Mémoires vives

Au menu aujourd’hui, escalopes de porc, spaghettis ou quiche lorraine, avec un accompagnement de légumes frais et de salade de carottes, une entrée de soupe aux pois et un dessert au choix. Deux heures avant le repas, la salle à dîner grouille déjà de vie. Pendant que les cuisiniers et cuisinières s’activent pour la préparation du repas, certaines personnes commencent à jouer aux cartes, lire leur journal ou discuter des dernières élections. Plusieurs y viennent tous les jours de la semaine, du lundi au vendredi, pour manger un repas complet et briser l’isolement qu’elles vivent chez elles. D’autres fréquentent cet espace une seule fois par semaine, venant surtout participer à « l’immanquable » bingo du mercredi après-midi ! Nous sommes à la salle à dîner communautaire des aînés, un service unique qui existe depuis une vingtaine d’années au sein du CSSS Jeanne-Mance, sur la rue Visitation. Tous les midis de la semaine, les personnes âgées à faible revenu peuvent s’y rendre pour manger un repas de qualité à bas prix et socialiser. Cet espace représente une porte d’entrée vers les services sociaux et de santé, et permet de maintenir un lien avec des personnes qui vivent des situations de pauvreté et d’isolement, dans une optique de prévention.

Aujourd’hui, la routine des personnes est « bousculée » par l’arrivée d’une trentaine d’étudiants du Cégep du Vieux-Montréal qui, un peu nerveux, viennent présenter le fruit de leurs réflexions autour de la jeunesse. Dans le cadre de leur travail de session dans un cours de sociologie, ils se sont intéressés aux différences et aux ressemblances entre la jeunesse d’hier et celle d’aujourd’hui, ainsi qu’aux principaux changements qui ont transformé l’expérience de la jeunesse dans les dernières décennies. Leur présentation est d’autant plus stressante que leurs constats sont issus, entre autres, d’entrevues réalisées avec des personnes âgées qui fréquentent la cafétéria.1 Il n’est pas évident de faire un retour devant les personnes qu’on a interviewées : se reconnaîtront-elles dans les constats ? Avons-nous bien respecté leur parole ? Le silence se fait dans la salle et la première équipe s’avance. Certaines personnes continuent à jouer aux cartes ou à placoter dans un coin, en tendant l’oreille de temps à autre, alors que d’autres s’approchent pour participer de plus près à l’activité ; une véritable dynamique de classe s’installe, les étudiants étant cette fois-ci à l’avant.

L’âge d’or

Avec les odeurs du repas qui mijote doucement derrière, les étudiants se relaient à l’avant pour faire part de leurs constats. Les thèmes de la religion, de l’éducation, de la délinquance se succèdent d’abord, entrecoupés des réactions des personnes présentes dans la salle. Alors que le niveau de décibels commence à grimper, le thème de la sexualité suscite un silence monastique, suivi d’un échange animé. Puis, l’activité se termine autour des thèmes de la musique, de la famille, des technologies et des valeurs, sur un fond d’estomacs qui commencent à gargouiller.

De l’ensemble des présentations, il est possible de dégager trois visions différentes des changements entre la jeunesse d’aujourd’hui et d’hier, chez les aînés rencontrés par les étudiants en entrevue. Pour un premier groupe de personnes, peu nombreuses, l’expérience de la jeunesse n’a pas changé en profondeur. Les thèmes abordés gravitent autour de la liberté, de l’ouverture d’esprit et des apprentissages, trois caractéristiques qui font de la jeunesse d’hier et d’aujourd’hui « l’âge d’or » de la vie, comme l’exprime cette personne : « ce sont les plus belles années de la vie… mais on ne le réalise que plus tard ». Ces personnes, qui sont en général moins âgées, ont raconté avec passion leur jeunesse, certaines ayant par exemple côtoyé les premiers mouvements étudiants au Cégep du Vieux-Montréal, et se réjouissent de constater la créativité des jeunes d’aujourd’hui et leur débrouillardise.

Pour une deuxième catégorie, l’expérience de la jeunesse a changé pour le mieux au cours des dernières décennies. Par rapport à la famille, ces personnes mettent en évidence le fait que la parole des jeunes est davantage considérée et respectée aujourd’hui. Il y aurait davantage de cohérence entre ce que les jeunes disent et ce qu’ils font. Auparavant, le trop grand encadrement des jeunes et de leur destinée dans les familles étaient perçus comme étouffants, amenant certains à se révolter et à s’éloigner de leurs proches. Une personne soulève également le fait que la violence familiale à l’encontre des jeunes était considérée comme un « problème privé », alors qu’aujourd’hui, l’État intervient davantage à cet égard, pour protéger les jeunes et leur avenir. Par rapport à la sexualité, ces personnes soulignent que la religion les « brimait dans leur liberté » : « C’était trop caché avant… c’était trop péché ». La sexualité serait aujourd’hui vécue de manière plus franche et libre. Enfin, on insiste sur les mouvements féministes et artistiques, ainsi que sur la diminution de l’emprise religieuse sur les vies pour expliquer l’émancipation des jeunes femmes, qui ont davantage de liberté, bien qu’il y ait encore « du chemin à parcourir ».

Le dernier type de discours va dans le sens d’une expérience de la jeunesse qui serait plus difficile aujourd’hui qu’auparavant. Ces personnes notent que si les jeunes se sont éloignés de la religion, ils l’ont remplacée par la consommation de masse, les médias et les technologies. Ainsi, les aînés questionnent l’hypersexualisation des jeunes et le rôle que jouent les médias et le marché à cet égard. Alors qu’avant, c’était trop « caché », aujourd’hui, ce serait trop « présent » et les jeunes n’auraient pas véritablement gagné en liberté. Les jeunes seraient également sous l’emprise des nouvelles technologies (iPod et compagnie), ce qui les éloignerait des personnes qui ne sont pas « branchées », notamment les personnes plus âgées. Selon ces personnes, les valeurs d’entraide, de partage et de respect qui structuraient les rapports à leur époque ont cédé la place à des valeurs plus individualistes. Les jeunes seraient davantage « égocentriques » et certains manqueraient de « savoir-vivre ». De plus, « la famille que les jeunes adultes fondent serait souvent plus importante que la famille où ils sont nés », ce qui s’accompagnerait d’un délaissement de leurs parents âgés. « Aujourd’hui, c’est bien différent… », disent-ils.

D’après les étudiants, le regard porté par les aînés rencontrés sur la jeunesse d’aujourd’hui comportait plusieurs aspects péjoratifs. Cela peut possiblement s’expliquer par le fait que les personnes qui fréquentent la cafétéria vivent pour la plupart des situations d’isolement ou de délaissement par leurs proches. D’une part, les personnes rencontrées ont en général affirmé avoir peu de contacts avec les jeunes, ce qui peut contribuer à renforcer les frontières. Mais surtout, leur expérience actuelle témoigne en elle-même d’un oubli collectif des aînés et d’un refoulement constant vers la marge, dans une société qui mise démesurément sur la performance, la réussite individuelle et l’éternelle jeunesse. Ces valeurs stigmatisent les personnes qui n’atteignent pas les normes de productivité. En vieillissant, les personnes sont particulièrement susceptibles d’exister sous une étiquette « d’improductifs » qui masque leur histoire et leur contribution à la construction de la société d’aujourd’hui. Cela est d’autant plus tangible chez les personnes en situation de pauvreté, dont la faiblesse des revenus limite les possibilités d’avoir des activités sociales, de recevoir leur famille et leurs amis, et d’exister autrement que comme « vieux ». On peut penser que ce regard négatif porté sur la jeunesse d’aujourd’hui témoigne dans les faits de maux plus grands, soit une mise à l’écart et un oubli collectif des aînés, particulièrement ceux qui vivent en situation de pauvreté.

En rapportant la parole des aînés lors de cet évènement, les jeunes ont souhaité démystifier, contextualiser ou nuancer certains éléments, en s’appuyant sur la littérature scientifique ainsi que sur leur propre expérience comme « jeunes ». Suite aux présentations, certains aînés ont eux-mêmes pris la parole pour questionner ce regard négatif que plusieurs portent sur les jeunes. Par exemple, une femme s’est levée pour partager son expérience d’implication dans un organisme, où elle côtoie plusieurs jeunes qui partagent ses valeurs d’entraide et de solidarité. Elle a affirmé ne pas reconnaître ses collègues dans ce regard négatif sur la jeunesse ; elle ne se dit pas inquiète par rapport aux jeunes d’aujourd’hui, mais plutôt remplie d’espoir.

Par rapport aux jeunes qui consomment dans les parcs environnants ou qui commettent des actes de délinquance (étiquetés comme « paresseux » ou « dangereux »), un homme a souligné que plusieurs jeunes en difficulté sont laissés à eux-mêmes, la famille ayant perdu en importance. Pour ces derniers, « le seul moyen pour vivre est de vendre de la dope » et il manquerait de ressources pour les aider à s’insérer sur le marché du travail. Un autre homme a souligné que le diplôme avait gagné en importance et que les jeunes qui quittent l’école sont aujourd’hui perçus comme des « décrocheurs ». Cet homme a témoigné du fait que s’il avait cessé l’école après son primaire, il n’avait jamais été étiqueté comme un « décrocheur » et avait réussi à travailler toute sa vie dans un domaine qui l’intéressait, avec de bonnes conditions. Le fait de quitter l’école n’était pas mal perçu, puisque c’était souvent pour aller aider les parents à tenir la ferme ou un commerce.

Jeu de miroirs

C’est dans les rues de Paris, au pied du Montmartre, qu’a fleuri cette idée de créer un moment de rencontre entre des étudiants du cégep et des personnes fréquentant la cafétéria des aînés. L’Atelier international de recherche et d’action sur les discriminations et les inégalités2 organisé par le CREMIS venait de se terminer et ce moment avait été l’occasion de nouer de nouvelles relations entre étudiants, intervenants et chercheurs, ainsi que de brasser plusieurs idées. L’un, enseignant au cégep, avait constaté dans ses cours la volonté de plusieurs étudiants de changer les rapports et les structures producteurs d’inégalités, sans toutefois savoir comment s’y prendre. L’autre, auxiliaire familiale et sociale, remarquait dans sa pratique l’importance pour plusieurs aînés de pouvoir se raconter et jaser avec elle, particulièrement chez ceux dont sa visite était la seule durant la semaine. Enfin, la dernière, agente de recherche au CREMIS, avait constaté, dans un projet sur les conditions de logement des personnes âgées en perte d’autonomie, que plusieurs personnes sur le territoire se retrouvaient dans une situation de confinement dans leur petit logement, dans des conditions de vie précaires.

C’est au croisement de ces trois expériences qu’a pris racine ce projet, afin de créer un moment de rencontre entre des étudiants du Cégep du Vieux-Montréal et des personnes âgées qui habitent dans le quartier, d’amener les étudiants à participer à une expérience de changement social, à petite échelle, et de réfléchir sur ce que vivent les jeunes d’aujourd’hui en comparant leur expérience à celle des aînés lorsqu’ils avaient leur âge. Le projet Mémoires vives s’est voulu une expérience sociologique « dans le monde », en-dehors des murs de l’institution d’enseignement. Cette activité aura été l’occasion pour les jeunes de réfléchir à ce qu’ils vivent à travers le regard porté sur eux par une autre catégorie de la population mais aussi, pour les aînés, de réfléchir à leur rapport aux jeunes en les écoutant rapporter leur propre parole. Ce qui se dégage de ce « jeu de miroirs », c’est une expérience collective de déconstruction des préjugés de part et d’autre, et l’amorce d’une reconstruction de rapports de rapprochement entre ces deux générations. On pouvait lire dans les yeux des « habitués » de la cafétéria que la venue de ces étudiants était la bienvenue. Certains ont partagé leur fierté de participer à cette activité, puisqu’il s’agissait à leur connaissance de la première fois qu’une telle initiative se déroulait à la cafétéria.3

Notes

1 : Le groupe d’étudiants a été scindé en deux afin de ne pas surcharger la cafétéria. L’échange s’est donc étalé sur deux journées différentes et au total, 15 personnes ont été rencontrées en entrevue. Dans la majorité des cas, chaque personne âgée était jumelée à deux étudiants. Chacune des équipes avait préparé des questions sur des thèmes qui les intéressaient particulièrement, mais toujours au sujet de la jeunesse des personnes et des changements qui ont transformé l’expérience de la jeunesse. Chaque discussion s’échelonnait sur plus ou moins une heure. Afin de rendre ces rencontres des plus conviviales, plusieurs étudiants avaient pris la décision de dîner à la cafétéria.

2 : La onzième édition de cet atelier international s’est déroulée à Lille en octobre 2010. L’atelier a réuni étudiants, intervenants et chercheurs durant dix jours pour réfléchir sur les thèmes des identités stigmatisées et des discriminations.

3 : Les rencontres entre les étudiants du cours de sociologie et les personnes de la cafétéria n’auraient pas été possibles sans l’ouverture d’esprit de plusieurs personnes. Ainsi, nous tenons à souligner le travail de Lynda Blanchard, pour sa disponibilité et pour l’accueil qu’elle a réservé aux étudiants du Cégep du Vieux-Montréal. Merci également à Geneviève Boyer, du CSSS Jeanne-Mance, qui a soutenu cette activité dès le départ. Enfin, nous tenons à remercier la direction des études du Cégep du Vieux-Montréal, plus précisément Caroline Roy.