tant que tels et d’avoir la fierté qui permet de revendiquer de meilleures conditions socioéconomiques.

Les défis changent d’échelle. Par exemple, par rapport au logement, on s’aperçoit que s’il y a des logements disponibles, les gens y sont mal en raison de leur pauvreté. Ils vont habiter des logements insalubres ou surpeuplés. À Lanaudière, les familles Atikamekw rencontrent des difficultés pour trouver un appartement. Comme ils ont tendance à rouler leur « r » lorsqu’ils parlent, les propriétaires peuvent les identifier au téléphone et, lorsqu’ils appellent pour trouver un logement, leur répondre qu’il est déjà loué. Cependant, si on repasse trois jours après devant le logement, il y a toujours une pancarte annonçant sa disponibilité. Cette situation est courante, surtout que dans quelques villes, le taux d’inoccupation est autour de 0.01%. Certaines nations autochtones subissent davantage cette discrimination en raison de leurs conditions sociales. La pauvreté ajoute à la marginalisation. Des pratiques discriminatoires se vivent aussi parfois entre nations, ce qui s’explique dans un contexte historique et juridique où la Loi sur les Indiens a cherché à « diviser pour mieux régner ». On se rend donc compte qu’il faudra offrir de la formation sur les droits des Autochtones en ville, parce qu’ils ne les connaissent pas. Quand tu n’as pas l’impression que tu as des droits ou que tu ne les connais pas, des situations scandaleuses ont lieu. Il faut impliquer les citoyens, les sensibiliser à leurs droits et les accompagner dans leurs recours pour espérer avoir un impact sur leurs conditions de vie.

Même si plusieurs centres d’amitié sont très bien implantés dans leur ville et ont su développer de grands partenariats, il y a encore des défis de cohabitation harmonieuse. Beaucoup de traces de racisme et de discriminations se reflètent au niveau des conditions de vie des Autochtones. À Sept-Îles, dans le cadre de la Semaine d’action contre le racisme tenue en mars dernier, le centre d’amitié avait organisé une grande marche dans la ville qui a mobilisé plus de deux cent cinquante personnes et à laquelle ont participé conjointement le maire de la ville de Sept-Îles et le chef de la communauté Uashat Mak Mani-Utenam. Suite à cette marche, le centre a invité les participants à poser leurs empreintes dans sa vitrine, pour signifier le rapprochement entre les peuples. Un mois plus tard, des autocollants propageant des propos haineux à connotation raciste envers les Autochtones ont été apposés sur cette vitrine. Le RCAAQ a dénoncé cet acte de racisme et déposé une plainte officielle à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse pour fins d’enquête. Après 40 ans, on se rend compte que de grandes luttes sont encore à mener pour arriver à une société juste et équitable. La mission du RCAAQ comprend la défense des droits des Autochtones en ville, en plus de supporter les centres d’amitié dans l’atteinte de leur mission. Nous faisons beaucoup de représentation afin d’accroître notre visibilité, par exemple, aux commissions parlementaires et dans les débats publics. Nous nous sommes associés à différents partenaires de la société civile pour trouver un appui dans nos luttes. Nous travaillons notamment avec le Chantier d’économie sociale, la Confédération des syndicats nationaux, l’Institut du Nouveau monde, les carrefours jeunesse-emploi, l’Union des municipalités du Québec et l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador. C’est ainsi que nous pourrons être influents et avoir un impact sur les préjugés et la discrimination.

Citoyennes

Comment peut-on être citoyen d’une ville tout en demeurant citoyen autochtone ? Toutes les deux, nous avons passé la majeure partie de nos vies en ville, mais nous nous sommes toujours définies d’abord comme des femmes des Premières Nations. Les liens avec les communautés sont très forts en ville. Dans cet environnement, nous n’avons jamais perdu notre identité autochtone, ce qui ne nous empêche pas d’être citoyennes de la ville au même titre que les autres habitants. La fréquentation des centres d’amitié nous a donné le goût de mettre nos connaissances à l’œuvre pour la cause autochtone. Dans ce mouvement, toutes les personnes qui travaillent ou sont bénévoles dans les centres ou pour le regroupement se considèrent comme des militantes. Les gens portent la cause, y croient et la défendent aussi en-dehors des heures de travail. Cela est novateur parce que ce terme n’est pas souvent entendu en milieux autochtones. Nous pensons que ce mouvement des centres d’amitié aura un impact positif sur le bien-être de tous et avons présentement le sentiment de contribuer à l’émergence d’une société civile autochtone.

Références

RCAAQ (2009). Évaluation des besoins en matière de services psychosociaux du mouvement des centres d’amitié autochtones du Québec, Wendake. Disponible en ligne à http://www.rcaaq.info/pdf/besoins_services_psy.pdf